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La vitesse intérieure de Dominique Grandmont

Publié le 02 novembre 2010 par Les Lettres Françaises

La vitesse intérieure de Dominique Grandmont

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Il est des livres que l’on ne quitte pas en les refermant. Ceux de Dominique Grandmont en font partie. Et pour peu que l’on ait suivi au fil des années, fidèlement ou par intermittence, son parcours de poète, de traducteur et de critique, on se dit qu’on lui doit beaucoup. Au splendide et rigoureux passeur de Yannis Ritsos et Constantin Cavafis, de Vladimir Holan et Jaroslav Seifert, nous devons pour une large part nos rencontres avec leurs œuvres déterminantes. Cet aspect de l’activité de Dominique Grandmont n’est pas secondaire. On peut y voir comme une ratification de sa propre aventure poétique placée sous le signe d’une sortie constante hors de soi, vers autrui et vers le monde. La poésie de Dominique Grandmont est un « monologue à plusieurs voix », comme si la dynamique de sa voix singulière incluait le postulat d’une polyphonie. Une polyphonie qui n’est pas seulement le fait des voix humaines, mais qui accueille dans son cantus firmus les éléments naturels, « les bruits de pas qui sont l’envers de toutes les langues », et jusqu’aux objets manufacturés.

Cette poésie se déploie tout entière dans l’immanence. Récusant l’immobile et les effets d’inertie, elle se donne comme trajectoire, déplacement, mouvement, vitesse. Ce qui la tisse dans son unité n’en est pas moins traversé par des disjonctions, des écarts, des brisures. En épigraphe à Immeubles (Seghers, 1978), Dominique Grandmont avait cité ce propos de Marx : « Toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses coïncidaient. » Cette scissure ou ce plan de séparation sont peut-être le terrain où se risque la poésie. Dans Mots comme la route, Dominique Grandmont fait alterner les séquences de prose et les vers, tout en cherchant une conjonction avec la réalité à travers une scansion en grande partie modelée par la syncope et l’ellipse. Mais l’élan n’est jamais entravé, qui donne à ce livre son énergie et sa rayonnante vibration.

Ce qu’il y a de saisissant chez Dominique Grandmont, c’est non seulement son aptitude à opérer des changements de plans très rapides, mais c’est le fait que les déboîtements, les fissions et les disjonctions ont pour effet paradoxal d’orienter la parole vers sa fonction intégratrice, ou plus exactement d’en faire le lieu et le moment d’une inséparation des différents plans de l’expérience humaine. Expérience qui inclut aussi bien l’amour que le social et le politique. Dans  Mots comme la route , le premier texte en prose qui donne son titre au livre, on relève par exemple ce passage qui prend figure d’apophtegme : « Nous pouvons appeler cœur ce qui nous fait avancer sans voir, amour ce qui nous fait soudain passer de l’interchangeable à l’irremplaçable. […] Nous avons tous compris que l’amour est une mort traversée. Le pouvoir est l’échec de l’amour, mais l’amour est l’échec de tous les pouvoirs. » C’est dans la frappe concise de la sentence que se concentre ici la vitesse. Ailleurs, cette vitesse se manifeste autrement, mais ce qu’elle vise n’est jamais dicté par une propension au vertige ou à l’ivresse. Son allure semble plutôt répondre à un vœu de désencombrement. « Tu passes ta vie à essayer d’être un homme, et tu t’en vas comme les autres. Balustrade démolie, boîtes à lettres clouées au mur de la cour. Boulevard encombré de rumeurs, d’habitudes. Mâchoires serrées sous les casques. Dieu pétrole sur machine espérance. Le point de départ fait le reste. Sauf que les objets n’ont pas de sexe, mais sont la preuve du vide qu’ils sont censés combattre. » Pour Dominique Grandmont, la vitesse est d’abord celle des mots, qui sont « comme la route » et précèdent la pensée. Les mots ? « Ils voient ce que tu ne vois pas, mais ne disent rien. Ils ne font que parler entre eux, que brûler l’espace qu’ils franchissent. Ils sont ta liberté nécessaire. Tout est la moitié qui lui manque, mais c’est avec toi qu’il faut rompre. […] Unité, cœur battant de sa propre rupture. » Une tension agonistique se fait jour dans cette poésie qui nous touche aussi par ses contrastes de grâce limpide : « Hier encore sur le gris éclatant des nuages, l’encre d’une hirondelle refermant le cercle qu’elle ouvre. » Il semble bien que la lumière du poème ne serait pas ce qu’elle est sans la grande confiance que Dominique Grandmont accorde depuis toujours au principe de frugalité : « Ton livre, une poignée de grains d’orge retrouvés au fond d’une poche. […] Écrire, c’est parler plus bas que le silence. »

Jean-Baptiste Para

N°62



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