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L’automne de la presse du patriarche : l’assassinat du « Doustour »

Publié le 18 octobre 2010 par Gonzo

L’automne de la presse du patriarche : l’assassinat du « Doustour »Les autorités égyptiennes préparent à leur manière les prochaines échéances électorales (élections législatives d’ici la fin de l’année, puis la présidentielle en 2011). En quelques semaines seulement, l’horizon de la liberté de la presse s’est brutalement assombri. Un changement de climat qui signifie que le « camp du business » (comprendre : les milieux d’affaires qui gravitent autour du pouvoir) est en train de reprendre la main dans la bataille pour la succession.

Salué – et fortement encouragé par le gouvernement Bush – le « printemps cairote » risque donc de faire long feu (en anglais, utile mise en perspective proposée par Issandr El Amrani, l’animateur de The Arabist). En effet, l’Egypte a connu depuis 2005 une incontestable ouverture médiatique, avec la création d’un certain nombre de quotidiens non-gouvernementaux tels que Al-Fajr, Al-masri al-yom ou encore Al-Shurûq (propriété de l’éditeur Ibrahim al-Moallem إبراهيم المعلم), mais aussi grâce à l’essor du secteur télévisuel privé, notamment à la Cité des médias (مدينة الإعلام) et plus encore à la faveur d’une blogosphère particulièrement active et politisée.

Aujourd’hui, la plupart des observateurs considèrent que le brutal « assassinat du Doustour » (Mohammed Khair, entre autres, en arabe) a également pour objectif de faire comprendre que les voix dissidentes ne seront plus guère tolérées par le pouvoir. Affaibli, ce dernier n’en reste pas moins bien décidé à gagner, coûte que coûte, la bataille de la succession qui doit lui permettre d’instituer une nouvelle « républarchie » locale (جملوكية) où le fils – Gamal – succèdera au père, Hosny.

L’automne de la presse du patriarche : l’assassinat du « Doustour »
Création d’une figure exceptionnelle de la presse arabe, le destin du Doustour (الدستور : la constitution) symbolise à la fois le courage et les limites du « quatrième pouvoir » sur les rives du Nil. Ibrahim Issa (إبراهيم عيسى), personnage haut en couleur à mi-chemin entre Michel Charasse (pour les bretelles !) et Jean-François Kahn pour le mordant, a créé en 1995 ce quotidien basé à Chypre pour contourner les lois interdisant de fait à l’époque la création de journaux sur le territoire égyptien. Trois ans après, l’aventure prenait fin à la suite d’une interdiction de diffusion sur le territoire égyptien. (Elle allait pourtant continuer quelque temps via internet, une des première manifestations importantes dans la région du contournement de la censure officielle grâce aux nouvelles technologies.)

L’expérience a repris sur le sol égyptien en 2005, à la faveur de la libéralisation des médias fortement « recommandée » à l’époque par l’équipe du président Bush, désireuse de redonner quelques couleurs démocratiques à un de leurs principaux alliés dans la région. Devenu un des principaux organes de l’opposition, le Doustour, sous l’impulsion d’Ibrahim Issa, a formé toute une génération de jeunes professionnels qui tranchent avec le style de la presse traditionnelle. A plus d’une reprise, le trublion des médias égyptiens a essuyé les foudres du pouvoir : condamnation à un an de prison en 2006, finalement transformée en amende ; nouvelle condamnation à deux mois de prison en 2008, pour avoir osé s’interroger publiquement sur l’Etat de santé d’un « pharaon » par nature éternel ! (La condamnation sera finalement levée à la faveur d’un très paternel pardon présidentiel : bon résumé, en anglais, de ce parcours dans le blog de Baheyya.)

Assez représentatif de la déliquescence de la scène politique et médiatique locale, le scénario de l’assassinat du Doustour mérite d’être raconté. Fin août, on apprend que le quotidien a été acheté par un consortium d’investisseurs. Certes, figure en bonne place al-Sayed al-Badawi (السيد البدوي), le président du Wafd, un parti de l’opposition libérale qui s’est illustré notamment lors de la révolution nationaliste de 1919, mais certains se posent tout de même des questions quant aux conséquences de cette transaction pour l’indépendance du journal (article en arabe).

