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Russell Williams : la lâcheté du militaire

Publié le 23 octobre 2010 par Jlaberge
IDans un article remarquable, «La vertu et bonheur», la philosophe britannique Philippa Foot, décédée il y peu, abordait une question redoutable. La voici.
Russell Williams : la lâcheté du militaireUn nazi, du nom de Gustav Wagner, déclara, lors de son arrestation au Brésil où il s’était exilé : «j’ai été parfaitement heureux, et je ne pensais pas au passé.»(1) Gustav Wagner avait agi comme commandant dans les camps de la mort hitlériens. La question est la suivante : peut-on être heureux après avoir participé activement à l’extermination de milliers d’êtres humains? Le nazi n’éprouvait aucune honte et alléguait qu’il n’avait fait à l’époque que son devoir, celui consistant à épurer l’Europe d’êtres humains inférieurs, c’est-à-dire les juifs.
Le problème vient de ce que, d’une part, nous croyons avec raison que ce nazi était une mauvaise personne, malgré la soi-disante «noble mission» qui l’animait, de sorte que, d’autre part, il s’illusionnait en croyant être heureux. En somme, il y a une incompatibilité logique entre la méchanceté et le bonheur : un homme méchant ne peut être heureux. C’est du moins ce que soutient Philippa Foot, et elle a à mon avis parfaitement raison.
Certains rétorqueront toutefois que le nazi n’était pas une personne méchante car il a accompli excellemment sa «sale» besogne. On admet donc que ce nazi ait pu accomplir parfaitement son devoir mais qu’il se trompait quant à la cause pour laquelle il fit tant de mal. En somme, c’était une bonne personne, mais ses croyances à l’égard des juifs étaient complètement erronées.
Imaginons que Gustav Wagner ait contraint un des prisonniers juifs des camps de la mort à exécuter ses compatriotes captifs afin de sauver sa peau. Clairement, nous qualifierions de lâche ce prisonnier tortionnaire, même s’il exécutait admirablement sa funeste tâche.
Le même jugement s’applique à Gustav Wagner: ce fut un lâche, même s’il a su effectuer de «l’excellente besogne». Son jugement, c’est-à-dire ses croyances nazies, n’était pas fondé; il était naïf, il s’est laissé berner par la propagande nazie; d’autres Allemands comme lui, à l’époque, plus avisés, on parfaitement compris l’errance du nazisme et ont refusé de s'y engager au péril de leur vie.
Une personne courageuse se doit donc d’être aussi une personne avisée, c’est-à-dire prudente. En effet, comme l’écrit Peter Geach : «No courage without the other moral virtues : in particular, no courage without prudence.»(2) Le téméraire, par exemple, évalue mal le danger que comporte la situation; il est imprudent. De son côté, le lâche exagère le péril; lui aussi fait preuve d’imprudence ou de naïveté. Gustav Wagner était naïf et malavisé. C’est pourquoi son soi-disant «courage» n’est que lâcheté. Certes, il manifesta une grande détermination, beaucoup de zèle, de la résolution, tout ce qu’on voudra, mais assurément pas de courage.
L’homme courageux est donc forcément prudent, c’est-à-dire sagace. Aristote tient la vertu de prudence (phronèsis) comme la vertu par excellence. «Dès que l’homme a la prudence, il a toutes les autres vertus», écrit-il.(3)
II
Cela posé, venons-en au cas de l’ex-colonel des Forces canadiennes, Russell Williams. Le courage passe pour la vertu des militaires, mais il est clair que l’on peut être courageux ailleurs que sur le champ de bataille.
Lorsqu’on veut comprendre la conduite d’une personne, il convient de se rapporter à ses intentions. Il est difficile, voire impossible, de cerner les intentions de l’ex-colonel si ce n’est qu’il visait à satisfaire des fantasmes de puissance à caractère sexuel. Mario Larivée-Côté, sexologue clinicien, explique
On parle ici d’un sadique sexuel, d’un violeur et d’un tueur en série. Un fétichiste qui se travestit, qui, si l’on en croit les vêtements de jeune fille qu’il affectionnait, a aussi un côté pédophile…(4)
