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La haine du chiffre trois (”A serious man”, Joel & Ethan Coen, 2010)

Par Jazzthierry

Il était une fois un rabbin qui, vivant dans une petite ville très tranquille du Midwest dans les années 1960, reçoit un jour la visite d’un dentiste. Celui-ci raconte qu’il lui est devenu impossible de dormir depuis qu’il s’est aperçu qu’était gravée sans qu’il le sache, sur les dents d’un de ses patients goy (non juif), une série de lettres hébraïques. De son point de vue, s’il s’agit probablement d’un message envoyé par Hachem (Dieu), quel sens faut-il lui donner ? Ayant plus jeune, un peu étudié la kabbale, il se rend compte en poursuivant son enquête, que chaque lettre en hébreu, correspond à un chiffre ; mais lorsqu’il compose le numéro de téléphone obtenu, il tombe sur une vulgaire supérette…

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Quand à peu près aux trois quarts, le spectateur entend cette histoire, il est tenté comme le personnage du dentiste, de réfléchir sur le sens caché des chiffres mais en considérant cette fois la totalité du film. On doit remarquer pour commencer, que le héros, Larry, à qui il arrive une kyrielle de coups durs (son épouse Judith le trompe avec un collègue Sy Ableman ; son fils découvre en même temps la marijuana et la musique Rock à l’école hébraïque ; sa fille lui vole régulièrement de l’argent ; quant à lui, il reçoit des lettres anonymes à l’université susceptibles de compromettre sa titularisation…), ce héros disais-je, fait profession d’enseigner les nombres; à cet égard, il tapisse son grand tableau noir d’équations et de formules mathématiques, devant des étudiants aussi silencieux que si on les avait tous réunis dans une synagogue. Pour autant, il y a un chiffre qui revient sans cesse: c’est le « trois ».
Larry dans tous ses états, consultera trois rabbins pour essayer de comprendre ce qui justifie une telle persécution, lui qui visiblement n’a jamais fait de mal à personne. Si les rabbins ne lui demandent pas d’argent, en revanche son avocat pour le divorce, lui envoie une note de trois mille dollars à payer immédiatement. En outre, lorsque Judith lui dit sans sourciller qu’elle aime Sy Ableman, on apprend que ce dernier est veuf depuis trois ans… Si le hasard n’a évidemment pas sa place au cinéma, comment justifier cette récurrence du chiffre trois, et surtout, peut-on lui attribuer un sens symbolique ?

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Je crois que les frères Coen nous donnent les clés dans la scène inaugurale du film, sorte de prélude qui nous plonge dans un village yiddish non pas en 1967, mais au début du siècle, quelque part en Europe centrale. Un homme rentre chez lui, tard le soir, et annonce à sa femme, avoir retrouvé un ami de longue date, devenu rabbin. Celle-ci l’arrête brusquement : l’homme qu’il prétend avoir rencontré est mort depuis trois ans du typhus. C’est alors que le rabbin, invité par le mari, frappe à la porte… On laisse entrer ce personnage débonnaire, et paraissant bien vivant en tout cas avant que l’épouse persuadée de parler à un démon, ne lui enfonce son couteau dans le cœur. On comprend en réfléchissant à cette parabole, que le chiffre trois a une connotation décidément négative ; quand il n’est pas associé à la mort ou au deuil (le veuvage de Sy Ableman a duré également trois ans), il est en tout cas la source des problèmes : c’est le troisième homme qui s’introduit dans le foyer et qu’il faut tuer très vite pour que l’ordre règne à nouveau. De la même façon, on peut se demander si les problèmes conjugaux de Larry, ne sont pas liés à Arthur son frère qu’il héberge, mathématicien génial mais complètement asocial et dont la présence très encombrante perturbe vraisemblablement l’équilibre et le bon fonctionnement du couple. Là où le chiffre deux semble parfait, « trois » est gênant, impair, peu naturel, instable comme en musique. Imagine-t-on un seul instant trois frère Cohen pour faire les mêmes films ? Quand Sy Ableman, finit par mourir d’un accident de voiture, le trio qu’il formait avec Larry et son épouse se disloque pour former à nouveau un duo plus stable. Dès lors, comme par miracle, les choses rentrent dans l’ordre, et la malchance paraît enfin se détourner de ce pauvre Larry. On pourrait m’objecter que « trois » peut avoir un sens plus positif, par exemple quand Larry rencontre les trois rabbins ; mais précisément à son grand désespoir, il n’en verra que deux, le troisième trop occupé à penser, refusera de le recevoir.

Pour finir, une confession: avant l’écriture de ce texte, je me suis demandé si ma recherche ne serait pas tout aussi infructueuse que celle du dentiste. Au final, je pense que non, mais deux possibilités subsistent néanmoins : soit les frères Coen, diablement malins et intelligents, ont organisé ce jeu de piste très ludique pour donner des allures géniales à leur film (ils ont cette réputation de se moquer parfois de leur public); soit tout ceci a bel et bien un sens, mais lequel ? Si j’osais une dernière conjecture, en dehors de l’effet structurant ainsi obtenu, je dirais que la haine du chiffre trois est probablement liée dans l’inconscient des frères Cohen, au rejet du dogme de la trinité…


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