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La tombe de l'auteur inconnu #01

Par Thibault Malfoy

La tombe de l'auteur inconnu #01

Voici venu le moment de tenir cette chronique qui me tenait à cœur depuis la rentrée et qui n’a eu de cesse d’être reportée par votre serviteur, toujours pris en otage par les dernières parutions et l’actualité littéraire.

Pour son inauguration, je vous propose donc le premier roman d’Alessandro Piperno, Avec les pires intentions, paru aux Éditions Liana Levi en 2006, après qu’il fût devenu un best-seller en Italie, comme le précise l’édition poche sortie récemment. Cependant, bien que grâce à lui son auteur soit devenu « l’enfant terrible de la littérature italienne » (quand cessera-t-on d’user de ce poncif éculé ? Et d’ailleurs, quand cessera-t-on de vendre et de lire un livre pour le scandale dont il se sent obligé de se parfumer pour séduire et ne pas laisser indifférent ?), il n’a reçu en France que l’estime de quelques critiques littéraires : peut-être la sortie en poche accordera-t-elle à ce premier roman le succès commercial qu’il mérite, car (oui !) c’est un bon livre.

Daniel Sonnino, le narrateur au « je » omniprésent et aux relents sans doute autobiographiques, spécimen intéressant de juif antisémite, universitaire à défaut d’être romancier, onaniste adepte de la masturbation publique, obsédé sentimental et lâche égoïste […], Daniel (donc) nous raconte l’histoire de sa famille puis celle de sa jeunesse plaquée or parmi la jeunesse platine de la haute société romaine, respectivement première et seconde parties de ce roman, même si le découpage est moins formel que cela.

La famille Sonnino nourrit en son sein une belle galerie de personnalités truculentes et hautes en couleur, ne serait-ce que le grand-père paternel, Bepy, éternel optimiste et véritable panier percé, mari volage atteint de priapisme chronique, grandeur et décadence de la famille suite à une faillite légendaire, ou encore le père, Luca, globe trotter albinos et dandy à l’instar du grand-père. Tous ces portraits sont brossés par le narrateur avec la circonspection d’un timide aux désirs refoulés et à la confiance en berne, avec l’égoïsme de la jeunesse et la mauvaise foi du ressentiment. Un tel manque d’empathie de la part du narrateur pourrait rebuter le lecteur, mais il n’en est rien : le livre tient par les circonvolutions dont Daniel use et abuse pour déplier le vaste panorama de sa famille et de ses connaissances, si bien qu’on est pris par cette verve déroutante, à tout moment à la limite du décrochage, sauvée par les pirouettes baroques de ce styliste insolent, qui s’amuse des associations de mots les plus insolites.

Parfois on s’aperçoit (surtout dans la première partie) que la narration n’est là que pour servir ces digressions incessantes, des parenthèses de plusieurs pages, voire plusieurs dizaines de pages, ponctuées par quelques passages qui impriment le mouvement à l’ensemble. Une telle dynamique est celle du souvenir et de la réflexion rétrospective, déclenchée par quelques épisodes à haute persistance mémorielle (voilà une expression que ne renierait pas Alessandro Piperno). Dès lors, la narration se fait à bâtons rompus. Elle réussit à émerger de temps en temps de ce lac de souvenirs, pour reprendre son souffle avant une énième plongée en apnée, à la recherche de quelque explication qui permettrait au narrateur de tourner la page de son passé. Et à chaque fois que l’on refait surface, on reconnaît à seulement quelques brasses de là l’endroit d’où l’on était parti, et l’on se demande – un peu étonné – par quels chemins détournés on a bien pu passer pour s’enfoncer si profondément tout en faisant un quasi-surplace.

Cette effusion de mots se resserre dans la seconde partie où Daniel en arrive peu à peu à raconter le drame de son adolescence : Gaia, petite-fille de l’ex-associé de son grand-père, lui demeure inaccessible, malgré l’amitié qui les lie. Un calvaire sentimental et une abstinence de cinq ans, couronné par la crucifixion figurée de Daniel lors de la soirée du dix-huitième anniversaire de la belle Romaine. Et l’on comprend alors que toutes ces digressions n’étaient là que pour retarder le souvenir cuisant de cette soirée et l’humiliation publique, et l’exclusion sociale, dont elle fut l’origine ; mais aussi pour retourner cette période douloureuse dans tous les sens et essayer en vain de la comprendre. L’écriture est alors le seul acte possible pour donner un sens et une forme à ce qui n’en a pas, et l’accepter enfin, à défaut de pouvoir l’oublier.

Ce premier roman n’est pas sans défaut. Outre les méandres dans lesquels il se perd parfois, mais qui lui donnent aussi sa personnalité (et son charme mal dégrossi), il possède le travers de tout premier roman : Alessandro Piperno se sent en effet obligé de dégorger (étaler ?) ses références culturelles comme s’il devait payer un tribut à ses illustres prédécesseurs, lettres de recommandation pour entrer dans le cénacle des écrivains reconnus, tic scolaire de l’universitaire qui croit ainsi conférer à son livre l’alibi culturel qui passe pour être de la personnalité, alors que ce n’est qu’influences mal assimilées. Dans la continuité de cet étalage digne d’un premier de classe, l’auteur intercale trop souvent dans sa prose des mots en français, snobisme qui fatigue à la longue et guinde une prose par ailleurs joyeusement irrévérencieuse.

Ces maigres défauts de jeunesse ne sauraient cependant pas faire oublier le vif plaisir que procure ce livre, puisque pour un premier essai romanesque, Avec les pires intentions réussit le tour de force de maintenir sous tension une écriture dense et alambiquée, et dont les provocations licencieuses et politiquement incorrectes sont assez légères pour célébrer sans gratuité la liberté de vivre égoïstement.

  • Avec les pires intentions, d'Alessandro Piperno, folio, 7,90 €.

P.S. : merci à Mikaël Hirsch pour ce conseil de lecture.

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