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André Gorz : "Lettre à D. Histoire d'un amour."

Par Manus

Andrי Gorz : "Lettre א D. Histoire d'un amour."

André Gorz et D. devant l'usine Renault-Billancourt - Février 1947 - © Suzi Pillet

André Gorz (1923- 2007), de son vrai nom Gerhard Hirsch puis Gérard Horst, est un philosophe et journaliste français.

Il côtoie Sartre, adopte une approche existentialiste du marxisme ; devient l'un des principaux théoriciens de l'écologie politique.

Il est co-fondateur, en 1964 du Nouvel Observateur, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, avec Jean Daniel.  

Rencontre notamment avec  Jean-Jacques Servan-Schreiber qui, en 1955, le recrute comme journaliste économique à L'Express.

« Toute la tentative d'André Gorz aura été d'étudier les conditions auxquelles une société peut récupérer son contrôle sur l'économie. Son dernier essai, "L'Immatériel", explorait le potentiel de subversion, de gratuité et de liberté qu'il y a dans l'économie de l'immatériel. » LLB (26-09-2007)

Lettre à D, Histoire d’un amour, éd. Galilée 2006, est un récit, une lettre, une déclaration d’amour qu’André Gorz adresse à sa femme, Dorine.

« Tu vas avoir quatre-vingt deux ans.  Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable.  Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais.(…) »

Soixante-dix pages où l’auteur reprend les premiers instants de la rencontre avec celle qui deviendra sa femme, sans que la mort ne les sépare jamais ; soixante-dix pages contenant l’analyse d’un homme, sans concessions, sur  l’amour qu’une femme lui a voué et pour lequel il ne s’est rarement senti à la hauteur.

Si le droit d’être aimé d’une femme dont l’absolu entraîne fascination et frayeur par la même occasion, Gorz réalisera au fil du temps l’effet miroir qu’entraîne son implication en amour.  Se laisser aimer pleinement et gratuitement ne lui sera finalement possible que si lui-même prendra toute la mesure de sa propre existence dans la vie.

Son épouse, par sa patience, son abnégation, et l’amour dont  la force réside en l’accueil entier de ce qu’il est et pour ce qu’il est, permettra à l’auteur de prendre intrinsèquement conscience que c’est en s’acceptant lui-même tel qu’il est, en se donnant le droit d’exister, en prenant sa place dans la vie et en s’aimant fondamentalement lui-même, qu’il pourra, dans un même flux d’échange, rendre cet amour, authentiquement, avec la même fidélité et constance que cette dernière.

Gorz propose au lecteur une lettre d’amour adressée à sa femme, certes, mais aussi un récit dont la lucidité dénuée de toute complaisance envers lui-même rehaussera cet amour vécu dans une quête d’absolu et par conséquent, de connaissance de soi.

Hymne d’amour à sa femme, l’auteur permet au lecteur de réaliser que la grandeur de l’amour, dès lors qu’il est vécu avec intensité et honnêteté (vérité ?), ne cessera de proposer des nouvelles voies, tant celui-ci plonge l’être au-dedans de lui-même à partir du moment où il vit en confrontation à l’autre.

Un premier coup de foudre est vécu avec Dorine - anglaise « belle comme un rêve » -, le 23 octobre 1947, pour ne plus jamais cesser, dans ce que Gorz dès le départ nomme « don » :

« J’ai compris avec toi que le plaisir n’est pas quelque chose qu’on prend ou qu’on donne.  Il est manière de se donner ou d’appeler le don de soi de l’autre.  Nous nous sommes donnés l’un à l’autre entièrement. »

Complémentaires avant de se ressembler, différents avant d’être compatibles, sans aucun doute, ce sont ces paramètres qui provoqueront une attirance et un enrichissement personnel que tous deux vivront dans la continuité :

« Ce qui me captivait avec toi, c’est que tu me faisais accéder à un autre monde.  Les valeurs qui avaient dominé mon enfance n’y avaient pas cours.  Ce monde m’enchantait.  Je pouvais m’évader en y entrant, sans obligations ni appartenance.  Avec toi j’étais ailleurs, en un lieu étranger, étranger à moi-même.  Tu m’offrais l’accès à une dimension d’altérité supplémentaire,  - à moi qui ai toujours rejeté toute identité et ajouté les unes aux autres des identités dont aucune n’était la mienne. »

Fragiles au-dedans et forts de l’extérieur, ils se reconnaissent en tant qu’enfants de la précarité et du conflit.  Leurs blessures communes fondant les soubassements de leur être, les rassemblera et, mutuellement, ils chercheront à se protéger, éprouveront le besoin de créer ensemble, l’un par l’autre, la place dans le monde qui leur fut originellement déniée.

