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Avec le temps

Par Rose
Je l’avais pris en photo un après-midi d’été en compagnie de la « cafetière miraculée » (celle qui occasionna un intense brainstorming un dimanche à Berlin pour décider comment la transporter, accompagnée de ses tasses, soucoupes, pot à lait sans renoncer à flâner devant la East Side Gallery, puis qui effectua, tapie dans une valise, un superbe vol plané avant de gagner les soutes de l’avion du retour) ; le matin, les larmes coulaient sur les dernières pages du Portrait de Margaret Ogilvy par son fils, un livre d’une grande tendresse et drôlerie que James Matthew Barrie consacra à sa mère. Où l’on découvre des enfants tout entiers dévoués à apaiser la peine de celle qui perdit un fils, si parfait que l’auteur s’ingénierait toujours à tenter de compenser ce deuil. Margaret Ogilvy est le génie familier de la maison, liée à ses enfants par des rapports malicieux, feignant de ne pas se passionner pour les romans de Stevenson pour ne pas blesser son écrivain de fils, tâchant de contourner comme une enfant maligne les interdits posés par ses enfants si soucieux de sa santé. C’est ainsi que l’imagine encore le narrateur lorsqu’elle disparaît, sous les traits de la petite fille qu’elle fut, portant à travers les prairies son pique-nique à son père. Il ne cache pas la part qu’elle prend dans son inspiration, c’est à partir des souvenirs maternels qu’il compose ses premières chroniques, et sa mère croit bien rouler l’éditeur en lui vendant ces récits locaux qui lui paraissent indignes de devenir littérature… Nous devons cette douce lecture à Céline-Albin Faivre, c’est-à-dire à Holly, qui ne cesse d’œuvrer, ici en traduisant ce récit inédit en France, à la (re)découverte des œuvres de Barrie…
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C’est au souvenir d’un article d’Holly encore que je me précipitai à l’une des séances de Pique-nique à Hanging Rock, un film durablement hypnotisant de 1975 qui a sans doute été l’une des sources d’inspiration de Sofia Coppola quand elle a imaginé Virgin Suicides. Même caméra indiscrète et fascinée parcourant les chambres d’un pensionnat féminin où, un matin de Saint-Valentin au début du siècle, on s’écrit des mots d’amitié à jamais tout en nattant, tressant, serrant les liens des corsets, dans la blancheur des corsages et la candeur de l’adolescence. Même impression d’une troupe opaque de jeunes filles en fleurs, dont le visage emblématique est celui de Miranda, aussi belle qu’une déesse de Botticelli. Même fascination désespérée de la part de garçons qui voudraient les sauver, mais ne peuvent approcher leur secret. Le drame se noue lors d’une excursion au pied d’un pic rocheux qui semble attirer mystérieusement les jeunes filles ; le soir, trois d’entre elles, ainsi que l’une de leurs professeurs, demeurent introuvables… Même cruauté, même misère chez les jeunes filles qui restent, qui ne peuvent supporter la disparition de Miranda, comme s’il leur fallait renoncer à on ne sait quel espoir de bonheur et de pureté. Le monde d’après est celui de la bassesse et de la mort...
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Hasard ! coïncidence ! je repensai à Miranda et à ses amies évanouies cet après-midi après quelques pages de L’excursion des jeunes filles qui ne sont plus (Der Ausflug der toten Mädchen) d’Anna Seghers ; le propos est infiniment plus politique : Anna Seghers écrivit cette nouvelle en 1943-1944 alors qu’elle avait fui le nazisme jusqu’au Mexique. Elle y évoque le souvenir d’une excursion sur le Rhin, avec sa classe, mais se superpose à ces souvenirs lumineux la prémonition du destin des jeunes filles qu’elle aimait. L’adolescence y est encore montrée comme un paradis, l’âge de la tendresse (celle qui unit par exemple ses amies Leni et Marianne, l’une s’appuyant sur l’autre sur le bateau ou la recoiffant), de la tolérance et de l’altruisme (incarné par Gerda, qui s’éclipse pour soigner un jeune garçon), de l’amour inconditionnel (comme celui qui unit Marianne à Otto Fresenius – la classe de jeunes filles croise une classe masculine), du respect voire de l’adoration (pour l’une des institutrices, la jeune mademoiselle Sibel). Mais la narratrice double ce souvenir de l’évocation du destin des jeunes filles et de leurs amis : tous vont mourir, victimes de la Première Guerre Mondiale ou du national-socialisme, mais surtout toutes les valeurs qu’ils incarnaient se fracassent, certains renonçant à leurs idéaux au nom du pragmatisme, de l’ambition, d’autres fauchés par les bombardements, poussés au suicide par les dénonciations… C’est la désintégration d’une communauté idyllique par la haine et l’intolérance que peint Anna Seghers, évoquant de la même écriture à la fois sèche et nostalgique les bourreaux et les héros, cherchant à comprendre comment les beaux adolescents ont accepté la déchéance…
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