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Après le passage du seigneur chinois, écoutons le porte-voix des bas fonds

Publié le 06 novembre 2010 par Dornbusch

Je reproduis cette très belle interview, contrepoint salutaire à cette visite d’Etat ou les opposants français se font matraquer sur les trottoirs de la Republique

A l’occasion de sa première sortie en Europe, Liao Yiwu, écrivain et dissident chinois, dénonce le mirage de la croissance et la complaisance de l’Occident Après quinze tentatives, vous êtes enfin parvenu à quitter la Chine pour rejoindre Berlin, puis Paris, avant de retourner à Pékin. Quelles sont vos premières impressions d’Occident ?A Berlin, j’ai tout de suite remarqué les traces du XXe siècle des extrêmes, du nazisme et du communisme. J’ai eu l’impression d’être à la croisée des chemins entre l’Est et l’Ouest. Ces marques de la mémoire et ces croisements de l’histoire contemporaine m’ont donné une bouffée d’adrénaline. A Paris, j’ai rencontré des amis opposants qui luttent comme moi pour les droits de l’homme et avec qui je ne peux jamais communiquer.L’un d’entre eux m’a conduit vers les zones touristiques que visitent les Chinois à Paris. Ce qui m’a amusé, c’est que les Galeries Lafayette se traduisent en chinois par « le lieu du vieux Bouddha ». Mais on est loin de la sagesse ! J’y ai vu des légions de Chinois envahir Paris… Des hordes de touristes, c’est mieux que l’Armée de libération populaire !Votre image de l’Europe est-elle conforme à celle que vous vous étiez forgée dans votre pays ?

J’ai découvert l’écart entre ma représentation et la réalité que je découvrais. L’image que j’avais de Paris était avant tout littéraire. Paris, pour nous, c’était Balzac, Camus, Sartre, des références déjà bien éloignées.

Et puis j’avais également en tête l’image d’un Paris révolutionnaire, celui de Mai 68, ses slogans libertaires et ses barricades. Dans mon esprit, Paris était une ville très à gauche, subversive, exaltée. En arrivant, je me suis dit : tiens, Paris a vieilli !

Pourtant vous êtes arrivé en pleine contestation contre la réforme des retraites, un mouvement qui n’est toujours pas terminé…

Vous me confortez dans mes dires, car en Mai 68 les Français se battaient pour des idéaux alors qu’aujourd’hui ils défendent de petits intérêts !

Comment expliquez-vous que vous ayez pu enfin quitter la Chine ?

J’ai reçu la visite d’un émissaire d’Angela Merkel, car l’Allemagne entretient d’étroites relations culturelles avec la Chine. Il est venu me transmettre les salutations de la chancelière, sachant que je cherchais à venir en Allemagne, notamment afin de participer à des rencontres littéraires et musicales.

J’avais préparé un cadeau destiné à Angela Merkel, un DVD piraté de La Vie des autres (2006), le film de Florian Henckel von Donnersmarck qui met en scène le travail de renseignement et les tourments d’un agent de la Stasi, et dont la pochette était joliment dessinée par un artiste chinois représentant l’espion avec des écouteurs sur les oreilles.

Cela fut un déclic et Mme Merkel obtint que je sois autorisé à quitter mon pays pour la première fois de ma vie. Les journalistes allemands en ont d’ailleurs profité pour ironiser sur la contrefaçon chinoise et l’acceptation par la chancelière d’un produit de contrebande !

Lors de sa dernière visite en Chine, Angela Merkel a négocié à peu près 4 milliards de dollars (2,88 milliards d’euros) de contrats. Je pense que cette tractation a évidemment pesé dans cette autorisation.

Comment avez-vous appris et pris l’annonce de l’attribution du prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo, le 8 octobre ?

J’étais sur le point de me rendre à la Foire du livre de Francfort lorsque j’ai appris cette extraordinaire nouvelle. Et je me suis dit : quelle bombe aurait-elle été si elle était advenue il y a un an, lorsqu’une délégation de 1 500 officiels chinois y était invitée, dont 130 écrivains agréés par le Parti communiste chinois (PCC), reçus avec tapis rouge et petits plats dans les grands.

Cette année, j’étais bien isolé, mais ravi, assurément. Quelques rares livres traduits du chinois étaient posés sur de pauvres stands éclairés par des néons, avec des fonctionnaires qui somnolaient. Chez nous, cet éclairage est utilisé pour les rayons d’alimentation, les poulets, les légumes ou les oeufs et je me suis dit qu’une lumière chaude aurait davantage mis en valeur ces ouvrages, qu’elle aurait été plus appropriée.

La récompense de Liu Xiaobo, je la considère autant comme un prix remis à un dissident qu’à un écrivain. C’est pour moi autant un prix Nobel de la paix qu’un prix Nobel de littérature.

