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Liban, 2010 (4/5) Créer l’illusion du réel

Publié le 25 octobre 2010 par Savatier

 Le 11 septembre 2001 a profondément modifié les habitudes touristiques mondiales et le Liban offre un exemple significatif des nouvelles tendances qui ont émergé depuis une décennie. Les voyageurs occidentaux, hésitent à s’y rendre – une hésitation motivée autant par le souvenir de la guerre soudaine de 2006 et les signes actuels d’instabilité que par des peurs beaucoup plus irrationnelles. A l’opposé, les touristes du monde arabo-musulman, en particulier ceux originaires du Golfe, voient dans le Pays du cèdre une destination privilégiée où ils peuvent trouver tout à la fois un patrimoine culturel et une grande variété de loisirs, généralement absents ou interdits dans leurs Etats d’origine.

Par ailleurs, on relève chez ces nouveaux touristes une démarche de plus en plus identitaire, laquelle s’oriente vers une recherche d’authenticité, de racines, la nostalgie d’une culture arabe riche et diversifiée qu’ils pensent perdue ou mise à mal par la mondialisation, souvent perçue comme une occidentalisation plus ou moins agressive. Cette quête d’authenticité et d’expérience culturelle liée à un passé imaginé comme quasi édénique, touche toutefois autant le monde occidental, ce que confirme la fréquentation croissante des monuments et surtout des écomusées, des villages typiques et des parcs de loisir à thème historique conçus comme des « Disneyland de la nostalgie ».

Au Liban, les sites archéologiques abondent. Cependant, les monuments liés à l’architecture arabe restent en nombre modeste ; on pourrait citer Deir el Kamar et ses bâtiments du XVIIIe siècle ou, naturellement, l’un des sites les plus importants, le palais de Beit Eddine, qui fut construit au début du XIXe siècle. Pour répondre à la demande spécifique des touristes, des initiatives se font donc jour, dont la plus singulière reste Assaha (traduisez : la Place), un « village » traditionnel construit de toutes pièces au milieu des années 2000 dans le quartier Sud de Beyrouth, bien loin du centre ville, de ses rues commerçantes et de sa vie nocturne.

Ce village, propriété de l’organisation caritative Al-Mabarrat, inclut, sur près de 11.000 m2, un musée, un restaurant et un hôtel haut de gamme. Le projet fut initié par un chef religieux chiite, Sayyed Mohammed Hussein Fadlallah (1935-2010). Le personnage demeure controversé en Occident, dans la mesure où il dénonça les ingérences américaines dans le monde arabe, soutint la cause palestinienne et la résistance contre l’occupation du Sud Liban. On pensa longtemps qu’il avait partie liée avec le Hezbollah et l’Iran. Cependant, les positions libérales qu’il prit, notamment concernant le respect de la pluralité religieuse, les questions sociétales et surtout le statut des femmes, le rendirent aussi populaire au sein des Musulmans non-intégristes et des intellectuels libanais que suspect aux yeux de Téhéran et des théocraties de la péninsule arabique. Aujourd’hui, son nom reste lié aux structures qu’il créa (centres d’accueil, nombreuses écoles, etc.) en faveur des orphelins et des enfants handicapés pour suppléer les carences du secteur public. Avec le complexe touristique Assaha, le religieux pensait – c’est la version officielle qui est couramment admise – trouver une source de financement supplémentaire pour ses œuvres caritatives.

Le projet semble avoir été inspiré par un ouvrage de l’écrivain libanais Anis Freiha publié à la fin des années 1950, Le Village libanais, une civilisation en voie d’extinction. L’auteur y prédisait la disparition du village traditionnel sous l’avalanche d’une modernité venue de l’Occident, disparition dont les conséquences devaient se traduire par l’annihilation d’une forme de vie spirituelle et de lien social, de traditions et de coutumes constitutives d’une identité. Il redoutait que se substitue un individualisme forcené au cœur d’une culture communautaire (au sens où l’entend le psychologue Gert Hofstede) qui avait été fondée sur le partage des joies et des peines, les comportements solidaires, mais aussi sur le sentiment, ancré dans chaque habitant, de se sentir responsable du respect des règles qui régissaient sa communauté au point d’intervenir pour corriger tout comportement déviant. Avec un manichéisme assez naïf, mais bien en phase avec un sentiment de nostalgie plutôt conservateur, Anis Freiha opposait le village, porteur de valeurs généralement positives, à la ville, cible de tous les reproches.

