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Mais où est passée la carte de 1774 ? Ou comment les Américains « complotent » avec leur histoire

Publié le 03 juin 2007 par Jean-Philippe Immarigeon

Ce n’est pas que cette histoire de complot du 9/11 commence à me courir… Si, un peu tout de même. L’histoire officielle américaine ne serait que mensonge. La belle nouveauté que voilà ! La belle découverte également ! Les Américains ont toujours réinventé leur histoire. Je vais dans le présent article jouer les Jean-Christophe Victor avec Le Dessous des cartes de Arte, à propos de la guerre d’Indépendance. Et « dévoiler » un affreux « complot ».

Pour les historiens canadiens, la guerre dite d’Indépendance américaine commence avec ce qu’on appelle le Congrès d’Albany, qui se tient en grande partie à l’initiative de Benjamin Franklin. Les Américains racontent qu’il s’agit là du premier pas vers l’autonomie politique des futurs Etats-Unis. Il semblerait qu’en fait Franklin avait élaboré en ce printemps 1754 un plan dit Albany Project, dont le but était ni plus ni moins que de pousser la métropole anglaise à la guerre contre la France, pour satisfaire les intérêts expansionnistes des colons américains sur la Frontière. L’épisode tragique qui suivit, connu sous le nom de massacre de Jumonville, est même considéré comme la première mise en œuvre de ce plan (voir American parano). On achemine alors discrètement des troupes de part et d’autre. L’escadre française de Dieskau, qui amène trois mille hommes, est interceptée, et deux navires capturés. Peu après, la Navy arraisonne plus de 300 de nos navires marchands et s’empare de 6.000 marins et officiers qui iront pourrir sur ses pontons. C’est la guerre, toujours sans déclaration. Dans le même temps, la première purification ethnique des temps modernes, la déportation des Acadiens, commence.

La suite est connue : dans un premier temps, Montcalm met la pression sur les Américains, essentiellement par une poussée le long du lac Champlain (établissement de Fort Carillon, l’actuel Ticonderoga). Puis Londres envoie un corps expéditionnaire imposant dans le Saint-Laurent. Montcalm meurt pour ne pas voir les Anglais entrer dans Québec le 14 septembre 1759, et la France perd le Canada. Fin du premier acte.

C’est ici que les cartes entrent en jeu.

Voici les cartes « officielles » de vulgarisation que l’on trouve dans les manuels et les livres d’histoire américains, telles qu’elles sont diffusées en l’espèce par la Library of Congress.

1754, la Nouvelle France et les 13 colonies anglaises :

Avant 1763

1763, l’Angleterre s’impose :

Traité de 1763

1783, l’indépendance des 13 colonies américaines :

Traité de 1783

C’est simple, clair et net. Mais entièrement faux.

Voici les mêmes cartes mais telles que les historiens britanniques, canadiens et français les établissent.

En 1754, année du congrès d’Albany, en bleu la Nouvelle France, et en jaune ce que les souverains d'Europe considèrent encore appartenir aux primo-occupants du continent, les Indiens :

En 1759

Au Traité de 1763, la France abandonne ses « quelques arpents de neige », et la carte devient celle-ci :

 Traité de 1763

Le Traité est mis en œuvre par une proclamation du roi George III la même année. Sous gouvernement militaire entre 1760 et 1763, le Canada passe alors sous gouvernement civil, mais les Canadiens sont désormais sujets du roi d’Angleterre et soumis aux mêmes règles que ses autres sujets. Surtout, la proclamation royale qui introduit le nouveau régime divise l’ancienne Nouvelle France, séparant la région de Québec et Montréal de Terre-Neuve et de la Nouvelle Ecosse. Cela n’apparaît pas sur la carte d’histoire américaine.