Le sexologue d’ajouter :
Ce qui l’excitait, c’était de tuer, de faire du mal, de sentir qu’il était tout-puissant face à sa victime. De sentir qu’il avait le droit de vie ou de mort sur elle ne faisait sans doute qu’augmenter le plaisir qu’il tirait de ses meurtres.
On pourrait penser que «l’ogre en sous-vêtements», comme l’a si bien baptisé Nathalie Petrowski (La Presse du mercredi 20 octobre), n’est que le mal pur et simple en chair et en os, de ce Kakos dont parle saint Augustin (La Cité de Dieu, livre 19). Pour Augustin, personne ne veut le mal pour le mal. Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, Russell Williams recherchait quelque «bien» par le biais de ses monstruosités criminelles : désir de puissance, satisfaction sexuelle, fétichisme, etc.
L’auteur des fameuses Confessions examine la possibilité de l’existence du mal en soi, indépendamment du bien. Impossible, concluait Augustin : le bien existe sans le mal, alors que le mal ne peut exister sans le bien. C’est la doctrine du mal comme absence du bien (privatio boni). Pour étayer sa thèse, Augustin considère l’existence d’un être fictif, Kakos (du grec, le mal (songeons à cacophonie, mieux à… caca)). Imaginons donc, demande Augustin, un être effroyablement méchant «qui peut-être à cause de son insociable férocité est dit ‘à demi-homme’ plutôt qu’homme.» . Or, que vise Kakos par sa méchanceté démentielle sinon quelque bien? Il souhaite sûrement un «repos à l’abri de toute importunité, de toute violence, de toute terreur» venant d’autrui. En somme, le plus vicieux des êtres appel de tous ses vœux la jouissance et la tranquilité. Le moins qu’on puisse dire c’est que Kakos est maladroit. Sa vie est misérable et, par suite, malheureuse. La vertu consistant à compatir avec ses semblables lui fait cruellement défaut.
Kakos est l’illustration tout crachée de ce monstre abominable qu’est Russell Williams. Ce qui s’applique au premier s’applique à l’autre. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’«ogre en sous-vêtements» fut incroyablement maladroit, de sortre qu'il est profondément misérable et malheureux. Il désira le bien; or, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il s’y est fort mal pris. C’est que, malgré tous ses soins méthodiques,  Russell Williams était foncièrement imprudent et malavisé. Ne confondons pas l'ordre maniaque qu'il prenait pour ses «trophées» avec la prudence et la sagacité. Il ne mesurait pas la souffrance inoui qu’il a infligé à ses victimes. En somme, il fut profondément «vicieux», incapable de la moindre vertu. L’ogre en sous-vêtements est un demi-homme; en d’autres termes : il est inhumain.
Jouir de la souffrance de ses vicitimes ne veut pas dire que l'ogre était heureux. Si, comme le croit Philippa Foot, le bonheur et l’humanité se mesurent au degré de vertu, Russell Williams est le plus malheureux et le plus inhumain des «hommes». Le vice principal de l’ex-militaire reste la lâcheté. Ce vice le conduisit à sa perte car, le vice contraire, c’est-à-dire à la témérité, le mena à perpétrer des crimes allant toujours un cran plus loin. Russell Williams fut un lâche car il n’eut pas le courage de soigner sa déviance.
La leçon que l’on peut tirer de ce funeste personnage ainsi que de ces sombres événements dont il fut l'auteur, c’est que la vertu joue un rôle capital dans la quête du bonheur. Aristote n’a de cesse de répéter qu’il faut s’éduquer à la vertu car elle constitue la chose plus désirable qui soit au monde. L'oeuvre de Philippa Foot n'aura pas été vaine.
____________
NOTES
(1) Cité dans Philippa Foot, «La vertu et le bonheur», in M. Canto-Sperber, La philosophie morale britannique, PUF, 1994, p. 134.
(2) Peter Thomas Geach, The Virtues, Cambridge, 1977, p. 160.
(3) Aristote, Éthique à Nicomaque, 1145a2.

(4) Cité dans La Presse du mercredi 20 octobre, p. A7.

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