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Obscurité (56)

Publié le 26 octobre 2010 par Feuilly

« Tu crois qu’ils venaient pour toi, les policiers ? » demanda Pauline. La mère réfléchit. En fait, elle n’en savait rien. Disons qu’elle n’en était pas certaine à cent pour cent, mais c’était troublant quand même. Il y avait trop de coïncidences. L’agent au guichet qui refuse de donner l’argent demandé, le responsable de la banque qui semble traîner exprès, la police qui arrive… La vraie question est de savoir si la gendarmerie peut utiliser les informations détenues par la banque pour la localiser elle, citoyenne qui est en fuite. Probablement. Ne repère-t-on pas des criminels par les appels donnés à partir de leur portable ? « Oui, mais ici, c’est carrément la banque qui les a prévenus » fit remarquer l’enfant. « Tu es quand même leur cliente et eux ils te livrent à la police. C’est carrément ignoble ! » « Je sais, mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ? En attendant, il vaudrait mieux que l’on file d’ici. » « Mais… On avait presque trouvé une maison », dit Pauline d’une toute petite voix. Pour un peu on aurait cru qu’elle allait pleurer. « Comment cela une maison ? »

« N’y comptez pas trop » lança une voix derrière eux. Ils se retournèrent et virent le vieux monsieur qui arrivait en s’appuyant sur sa canne. Manifestement, il avait entendu la fin de la conversation. Il y eut un instant de confusion, puis on s’expliqua de part et d’autre : la rencontre avec les enfants sur la vieille voie désaffectée, la discussion qui avait suivi, la promesse de chercher un logement, etc. Malheureusement, le propriétaire qu’il avait contacté n’avait rien voulu entendre. Il tenait cette habitation de ses parents et pour rien au monde il ne voulait voir des étrangers en franchir le seuil.  « Que barjaque, hé ! Une vraie bestiasse. J’ai eu beau lui expliquer que sa maison elle se dégradait, là, à chaque jour qui passait. Il ne voulait rien comprendre. Au contraire, il me regardait comme si je voulais l’empapaouter. Il m’énervait à la fin. Mais purée, que je lui dis, ils ne vont quand même pas te l’escagasser, ta maison ! Et lui, sur ces mots, le voilà qui s’en va en marmusant entre ses dents. Hé, que je lui crie encore. La dame, elle a deux pitchounets. On ne va quand même pas la laisser comme cela dans son camping pendant tout l’hiver. Qu’es aquo ?  qu’il me dit alors. Elle est dans un camping en plus ? Si ça se trouve, c’est une gitane, une fille de rien. J’veux pas de ça chez moi. Et là-dessus, il est vraiment parti sans se retourner. Qué tignous, quand même. Bondiou, il me gonflait les ronfles à rouméguer tout le temps comme cela. L’emportera pas au paradis, je vous le dis, moi. Enfin, s’il y en a un, de paradis, ce qui n’est pas trop sûr, boudiou. »

 

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Là-dessus, il se tut. Il semblait tellement embarrassé de n’avoir pas pu tenir sa promesse qu’il faisait peine à voir. Alors la mère lui dit que ce n’était pas grave, car ils devaient quand même partir. Il la regarda, incrédule. « Encore partir ? Et pour aller où ? » Alors elle se mit à parler. Il y avait si longtemps qu’elle gardait tout pour elle que cela en devenait pénible. Elle n’en pouvait plus, elle avait besoin de s’épancher, de se confier, de dire par des mots ce qui la rongeait intérieurement. Elle avait besoin d’un avis aussi, d’un conseil. Et là, avec ce vieux monsieur, elle se sentait en confiance. Alors elle raconta tout. Le mari, là haut, dans le pays des forêts. Les disputes, les enfants frappés et la fuite improvisée. Puis le plateau de Millevaches, la maison et sa cave à fromage, le détour par Limoges et l’accident avec le sanglier. Elle parla de sa Dordogne natale et de l’océan avec ses tempêtes. Elle parla de leur errance qui n’en finissait plus et de son manque d’argent provisoire. Elle parla des gendarmes de La Courtine, qu’elle avait bernés et de ceux de Florac, auxquels elle avait échappé, il y avait juste une heure, à la banque. Et lui, il écoutait. Il ne disait rien, appuyé sur sa canne, mais il écoutait.