La suite des événements ne tarde pas à leur donner raison. Quelques semaines après cet achat, le président su Wafd, devenu également président du CA du quotidien, remercie brutalement Ibrahim Issa à qui il reproche d’avoir publié une contribution de Mohammed El-Baradei, ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique et candidat potentiel à la prochaine présidentielle. Les médias locaux et panarabes relaient alors différentes accusations assez peu glorieuses sur les pratiques de l’ancien rédacteur en chef, que ses collègues soutiennent pourtant en occupant les locaux de leur journal. On apprend ensuite que Sayed al-Badawi a démissionné du Conseil d’administration du Doustour, et qu’il se lave les mains de toute l’affaire après avoir revendu ses parts à un autre actionnaire, Rida Edward (également membre du Wafd). Dans un milieu qui en a pourtant vu d’autres, l’affaire fait grand bruit et quelques figures prestigieuses du Wafd, à commencer par le poète Fouad Nagem (فؤاد نجم , l’ancien parolier du chanteur Cheik Imam) démissionnent avec fracas du parti (article en arabe).

Certains quittent le Wafd mais d’autres arrivent, tel Amr Adeeb (عمرو أديب), pourtant associé aux cercles du pouvoir (y compris par ses liens familiaux : détails toujours chez Baheyya ). Une nouvelle fois, l’affaire est assez tordue car, depuis la mi-septembre, la chaîne Orbit (à capitaux saoudiens) ne peut plus émettre depuis l’Egypte en raison de propos tenus à l’antenne par le célèbre journaliste, même si on parle officiellement d’un problème financier. Mais alors qu’Adeeb n’a cessé de proclamer sa fidélité à Orbit, il commence à se dire désormais qu’il prendrait une nouvelle émission sur Al-Hayat, une chaîne récemment lancée par… al-Sayyed al-Badawi, l’homme du parti Wafd justement !!!

Si l’on sait depuis longtemps que l’Egypte n’a rien à apprendre de personne sur le plan des relations incestueuses entre le pouvoir, l’argent et l’information, introduire un parti d’opposition pour garantir la reprise en main du secteur médiatique est tout de même le signe d’une imagination particulièrement fertile ! La tradition autoritaire est tout de même sauve puisque ces montages sophistiqués s’accompagnent de mesures beaucoup plus classiques : interdiction de filmer les débats judiciaires (qui avaient tendance ces derniers temps à mettre en évidence les frasques des amis du pouvoir), fermeture de chaînes télévisées pour d’obscures raisons plus ou moins administratives (Al-Khalijiyya, Al-Hafez, Al-Sihha wal-Jamal, Ennas : étrange association de chaînes commerciales et religieuses…), nouvelle régulation pour les sociétés sous-traitant depuis Le Caire, l’envoi de reportages retransmis par les chaînes d’information installées loin de la capitale dans la cité des médias… Et voilà que deux opérateurs de satellite, Nilesat et Noorsat, révèlent la signature d’un mémorandum commun qui rappelle étrangement les termes de la « charte de bonne conduite » tellement désirée par Le Caire il y a quelques mois… Une décision qui tombe à point nommé car le ministère des Communications avait annoncé, fin septembre, qu’il avait l’intention de se montrer vigilant sur la bonne application des règles de fonctionnement au sein de la cité des médias !…

Si l’on ajoute que le sort d’Ibrahim Issa est peut-être celui qui attend Hamdi Qandil, toujours sous la menace d’une plainte déposée par le ministère des Affaires étrangères en mai dernier, ou même Alaa El-Aswani, le romancier de L’immeuble Yacoubian, dont les chroniques, dans le quotidien « indépendant » Al-Shurûq passent de plus en plus difficilement, on voit que l’automne du patriarche à la tête du pays depuis un bon quart de siècle risque fort d’être également celui de la presse égyptienne.


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