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“Le roi Lear”: un nouveau sujet pour les peintres (Shakespeare, 1603-1606)

Par Jazzthierry

800px-james_barry_002-version-3.1291312014.jpgUne fois achevée la lecture du “Roi Lear“, je me suis demandé à quelle date les peintres s’étaient réellement plongés dans l’univers de Shakespeare et surtout comment avaient-ils tenté de représenter ces figures à la fois légendaires et très proches désormais pour moi, que sont Lear et ses trois filles, Kent le brave, Glouster le fidèle, Edgar le fils rejeté, Edmond le terrible, pour en citer quelques unes. A ma grande surprise, il faut attendre en fait quasiment la fin du siècle des Lumières, autrement dit presque deux siècles plus tard, pour qu’un artiste eut l’idée lumineuse de s’en emparer. Comment peut-on expliquer un tel abîme entre une oeuvre publiée à l’orée du dix-septième siècle et sa représentation picturale ?

Gombrich donne une explication dans son “Histoire de l’art”, confiant au lecteur que la Révolution française fut une rupture dans le domaine politique mais aussi esthétique. Pour beaucoup d’artistes le meilleur moyen de rompre définitivement avec la tradition était d’aborder des sujets différents, d’où le regard porté vers la littérature. Jusqu’alors il y avait d’un côté les sujets tirés de la Bible ou de la vie des saints et de l’autre les sujets profanes, mais c’est peu dire que ces derniers étaient très limités comme l’écrit Gombrich à “la mythologie antique, récits des amours et des querelles des dieux; puis les récits héroïques de l’histoire romaine, scènes exemplaires de sacrifice et de courage; enfin les sujets allégoriques…”. A partir de la Révolution, ce qui était très exceptionnel devint beaucoup plus courant et le mépris des sujets traditionnels mena les artistes tout droit jusqu’à Shakespeare.

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Le peintre britannique James Barry a par exemple, en 1788, peint ce tableau (voir ill.1, détail) intitulé “King Lear Weeping Over the Body of Cordelia“, centré sur la figure tragique du vieux roi Lear, aux allures de prohète avec sa longue chevelure grise, et qui pleure la mort de sa fille Cordélia. Beaucoup plus près de nous, les amateurs de cinéma penseront tout naturellement à Coppola qui dans une scène non moins tragique du troisième volet de son “Parrain”, faisait mourir de la même façon la fille dans les bras de son père, incarné d’ailleurs par un acteur très shakespearien, Al Pacino (voir ill.2). On peut citer également Benjamin West qui la même année peignit deux tableaux sur le même sujet “King Lear in the storm” et un peu plus tard en 1793, “King Lear and Cordelia”. Les spécialistes ont l’habitude de souligner que ce qui intéresse les peintres à l’époque, c’est la figure tragique de Lear, mais on peut gager qu’ils trouvaient dans ce drame de Shakespeare, une parfaite illustration des temps révolutionnaires que nous traversions alors. Car après tout, si on veut le résumer en une ligne, “King Lear” raconte l’histoire d’un roi qui dès la scène d’exposition, renonce au pouvoir et organise sa succession non seulement de son vivant, mais de surcroît de manière très désinvolte puisqu’il convoque ses trois héritières - Goneril, Régane et Cordélia - et veut bien leur accorder une part de son royaume mais à la seule condition qu’elles sachent le flatter. Cordélia, pourtant la fille préférée et la plus honnête, n’y parviendra pas et en conséquence, ses deux soeurs se partageront sa part du royaume. Lear ne demande qu’à conserver le titre, et une armée de cent chevaliers entretenus par ses deux filles. Symboliquement il brise sa couronne en deux. A l’époque, nous avons un roi de France contemporain des oeuvres de West et Barry, qui renonce contre son gré il est vrai, au pouvoir royal, d’abord transformé en monarque constitutionnel avant de perdre finalement la tête en 1793, tout comme Lear perd la tête mais lui, au sens figuré puisque le pauvre roi progressivement abandonné par deux filles dont la gratitude n’est pas la première qualité, devient aussi fou que le fou qui l’accompagne.

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Cette folie du roi, on la trouve à mon sens merveilleusement illustrer dans le tableau (ill.3) déjà cité de Benjamin West, “King Lear in the storm“. Nous avons au centre, Lear qui furieux de son sort misérable et signe patent que sa santé mentale se dégrade, s’adresse d’égal à égal à la tempête:”Vents, soufflez à crever vos joues, vents, faites rage ! (…) Gronde, ventre du Ciel, Crache ton feu ! Que tes pluies se débondent !”. S’appuyant sur son épaule, nous voyons Kent le fidèle, qui s’est déguisé afin de pouvoir continuer à servir le roi à son insu. Près de la jambe droite, on reconnaît à ses vêtements le fou “officiel” du roi. Juste au-dessus de ce personnage, le seigneur Glouster avec sa torche, fait irruption dans la hutte. Accusé de trahison, celui-ci a choisi de rejoindre le roi dans son refuge. Exactement à l’opposé et dans le même axe, le pauvre Tom est assis, les jambes croisés, il a froid comme il ne cesse de le répéter dans la pièce.

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Un détail est particulièrement frappant: pourquoi regarde-t-il aussi intensément Glouster ? Tout simplement parce que pauvre Tom est en réalité Edgar, le fils légitime de Glouster, victime d’un complot ourdi par son frère batard, Edmond, et indument disgracié par son père. Lui aussi s’est déguisé et feint la folie en attendant que les choses rentrent dans l’ordre dans ce monde qui semble marcher sur la tête. On peut remarquer une ressemblance physique évidente entre Kent et Edgar, alors qu’ils n’appartiennent guère à la même famille. J’y vois pour ma part, la volonté du peintre d’affirmer qu’ils ont tous les deux, la même qualité morale et honnêteté, qui finalement triomphera au dénouement. On a donc dans cette hutte, a peu près toutes les figures de la folie feinte ou réelle comme si le peintre avait voulu représenter une nouvelle “nef des fous” (ill.4) sur terre et non plus sur mer, succédant au chef-d’oeuvre de Jérôme Bosch.


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