Mis à part le réconfort moral que peut apporter la remise du prix Nobel à votre ami Liu Xiaobo et à ceux qui se battent pour les droits de l’homme, quels effets politiques pourrait-il avoir sur le PCC ?

Je ne suis pas un politique, et les informations parcellaires dont je dispose me rendent assez peu capable de produire une analyse sur les arcanes du PCC. Mais je dirais que ce prix est une reconnaissance pour tous ceux qui, depuis des années, se battent pour plus de liberté dans le silence et l’indifférence générale pour faire connaître la situation des droits de l’homme, l’urgence de réformes politiques. C’est un peu comme si le rideau, tout d’un coup, se déchirait.

Le développement de la Chine n’est-il pas devenu un obstacle à la dénonciation du non-respect des libertés politiques par les démocraties qui entretiennent des relations commerciales avec l’empire du Milieu ?

Pour comprendre cette situation, il faut partir de 1989, date de la révolution démocratique et des manifestations de la place Tiananmen. C’est le tournant de l’histoire contemporaine de la Chine qui a bouleversé nos vies. Après ces événements, Liu Xiaobo n’était plus professeur de littérature comparée, mais dissident. Je n’étais plus poète, mais opposant.

Le réalisateur de reportages Su Xiaokang, dont le documentaire sur la civilisation chinoise L’Elégie du Fleuve, diffusé au printemps 1989, a été l’un des éléments déclencheurs des grandes manifestations sur la place Tiananmen en avril 1989, lui, s’est exilé.

Parmi ces vétérans, il y a ceux, nombreux, qui ont fait leurs adieux à la révolution démocratique, et puis les rares qui ont continué et essayé de la faire vivre et de la prolonger, puisqu’ils étaient, comme Liu Xiaobo et moi, marqués au fer rouge de la dissidence.

De leur côté, les sinologues ont fait des choix similaires. La plupart ont pactisé avec le régime pour continuer à obtenir leurs visas, quelques rares n’ont cessé de s’y opposer, au risque de ne pouvoir se rendre en Chine et travailler sur leur terrain de prédilection.

Ces sinologues ont-ils, selon vous, contribué à masquer la situation des droits fondamentaux en Chine ?

La plupart des sinologues du monde entier ont joué un rôle néfaste dans la compréhension de la Chine dans le reste du monde, n’insistant que sur le « formidable développement économique » de cette puissance.

Le sommet du déshonneur a été pour moi atteint à la Foire du livre de Francfort qui, en 2009, a reçu tous les officiels en empêchant les écrivains non soumis et alignés de s’exprimer. Certains sont certes devenus des docteurs d’Etat, des académiciens, des fonctionnaires du pouvoir, mais ils sont sortis de l’Histoire. Les sinologues dominants ont érigé une muraille d’opacité entre la réalité de la Chine et la fiction qu’ils réservent à l’étranger.

Comment expliquez-vous le silence des écrivains exilés, tels Gao Xingjian, Prix Nobel de littérature, qui vit en France ?

Cela n’a pas d’importance… Mais si le prix Nobel de la paix ou de littérature avait été attribué à un Français, je suis sûr qu’il aurait fait un commentaire positif.

Liu Xiaobo admire votre littérature, mais également votre courage civique, politique et physique car vous avez enduré quatre années de prison et de tortures répétées. Il considère parfois qu’il a été un prisonnier « VIP » alors que vous avez été particulièrement maltraité…

La prison est dure pour tout le monde. Mais elle a été mon école de littérature. Imaginez que j’aurais pu devenir comme tous ces écrivains chinois reçus à la Foire de Francfort. Avant 1989, j’étais un poète, j’étais insouciant, mais je ne comprenais rien à la vie, je buvais, je draguais, je profitais de toutes ses possibilités et jouissances. En prison, j’ai rencontré des contrebandiers, des trafiquants de drogue ou des proxénètes. J’ai entendu des histoires sordides. Mais au final, elles étaient très intéressantes car elles me révélaient mon pays.

Après la prison, j’ai rejoint les bas-fonds. Je suis devenu clochard. Après deux ans de vagabondage, j’ai pris conscience de l’importance de ce savoir que me transmettaient les paumés que j’avais rencontrés. C’est ça qui a changé mon style d’écriture. Mon côté romantique de poète s’est, depuis lors, évaporé. Depuis vingt ans, j’ai écrit plus de 300 histoires de ce genre. J’insiste sur ce point, mes cours de littérature proviennent des bas-fonds.

De « L’Empire des bas-fonds » (2003) à « Quand la terre s’est ouverte au Sichuan » (2010), vous ne cessez de décrire cet enfer dantesque, cette comédie humaine non pas écrite par Balzac mais par un Zola, un Orwell chinois. Y a-t-il des types sociaux caractéristiques de cette comédie humaine ?