Ils finissent par se marier ; Gorz galère sur le plan professionnel ; à deux, alors que leur situation financière est précaire,  ils traverseront tant les difficultés que les réussites.

Se voulant écrivain, raté à ses débuts, son épouse n’aura de cesse de l’encourager dans cette voie : la passion de son conjoint étant l’écriture, peu lui importera le résultat, seul comptera le respect qu’elle éprouvera dans ce qu’il est de plus fondamental.

Ce seront des rencontres, par leurs activités diverses, qui leur offrira l’occasion d’accéder à un niveau professionnel et littéraire tant espéré (convoité ?).

Lors de la période de galère professionnelle de l’auteur, celui-ci pose un regard tranchant et dur sur lui-même : alors que jadis il a pu souffrir d’un manque de reconnaissance et d’un cruel besoin d’exister au regard d’autrui, vivant ses échecs par les entrailles, dans ce récit, il révèlera, par la même occasion, son comportement taiseux, taciturne et fermé qu’il aura eu à l’égard de sa femme.  Cette présentation de lui-même sans aucune pitié ne peut, sans conteste, être tout à son honneur tout comme à celui de sa femme, qui vraisemblablement fut exemplaire au cours de cette période de vie éprouvante.

Le couple est donc extirpé de leurs années de misère et c’est toujours ensemble, à l’image de jumeaux, de siamois, qu’ils vivront leurs carrière professionnelle en travaillant l’un pour l’autre, en s’épaulant mutuellement, en partageant : tout.

Jusqu’au jour où le diagnostic tombe : Dorine est atteinte d’une arachnoïdite et d’un cancer de l’endomètre.   La douleur aiguë, l’absence de réel traitement pour cette maladie poussera le couple à réorienter leur vision de l’existence et à vivre, encore différemment, leur amour passionnément partagé.

Ils s’isolent un peu plus du monde du travail, du monde des vivants, tandis que Dorine traverse de très grandes souffrances et tente, par des exercices personnels tels que le yoga ou la méditation, à apprivoiser la mort.  Celle-ci est à ce point frôlée, voire côtoyée, qu’un soir, lors d’une réception, leur ami commun Illich dit à Dorine : « Vous avez vu l’autre côté. (…)  Ce regard !  Je comprends maintenant ce qu’elle représente pour toi. »

L’auteur, à ce souvenir, rajoute : « Tu avais vu « l’autre côté », tu étais revenue du pays d’où on ne revient pas.  Cela avait changé ton optique.  Nous avions pris la même résolution sans nous consulter.  Un romantique anglais l’a résumée en une phrase : « There is no wealth but life. »

La convalescence de Dorine, sa maladie, la vieillesse qui finit par les rattraper tous deux amène Gorz à tenir les propos suivant : « Je ne veux plus – selon l’expression de Georges Bataille – « remettre l’existence à plus tard ».  Je suis attentif à ta présence comme à nos débuts et aimerais te le faire sentir.  Tu m’as donné toute ta vie et tout de toi ; j’aimerais pouvoir te donner tout de moi pendant le temps qu’il nous reste. »

« Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais.  Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien.  (…)

Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre.  Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »  21 mars - 6 juin 2006.

André Gorz, à l’âge de 84 ans, se suicidera le 24 septembre 2007 en même temps que son épouse, Dorine. (v.article LLB)

Et le lecteur, lui, ébranlé tant par la force de leur amour que par leur suicide commun, ne peut s’empêcher de s’interroger ...

Savina de Jamblinne.

 

 

 


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