On y constate surtout une autre différence : l’absence d’identification des territoires des nations indiennes. Ce n’est pas innocent. Car même si la proclamation de 1763 avait donné partiellement satisfaction aux Indiens en enlevant au contrôle des 13 colonies les territoires autour des grands lacs et de la vallée de l’Ohio, il n’avait jamais été dans l’intention des Américains d’accepter la situation du Traité de Paris comme figée. C'est ce que soulignait George Washington (le même qui avait fait tirer sans sommation en 1754 sur Jumonville) qui avait bien l’intention d’étendre ses possessions personnelles en prenant des terres indiennes, et qui écrivait alors : « Je ne peux concevoir cette proclamation (royale de 1763) que comme un expédient temporaire destiné à apaiser les Indiens. Mais que tout ceci reste entre nous. »

C’est là que commence le second acte. Car les nations indiennes ont immédiatement compris ce que ce flou veut dire : il ouvre le processus d’extermination. Elles le font savoir, et l’épisode le plus connu est celui de la révolte de Pontiac. Chef ottawa, il comprend que le départ définitif des Français sonne le début d’une guerre biologique avec les colons américains, et tente d’obtenir des Anglais la même protection qu’il avait du roi de France. La grande révolte des tribus est d’ailleurs un phénomène collectif. C’est une vraie guerre, violente, et les Anglais font une nouvelle expérimentation intéressante pour la suite, la guerre virale, tentée avec succès par le général Amherst : à l’époque, c’était la distribution de couvertures infectées par la variole, le grand fléau en Europe. Les populations de beaucoup de tribus des Six Nations n’y résistent pas. Puis le traité de Détroit de septembre 1764 apaise les esprits. Les Six Nations signent ensuite en 1766 le traité d’Oswego avec Londres, et Pontiac est assassiné. Fin du deuxième acte.

Les nations indiennes ont obtenu gain de cause, mais les Américains n'ont pas perdu. Les terres en jaune restent plus ou moins terres de mission au statut juridique incertain (si l'on adopte le point de vue américain : c'est indien donc c'est rien). Et c’est là qu’il manque une carte essentielle pour expliquer ce troisième acte qui est la guerre d’Indépendance elle-même, celle du Quebec Act de 1774. Je l’ai cherchée sur le site de la Library of Congress, je ne l’ai pas trouvée. Cette carte, la voici telle que les historiens canadiens, britanniques et français la produisent :

Quebec Act 1774

A quelle carte ressemble-t-elle ? A celle de 1763 modifiée ? Absolument pas. D'ailleurs on remarque que les auteurs canadiens ont repris la couleur bleue de la Nouvelle France de leur carte de 1754 : ce n'est pas plus innocent que l'absence de territoires indiens dans les cartes américaines. Mais exactement dans l'autre sens.

Le Quebec Act de 1774 fixe le nouveau gouvernement du Canada, et rétablit le droit écrit, les privilèges de l’église catholique, dispense les Canadiens du serment du Test (qui barrait la voie de l’administration aux catholiques), etc… C’est la vraie naissance de ce qui sera le Québec. Mais surtout, les Canadiens, sujets du roi d’Angleterre depuis 11 ans, récupèrent l’espace et l’influence commerciale qu’ils avaient lorsqu’ils étaient sujets du roi de France. Et les terres indiennes repassent sous tutelle d'une puissance européenne (à noter que les Indiens étaient totalement étrangers à toute notion de propriété de la terre, voir notamment l'extraordinaire et sublime réponse du chef Seattle de 1854 au gouvernement de Washington qui lui proposait d'acheter les territoires de sa nation en échange d'une... déportation vers une réserve).

Car si on examine la carte de 1774, celle qu’ignore précisément l’historiographie américaine, on voit que Londres redessine la province du Québec qui englobe de nouveau le débouché des régions maritimes du nord-est, et surtout s’étend jusqu’à la vallée de l’Ohio et plus au sud jusqu’aux possessions de la Louisiane, entendez par là toute la vallée du Mississipi. La majeure partie des territoires indiens, ceux dont le statut était relativement indéterminé en 1763, et du coup objet de toutes les convoitises américaines, repassent sous la protection directe des Canadiens, qui obtenaient un monopole de fait du commerce avec les tribus. La Fédération des nations iroquoises redevenait l’interlocuteur privilégié et reconnu du roi d’Angleterre et de ses sujets canadiens, lesquels avaient bien l’intention d’exclure tout Américain de cette région, et surtout d’empêcher le moindre progression de nouveaux colons vers les grands lacs.

