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Vénus cachée (pudique portrait)

Par Borokoff

A propos de Venus noire d’Abdellatif Kechiche 4 out of 5 stars

Vénus cachée (pudique portrait)

La vie de Saartjie Baartman (1789-1815), de son vrai nom Sawtche, fut un calvaire. C’est un lieu commun de le dire, mais le destin tragique de celle que l’on a surnommée la « Vénus Hottentote » n’avait jamais fait l’objet d’une adaptation au cinéma. C’est chose faite. Tout en dépeignant avec recul la société française entre Empire et Restauration (de 1810 à 1815), Abdellatif Kechiche réussit le portrait intimiste d’une femme érigée au rang de martyre et dont le destin bouleversant résonne de manière étrangement contemporaine.

Originaire d’Afrique du Sud, Saartjie Baartman était issue du peuple Khoï-Khoï des Hottentots du Cap. Esclave (la fin de l’esclavagisme date de 1833 en Afrique du Sud), elle était la propriété d’un Hollandais, un « Afrikkaner » du nom de Peter Caesar. Caesar faisait partie des « Boers » et de la minorité blanche du Cap. Saartjie était une de ses domestiques. C’est à elle qu’il propose de partir en Europe pour faire une carrière artistique, lui promettant célébrité et argent.

La suite, on la connait. Caesar va l’exhiber comme un animal de foire. D’abord à Londres, où le Hollandais la présente comme une « créature étrange et sauvage », invitant le public à toucher ses fesses puis à Paris, où elle devient la coqueluche des salons mondains et des soirées privées. Réaux (Olivier Gourmet), un montreur d’animaux exotiques (singes, ours) véreux, s’invite à la danse et s’associe avec Caesar qu’il a rencontré à Londres.

Le parti-pris de la mise en scène de Kechiche, c’est de raconter la vie de Baartman d’un point de vue intime et subjectif. Comment la jeune femme ressent  de l’intérieur toutes ces humiliations. L’intelligence du réalisateur de L’esquive est de ne pas juger cette époque et le racisme de cette société avec des yeux de maintenant, mais de traiter la vie de Baartman du point de vue de son intériorité, à quel point la vie de la jeune femme n’est que solitude, tristesse puis désespoir.

Caesar et Réaux sont saisis dans ce qu’ils représentent : deux crapules esclavagistes appâtées par le gain et dégoulinants de sueur. Gourmet est remarquable dans le rôle de Réaux. Si Kechiche ne tombe pas dans le piège d’un regard contemporain moralisateur sur la société française de ces années 1810, il n’en élude pas moins la « thèse raciste scientifique » en vigueur à l’époque de Baartman. Dans un discours prononcé à Paris, en 1817, à l’enceinte de l’Académie Royale de Médecine, Georges Cuvier, scientifique alors renommé, dit bien qu’il n’a « jamais vu de tête humaine plus semblable à celle des singes » en parlant de Saartjie Baartman.

Alors, la vie de Baartman n’est qu’une suite de déceptions, de désillusions, de souffrances morales et physiques. Battue, frappée par Réaux et Caesar, Baartman (Yahima Torres, impressionnante), s’enferme peu à peu dans le tabac et l’alcoolisme. Elle est l’attraction des salons parisiens autant que des bouges de la capitale. On la touche, on la montre comme une « bête de foire » et l’histoire est d’autant plus tragique que Baartman a de réels dons pour le chant, la musique et la danse. Mais elle n’est là pour cela.

Là encore, l’intelligence de Kechiche réside dans les nuances avec lesquelles il montre cette société libertine parisienne et le regard qu’elle porte sur la jeune femme. La société londonienne a clairement réprouvé les spectacles de Caesar, mais la société française est plus pernicieuse et partagée tout en montrant ses limites dans ce qu’elle peut voir ou supporter de voir. Le « tablier génital » de Baartman par exemple.

Si Caesar veut se faire discret depuis son procès retentissant à Londres pour « atteinte à la pudeur et à la dignité humaine », procès dont il s’est sorti grâce à un non-lieu et un témoignage en sa faveur de… Baartman, Réaux n’a pas de limites lui dans la perversité et la cruauté. C’est un personnage effrayant qui va jusqu’à montrer dans des salons érotiques privés les lèvres vaginales de Baartman qui ont la particularité d’être allongées. Mais il réussit à dégoûter les amateurs de ces salons, Saartjie se mettant à pleurer de honte et de tristesse (hallucinante scène de 15 minutes).

La force de Kechiche, outre de filmer longuement et de l’intérieur ces scènes d’humiliation infligées à la jeune Africaine (gros plans souvent sur le visage en pleurs de Baartman), c’est de montrer la grande solitude de ce personnage. Sa contemporanéité. L’esclavagisme moderne a un sens, et l’on peut faire un parallèle entre la trajectoire de Baartman et le destin tragique par exemple des femmes venues de l’Est qui, rêvant d’une vie meilleure, d’échapper à leur condition à l’Est, se retrouvent prostituées à l’Ouest.

Dans une interview, Kechiche dit que « la thèse raciste scientifique (de l’époque) va à son tour servir les fascismes naissants en Europe ». Il compare la situation de l’époque avec celle d’aujourd’hui, « qui marque le retour d’un certain racisme, de comportements de plus en plus méprisants envers l’autre ». Le moulage du corps de Baartman a été montré et exposé jusqu’en 1976 au Musée de l’Homme à Paris. L’Afrique du Sud a demandé en 1994 et obtenu en 2002 le rapatriement de sa dépouille et de ce moulage (générique de fin).

Le portrait de Saartjie Baartman fait un étrange écho à la misère contemporaine des populations déracinées, exilés de tous les pays condamnés à errer en Europe. Il y a en tout cas dans ce très beau film suffisamment de matière pour redonner toute sa dignité à cette femme dont le chemin de croix, le parcours chaotique font d’autant plus froid dans le dos qu’ils existent à notre époque. Sous des formes moins spectaculaires mais aussi barbares…

www.youtube.com/watch?v=F1mVkwBK9QI


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