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"Le premier mot" selon Vassilis Alexakis (entretien)

Par Pmalgachie @pmalgachie

Vassilis Alexakis a publié récemment un roman beau et fort, Le premier mot. Il envoie une femme, la sœur d'un universitaire qui vient de mourir - Miltiadis - à la recherche des origines du langage articulé. Et rend cette quête passionnante grâce à la manière dont il installe ses personnages dans une fiction. J'ai écrit un article sur cet ouvrage, accompagné d'un bref entretien dont voici l'intégralité - parce que vous le valez bien, comme on dit...
Avez-vous eu le désir de connaître Le premier mot? Est-ce que cela vous travaillait?


Oui. Je suis même étonné d’avoir tant tardé à avoir eu cette idée. Vous savez, je me suis installé en France à l’époque des colonels, j’ai écrit en français et travaillé comme journaliste de langue française. Après la dictature, je suis revenu au grec puisque mes livres pouvaient paraître en Grèce aussi. Et j’ai passé ma vie dans les dictionnaires. Ce sont mes livres de chevet. Il était donc assez naturel que j’aie ce besoin de savoir: au fond, tous ces mots innombrables que j’ai vu défiler devant mes yeux, d’où sont-ils partis? Et pourquoi est-ce qu’on a commencé à parler? Et qu’est-ce qu’il est impossible de dire sans le langage articulé, puisqu’on peut s’exprimer par des cris ou avec les mains? Et quelles sont ces choses mystérieuses qui ont nécessité la création du langage articulé? Donc, effectivement, j’étais très curieux. Et j’ai eu peur, à un moment, qu’on le connaisse, ce premier mot. Qu’on me dise: en fait, le premier mot, c’était cela et il voulait dire telle chose. Heureusement, on ne le connaît pas. Donc il y avait lieu d’écrire un roman.


C’est un roman dans lequel il y a beaucoup de savoir. N’était-il pas difficile d’intégrer toute cette science à un roman?


C’était une très grande difficulté. C’est le roman, c’est la littérature qui m’intéresse, plus que les langues, plus que le reste. Le problème était d’arriver, dans un roman, d’une façon simple et naturelle, à englober toutes ces connaissances, toutes ces découvertes, etc. Mais, au fond, c’était moins compliqué que je ne le craignais au début. Parce qu’il fallait, évidemment, inventer les personnages, et les inventer de telle façon qu’ils soient romanesques, c’est-à-dire qu’ils participent à la fois à l’enquête et au roman. Comme exemple de ce mélange des deux aspects du livre, je citerais le personnage de la jeune fille sourde. Elle est très importante pour le livre. Elle a son histoire, ses drames, ses rêves, etc. En même temps, elle incarne un peu cette période de notre préhistoire où, d’après les linguistes, les paléontologues, etc., nous nous exprimions exclusivement par nos mains. Donc cette période de l’humanité, essentielle pour l’enquête sur le premier mot, est incarnée par un personnage qui va, qui vient, qui fait la cuisine, qui fait du théâtre, qui tombe amoureux, qui perd son père, etc. Vous voyez, pour chaque chose, il fallait trouver le personnage, ou alors les circonstances qui rendent cette exploration romanesque.


Il fallait aussi que le narrateur ne soit pas Miltiadis, parce qu’il était trop savant pour le lecteur?


Il fallait que tout cela soit dit très simplement, justement parce que le sujet est savant. Il me fallait un personnage qui ne soit pas une femme savante, puisque c’est une femme qui raconte. Et qu’elle ait toutes les difficultés qu’aurait chacun à mener cette enquête, et que j’ai eues moi aussi à la mener. Si vous voulez, je suis redevenu étudiant pendant les deux années où je faisais le livre. Il y a une joie extraordinaire à apprendre des choses nouvelles. La curiosité, je l’ai éprouvé, était un moteur fondamental. J’ai eu, en gros, une chance inouïe de pouvoir entendre – parce que j’ai vu beaucoup de monde pour faire le roman – tous ces gens me parler du cerveau humain, des premiers pas de l’humanité, du langage des bébés, parce qu’on pense que les premiers hommes qui ont parlé ont dû le faire un peu à la façon des bébés qui commencent à articuler, qui cherchent à fabriquer quelque chose qui ait un sens… Donc, d’une certaine manière, c’était un livre très difficile à faire pour garder un équilibre entre le roman et l’enquête. Et en même temps, à cause de cette difficulté qui m’a énormément stimulé, c’était un livre plus facile à faire, par rapport à un livre d’apparence facile. Je suis arrivé à ce paradoxe que les livres difficiles sont plus faciles à faire que les livres faciles…


Il y avait beaucoup de choses à dire…


Oui. Mais, comme vous avez pu le constater, tout cela est raconté d’une façon très simple. Et on ne parle évidemment pas que du premier mot dans le livre, même si c’est le thème qui revient. Il fallait que cette enquête ait un fondement romanesque très puissant pour qu’elle soit plausible. Il fallait bien une mort et la promesse faite à un frère disparu pour que la sœur se lance à la fois dans cette enquête et dans l’écriture, puisqu’elle n’a jamais écrit de sa vie.