Voici les mêmes cartes de 1763 et 1774 vues autrement. En 1763, en orange foncé les territoires directement possédés par l’Angleterre, canadiens et américains :

 Traité 1763

Voilà maintenant la situation en 1774 :

Quebec Act 1774

On voit que la zone orange foncée des Canadiens s’est étendue pour finalement correspondre à la zone bleue de la Nouvelle France des cartes précédentes. Et lorsqu’on superpose la carte de 1774 et celle de 1754, on se rend compte que, à la couleur près, c’est effectivement la même. Les 13 colonies américaines se retrouvent donc de nouveau coincées, sans aucune possibilité d’extension territoriale. Or cette situation est inacceptable, ne serait-ce que pour une raison démographique : les Américains sont déjà 1 million, les Canadiens ne sont que 60.000. Et ces derniers ont de nouveau plus de territoire qu’eux, et les privilèges du commerce du temps des Français, et des droits sur les terres de l’expansion "naturelle" américaine. Vingt ans après le congrès d’Albany, tout est à refaire pour les Américains.

Dans la Déclaration d'Indépendance du 4 juillet 1776, le Quebec Act est désigné comme un des intolerable acts pris par Londres contre les Américains (voir American parano, pp. 147 et ss)

Et bien cette carte de 1774 est absente des manuels d’histoire aux Etats-Unis. Elle est en revanche présente dans tous les ouvrages canadiens et britanniques et, pour ces derniers, l’explication de la guerre d’Indépendance (elle ouvre par exemple chaque album de la série écrite par Brendan Morrissey sur les batailles et campagnes de cette guerre, publiée par Osprey, sur le principe qu'un petit dessin vaut mieux qu'un long discours). Et même pour certains, la seule et unique cause. Car pour beaucoup de ces historiens, c’est la lutte pour l’espace vital qui détermine les Américains à se rebeller contre le roi d’Angleterre, pas les grands idéaux des Lumières. Cette lutte va être un souci constant des Américains. Ainsi, lorsqu’une flotte française est envoyée à Newport sous les ordres de l’amiral d’Estaing durant l’hiver 1778-1779, et que la pression est alors moindre sur les Insurgents, ils en profitent pour élargir leur espace au détriment des Indiens. Ceux-ci étaient restés neutres, les Six nations avaient même renoncé à leur conseil fédéral. C’est Washington qui détourne une partie de ses troupes contre les Indiens et ordonne qu’on se saisisse des territoires iroquois non seulement pour les conquérir mais pour les dévaster. L’opération commence en août 1779, est confiée au général John Sullivan qui envahit tout le nord-ouest de la colonie de New York, c’est-à-dire l’Etat qui va de la ville du même nom jusqu’au Saint-Laurent, à l’ouest du lac Champlain, pour soumettre les Iroquois. Tout est brûlé, pillé, détruit, et le colonel Daniel Brodhead massacre plusieurs villages et des centaines de femmes et d’enfants.

Quelques années après l’Indépendance, Thomas Jefferson, qui stigmatisait la barbarie des Indiens dans sa Déclaration du 4 juillet 1776, fera voter en 1787 un texte appelé Ordonnance du Nord-Ouest qui prévoyait la colonisation de la région de l’Ohio et des Grands Lacs, dans l’optique de la fondation du grand empire à la destinée si manifeste que Jefferson voyait déjà s’élancer à la conquête de l’hémisphère, puis du monde. Il suffisait que la population atteigne une certaine densité dans un certain périmètre pour qu’une région demande à passer du statut colonial à celui d’Etat. Dès lors, les Indiens devaient être considérés soit comme des étrangers sur le territoire américain, et traités comme tels, soit comme des Américains à part entière et se soumettre aux lois et à la religion des Etats-Unis.

On aura compris qu’un siècle de génocide se trouve donc inscrit dans les textes fondateurs de la république américaine… et dans ses cartes. Et que ce génocide est encore purement et simplement nié, puisque les nations indiennes n’existent toujours pas dans les cartes scolaires, même aujourd’hui. Complot ?


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