Quand elle eut fini, il se tut encore un bon moment. Puis il prit la parole. Tout le monde était suspendu à ses lèvres. C’était l’ancêtre qui allait parler et il faut dire qu’on avait bien besoin de son avis éclairé. «Eh bé, ma petite », murmura-t-il, « tu t’es mise dans de beaux draps. J’ te blâme pas. T’as agi selon ton cœur et c’est très beau. Si t’avais pas fait ce que t’as fait, j’te le reprocherais. Tu es quelqu’un de bien, je crois. On sent que dans ton cœur il y a des sentiments. Malheureusement, les sentiments, la société elle n’aime pas beaucoup cela. Elle n’y comprend rien en fait, car il n’y a que deux types d’hommes, tu vois. Ceux qui sont riches et qui ne vivent que pour l’argent et ceux qui ne le sont pas et qui pensent qu’à le devenir. Et pour cela, tous les coups sont permis. Oh, fan de chichourle ! Il y en a qui tueraient père et mère pour de l’argent. Alors, les sentiments, tu comprends bien que c’est le dernier de leur souci. Et les lois sont faites par tous ces gens-là. Des rapaces qui ont toujours été riches et puissants ou des requins qui sont parvenus à l’devenir. Le but de leurs lois, c’est évidemment de maintenir le peuple dans la sujétion, afin qu’il n’ait pas la fantaisie de venir prendre leur place. Dans un tel contexte, le mariage, c’est sacré. C’est sacré pour les Chrétiens, mais ce l’est tout autant pour les autres couillounous. Car c’est une des bases de la société, c’est une manière de faire régner l’ordre. Si tout le monde commence à regarder la femme de son voisin et veut sortir avec elle, c’est l’anarchie assurée. Or de cela, il ne peut être question. Cela troublerait l’ordre public. On peut donc aimer, mais selon des règles bien codifiées, en respectant certaines convenances. » Après avoir prononcé ces paroles, il se tut un instant et soupira. Avec sa canne, il gratta la poussière du chemin, puis il reprit la parole.

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« En plus, boudiou, derrière le mariage, il y a des questions de gros sous. Chez les riches, il y a tout un patrimoine qui est en jeu. On veut bien introduire une femme dans la famille, mais on attend d’elle deux choses. D’abord qu’elle donne de beaux enfants et puis surtout qu’elle se tienne tranquille. Si elle commence à se sauver, c’est déjà très mal vu, mais si en plus elle emmène avec elle les héritiers, c’est un véritable scandale. Or toi, c’est ce que t’as fait, hein, pitchounette. T’as donc toute la société contre toi, avec ses lois et ses gendarmes. Et j’suis pas en train de galéjer, là. T’as voulu r’lever fièrement la tête et r’fuser la violence de ton foyer. T’as voulu établir tes propres règles et sauver tes enfants. Cela, ils ne te le pardonneront pas. Ils vont t’espoutir ou t’estourbir et c’est du pareil au même. Tu pourras prendre n’importe quel avocat, même l’ meilleur de tous, il  parviendra pas à te faire acquitter, mila diou ! Dans tous les cas t’y laisseras des plumes, beaucoup de plumes même. En plus, t’as commis une deuxième erreur (à leurs yeux j’entends). La première, c’était de t’enfuir avec les petits, et la deuxième c’est de ne pas t’être défendue selon les règles. Car on peut parfois se révolter, mais il faut le faire selon leurs règles à eux. T’aurais dû faire constater les marques de coups par un toubib et toi attaquer la première au tribunal. Alors là, t’avais peut-être des chances. Mais en suivant une voie marginale, comme t’ l’as fait, c’est comme si tu t’étais suicidée. Car t’as voulu opter pour la liberté et ça, c’est un mot qu’ils ne veulent pas entendre. »