Je dirais qu’il y a deux grandes catégories de figures du petit peuple. La première vit dans la souffrance car elle subit les sévices, l’autre est plongée dans la honte. L’histoire de la Chine est dans un cercle vicieux, parce que pour sortir de la misère, il vous faut devenir sans vergogne – et commettre le vol, le viol ou pratiquer la prostitution -, et donc vous augmentez la souffrance ambiante.

Du fond de ma prison, j’ai oublié ma posture d’écrivain et de prisonnier politique car seule la survie prime. Mais cette carapace m’a aidé. Nous autres intellectuels pouvons utiliser notre plume ou notre notoriété pour subsister.

Les gens de peu sont bloqués dans leur misère, sans véritables moyens d’expression, car il n’y a jamais eu de passerelle entre l’élite et les bas-fonds, même si Internet est en train de changer quelque peu les choses. J’essaye de mon côté d’être leur porte-voix.

Pourquoi avez-vous cessé d’écrire de la poésie après vos années de prison ? En Occident, il y a au moins deux attitudes, sur le plan éthique et poétique face à l’horreur. Celle qui considère qu’écrire un poème après une tragédie est indécent, et celle selon laquelle la poésie doit pouvoir continuer à écrire le désastre. Où vous situez-vous ?

Je comprends bien ce dilemme, cet écartèlement. Le problème est pour moi moins éthique que pratique : je suis à présent pris au piège par mon personnage devenu un quasi-pseudonyme, « Lao Wei », à qui l’on vient raconter de plus en plus d’histoires. Je n’ai plus le temps d’écrire ou de faire autre chose. Quand j’entends toutes ces histoires, je me dis que la littérature n’est jamais à la hauteur de la réalité. Comment un poète pourrait-il décrire pareille descente aux enfers ?

Quelles sont les histoires qui vous ont le plus frappé ?

En général, c’est toujours la dernière histoire que l’on m’a racontée qui me frappe. Cependant, je me souviens d’un récit particulièrement atroce. Un homme m’a un jour parlé de ses premiers pas lors de la réforme agraire, en 1950. Il était bébé et avait réussi à sortir seul de la maison de ses parents afin de rejoindre un champ puis de ramper vers une haie de ronces, le jour même où sa mère se pendit et son père fut fusillé. Une paysanne prise de compassion l’a adopté alors qu’il était fils de propriétaires terriens et promis à l’abandon ou à la mort…

Cet automne, juste avant de quitter la Chine pour aller en Europe, un patron de restaurant en pleine faillite m’a raconté ses déboires. En me racontant ses malheurs, il m’a expliqué les secrets de fabrication de l’huile frelatée, davantage composée d’huile de vidange que d’huile végétale, qu’il utilisait dans ses cuisines. Mais ce qui m’a horrifié, c’est qu’il ne m’aurait pas dit cela s’il n’avait pas fait faillite !

On en apprend tous les jours… Et je viens récemment de m’apercevoir qu’un poisson très prisé à Chengdu a été nourri avec de la fiente de poulet puis, à présent, avec de la matière fécale humaine. Mais on ne dit pas cela aux visiteurs occidentaux venus y faire des affaires.

Comment comprenez-vous la fascination pour le développement de la Chine ?

La Chine vit dans une bulle spéculative très bien déguisée. Ceux qui en ont le plus profité sont ceux qui ont le plus placé d’argent à l’étranger et qui sauront partir lorsque le système explosera. Ils préfèrent naturellement tirer les bénéfices de cette bulle plutôt que la faire connaître et continuer à propager l’idée de grands succès économiques. Or tout le système est basé sur une escroquerie.

Prenons l’immobilier, par exemple. Le ciment, les parpaings ou l’acier sont de très mauvaise qualité. D’ici douze, quatorze ans, tout cela va s’effondrer, au sens propre comme au figuré. Mais les spéculateurs couleront leurs vieux jours sur la Riviera ou à Vancouver. Si, un jour, je devais me retrouver en exil, je ne voudrais certainement pas les avoir comme voisins !

L’exil, vous y pensez ?

Non, je souhaite rester en Chine, je veux demeurer sur mon terreau créateur. Et puis, j’ai envie de faire ce métier, j’en suis fier. Mon travail, c’est d’être un témoin, un scribe de l’histoire. C’est l’une des plus belles traditions de la Chine. Je cherche modestement à marcher sur les pas de l’un des plus grands historiens de la dynastie des Han : Sima Qian. Il a été castré parce qu’il avait dit la vérité. Mais je ne souhaite pas en arriver à cette extrémité !

Propos recueillis par Nicolas Truong


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