Il serait difficile de ne pas voir dans Assaha l’illustration de ces réflexions. Et si Alphonse Allais proposait plaisamment de « construire les villes à la campagne », l’esprit de ce complexe hôtelier et culturel reflète exactement l’intention inverse : construire un village traditionnel au centre d’une capitale, un lieu de mémoire dont le but social, pédagogique et touristique serait de témoigner d’un passé mythique révolu, de faire revivre une culture arabo-musulmane ancienne, en mettant l’accent sur ses valeurs et son mode de vie.

L’originalité du projet, conçu par l’architecte Jamal Makke, repose sur la construction, en faisant appel à des technologies modernes, d’un village nécessairement imaginaire à partir de matériaux d’époque et d’éléments recyclés. Ainsi, une grande partie des pierres, des tuiles, des poutres et autres boiseries provient de bâtiments anciens voués à la démolition. Pour la décoration intérieure, de nombreux objets anciens (roues de charrettes, poignards, panneaux de bois, fenêtres) ont été utilisés. Lorsque des éléments originaux faisaient défaut, on eut recours à des copies de qualité. Ce concept de recyclage, allié à des technologies de pointe, s’inscrit résolument dans la modernité, tandis que le résultat obtenu revendique son attachement à la tradition. Le résultat est assez saisissant et plonge le visiteur dans ce qu’Umberto Eco appelle « l’hyper-réalité », en d’autres termes la création ex-nihilo de vestiges d’une mémoire collective qui ne reflète pas nécessairement la réalité historique, mais qui la simule en fonction de l’idée préétablie d’une identité culturelle fantasmée.

Assaha questionne l’historien. En idéalisant le passé, en en offrant une vision romantique et assez stéréotypée, l’architecte crée habilement une illusion qui n’est pas sans rappeler celle qu’offraient au public européen les expositions coloniales, notamment celle de Paris, en 1931, où s’élevait un temple d’Angkor plus vrais que nature et des reconstitutions de villages africains en carton-pâte. Dans un tel contexte, quelle valeur doit-on accorder au « vrai faux », au « faux vrai », au pastiche réalisé avec talent, à une allégorie décorative séduisante, mais apocryphe ? La falsification qui crée l’illusion et privilégie le folklore – une réalité d’où le réel est absent – soutient-elle la quête d’identité culturelle ou la dessert-elle ?

Le succès commercial et financier du complexe Assaha semble apporter des éléments de réponse. Sans doute imaginé au départ pour attirer une clientèle musulmane plutôt conservatrice (on ne sert d’alcool ni dans l’hôtel, ni dans le restaurant) et chiite, il reçoit aujourd’hui des visiteurs libanais et étrangers de toutes origines et de toutes confessions. Sa politique de prix raisonnables permet au classes moyennes, voire populaires, en quête « d’authenticité » de venir y passer un moment et, en particulier, de visiter le musée où est exposée une foule d’objets usuels des siècles passés. La reconstitution de scènes villageoises, où des mannequins de cire figurent des artisans et des habitants dans leurs activités quotidiennes, ressemble peut-être à un « Musée Grévin de la ruralité » un peu naïf, mais cette forme de spectacle semble correspondre aux attentes du public.

Quant à l’hôtel au service impeccable, surtout fréquenté par une clientèle aisée, il pousse encore plus loin l’illusion et – curiosité qu’il convient de souligner – l’ouverture, a priori paradoxale, au monde en offrant une série de chambres dont chacune est décorée à la manière d’un pays étranger. On y trouve ainsi, outre une suite royale libanaise, des chambres anglaises, japonaises, toscanes, tunisiennes, marocaines, pakistanaises, indiennes, andalouses, yéménites, syriennes, etc. Dans une aile actuellement en travaux, on construit même une chambre… Pop Art ! Une telle diversité pouvait laisser craindre le pire : une succession de stéréotypes reposant sur un kitsch de mauvais aloi. Cependant, il n’en est rien. Le souci constant de la reconstitution précise, qui a conduit l’architecte à traquer le meuble et l’objet approprié de par le monde, crée l’illusion et ne heurte pas. Le seul détail pouvant paraître incongru concerne le cadre boisé des téléviseurs LCD. Conserver leurs lignes modernes et épurées n’eut pas été choquant.

Situé en plein quartier chiite de Beyrouth, loin des centres d’affaires et commerciaux, loin de tout centre d’intérêt touristique, à l’exception de l’aéroport, cet hôtel représentait un défi aux lois du marketing. Mais une clientèle désireuse de vivre une expérience culturelle alternative consacre la réussite de ce pari risqué. Comme si l’illusion du réel, obtenue par des moyens modernes, pouvait palier l’absence ou l’insuffisance de réel pour une société nostalgique de son histoire.

Illustrations : Assaha, une façade extérieure - Place intérieure centrale - Chambre syrienne - Chambre japonaise. Photos D.R.


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