La sœur de Miltiadis, qui est donc la narratrice, n’a-t-elle pas de nom?


Vous êtes très observateur. C’est tout à fait volontaire. Je pense que les personnages de roman n’ont pas nécessairement besoin de nom. Comme c’est la narratrice et un peu moi, je me suis dit: non, ce n’est pas la peine de lui donner un nom. On va traverser le livre, la sœur va vivre très bien sans nom. C’était un peu un défi de faire vivre quelqu’un et de le rendre tout à fait crédible pour le lecteur, puisque c’est quand même elle qui mène tout le roman, sans lui donner de nom. Je ne suis pas sûr que tout le monde l’a remarqué.


La sœur de Miltiadis fabrique des petits bateaux. Le bateau est-il un symbole du passage?


Oui, d’une certaine manière, le bateau est le passage sur l’Achéron, le fleuve entre les vivants et les morts. Tout le livre est un voyage infini sur une rivière qui sépare deux mondes. Le bateau, pour moi, c’est aussi la Grèce. C’est mon voyage, mon départ de Grèce. Je suis parti en bateau du Pirée. A un moment, il est question du mot nostalgie qui a été créé de toutes pièces par un Suisse…


… Mais à partir du grec…


… Oui, à partir du grec, mais c’est une création d’un médecin suisse. Et au fond, mon idée, c’était que l’on donne le nom de ce médecin à une rue du Pirée d’où je suis parti à l’époque des colonels. Ma vie a été forcément marquée par cet événement et elle a changé radicalement depuis lors. Donc le bateau, c’est tout cela. C’est un passage entre les morts et les vivants, entre le silence et les mots aussi. Parce qu’on peut penser que le premier mot a rompu un silence très ancien, de plusieurs centaines de milliers d’années.


De chercher les liens communs entre les langues, ce qui les unit à partir de cette première racine, cela vous amène à parler de l’autre, de la peur de l’autre, du rejet, du repli sur soi, et donc de politique française…

Oui, le livre a un aspect qui colle assez bien à l’actualité, parce qu’il dit le contraire de toutes ces politiques nationalistes, xénophobes, etc. Toutes les langues se connaissent, aucune n’est la propriété ou la création exclusive d’un pays. Les langues sont le produit d’un dialogue très ancien avec d’innombrables autres langues. Donc les langues nous enseignent le dialogue et pas du tout le rejet de l’autre. D’ailleurs, dans le livre, il y a un personnage qui rappelle que quand on suit avec bienveillance et attention une conversation dans une langue qu’on ne comprend pas, il y a de fortes chances pour qu’on comprenne quand même quelque chose. Même quand on croit ne connaître qu’une langue, sans le savoir, on en connaît plusieurs. Les autres langues sont présentes dans la langue qu’on parle. A des degrés divers, d’une façon ou d’une autre. Mais elles sont présentes. C’est l’esprit contraire à cette espèce de repli sur soi et de rejet de l’autre que pratiquent plusieurs Etats aujourd’hui et qu’on pratique en France en ce moment.


Pour terminer sur une note un peu plus légère, quand vous écriviez le livre, veniez-vous de découvrir le jeu de sudoku? Il est présent à plusieurs reprises…


J’avais commencé à jouer plus tôt. Et, pour faire le livre, j’ai dû m’enfermer pendant deux ans à Paris dans un studio que j’habite et qui ressemble tout à fait au studio de mon personnage. Simplement, je n’habite pas en face de l’Institut de paléontologie. Et, quand on est enfermé à ce point, on cherche des moments de paix où on n’est plus obligé de réfléchir au roman. J’ai trouvé que le sudoku était une très bonne solution, parce que ça me libérait de mes soucis de construction du roman pendant une petite heure. Depuis que j’ai terminé le roman, j’ai remarqué que mon intérêt pour le sudoku a singulièrement diminué.


Vous n’en avez plus besoin?

Non. Maintenant, j’ai besoin de trouver un autre sujet de roman et, peut-être que, quand j’aurai commencé à l’écrire, je vais reprendre ce jeu, qui est un jeu absurde mais qui a le mérite de nous faire oublier le reste pendant un moment.


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