 

« J’entends bien » dit la mère, « mais qu’est-ce qu’on peut faire, maintenant ? » «Comment se desempéguer de tout cela ? Comment en sortir ?Et bien voilà. Cela ne sert à rien de rester ici à méditer et à sousquer. Comme c’est plus possible de gagner contre eux, pensi qu’il n’y a qu’une solution. Il faut se sauver et ne pas se faire attraper. Tu m’diras que c’est ce que t’as fait jusqu’ici. C’est vrai. Mais tu te rends bien compte que t’es arrivée à la limite de tes possibilités et que dans deux ou trois jours ils vont te tomber dessus. Puis après ils vont se mettre à tchoupiner dans tes affaires. Petite, si tu veux continuer à vivre avec tes pitchounets, tu dois quitter le pays au plus vite. Crois-moi. Escampes-toi d’ici sans tarder » « Quitter le pays ? Mais pour aller où ? » « Écoute. Ca, c’est pas vraiment un problème.» Tout le monde le regarda. Lui, de son côté, avait recommencé à trifouiller dans la poussière du chemin avec sa canne, comme si c’était là qu’il allait la trouver, sa solution.

« Voilà » dit-il. « J’ai une fille qui est mariée à un Italien, un bien brave homme par ailleurs. Elle voulait être actrice, la petite, alors un jour qu’il y avait eu un casting sur la côte, du côté du Lavandou, elle y était allée. Elle a eu un petit rôle dans un film, pas bien important. On l’a sûrement prise parce qu’elle était mignonne, ma pitchounette. Et voilà qu’elle est tombée amoureuse. Non pas d’un acteur, mais d’un caméraman. Comme il était italien, ils sont partis vivre en Italie, surtout qu’il venait d’être engagé par la RAI, la chaîne de télévision. Plus de cinéma pour eux, donc, mais ils sont bien là-bas, c’est un beau pays. Ils habitent dans les environs de Florence. Dès ce soir, je lui téléphone et je repasse te dire de quoi il retourne demain matin. Car tu dois être partie demain avant midi, il ne faut pas moisir ici. Ce serait trop bête de se faire prendre, bou diou ! Une fois là-bas, ma fille t’aidera à trouver une maison et à t’installer. Tiens, voici son adresses » dit-il en lui tendant un morceau de papier sur lequel il venait de griffonner quelques mots. « Mais, on ne connaît pas l’italien, nous, comment est-ce qu’on va faire ? » s’inquiéta la mère. «Ne t’en fais pas pour cela. Ma pitchounette non plus ne connaissait rien au début et il faut voit comme elle se débrouille, maintenant. On dirait pas qu’elle est née à Nîmes, la petite. Bon, mais je cause et je cause et pendant ce temps mes lapins, ils meurent de faim, eux ! Je vous laisse. A demain, comme on a dit. »

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Là-dessus, il s’en alla sans se retourner mais en faisant un grand signe de la main. La mère et les enfants se regardèrent, complètement abasourdis. L’Italie ? Il ne manquait plus que cela… Mais pourquoi pas, après tout ? Ce serait une expérience comme une autre. En plus, ils avaient maintenant un allié. C’est donc dans la bonne humeur qu’ils se mirent à préparer le dîner. Plus tard, bien plus tard, l’enfant se souviendrait de cet instant comme de leur ultime moment de bonheur. Ils étaient toujours à trois, soudés comme jamais et plein d’espoir pour l’avenir.

Cela ne dura pas, évidemment. Les légumes et les pommes de terre cuisaient encore sur le Campingaz quand la tenancière du camping arriva accompagnée de deux gendarmes. Catastrophe ! Cette fois, ils étaient pris au piège.

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