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Jouer sa vie : la conversion artistique de Jean-Louis Boncoeur.

Par Srobert
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Introduction

Il est toujours difficile de définir un genre littéraire en quelques lignes. Néanmoins, nous le faisons parfois par commodité, comme les dictionnaires. Cependant, s’il fallait définir le théâtre en quelques mots, il faudrait le distinguer de la réalité : il serait inutile de se déplacer au théâtre si celui-ci offrait au spectateur un copie conforme de notre quotidien. Au contraire, s’il y a du « réel » dans le théâtre, il s’agit d’une réalité déformée, amplifiée, jouée

Le théâtre c’est le jeu et sa condition de possibilité : la distance entre la scène et le réel.

En droit, nul comédien n’est donc à la ville comme à la scène. Or nous conviendrons, en fait, que le comédien joue souvent et partout. Mais jusqu’où la confusion peut-elle aller ?

Jean-Louis Boncoeur, naissance d’un comédien

Chez Jean-Louis Boncoeur[1], artiste complet, cette confusion serait presque un cas clinique. Dès le milieu des années 30, ce jeune professeur d’Arts Plastiques découvre le monde paysan par le biais de sa belle-famille. Une conversion s’opère : il découvre les mœurs du monde paysan, son patois, son esprit. Féru de théâtre qu’il pratique depuis son enfance, il est membre de la Troupe Paris-Berry durant la guerre. A cause de restrictions, il se verra dans l’obligation de jouer plusieurs rôles et de faire de nouveaux sketchs. Il entre très vite dans la peau d’un paysan plaisantin qu’il va désormais perfectionner et incarner avec une grande intensité.

Dès 1942, les tracts annoncent « Jean-Louis Boncoeur » dans ses œuvres. Pour ce personnage, inspiré des Contes de la Limousine de Gabriel Nigond et des peintures de Fernand Maillaud, Edouard Lévêque, de son vrai nom, devra composer des monologues. Au début, ce sont des pastiches des fameux contes de Gabriel Nigond. Peu à peu, le disciple s’émancipe et trouve enfin l’inspiration plus en lui même.

En tout, il existe 88 monologues rimés, sur des états d’âmes, des croyances, des sujets d’actualités, des personnages, des clichés déconstruits.

Bientôt seul en scène, durant plus de cinquante ans, le berger Jean-Louis Boncoeur ira faire rire, émouvoir ou faire frémir des générations de spectateurs. Il dépassera même l’âge de son personnage.

Edouard Lévêque ou Jean-Louis Boncoeur ?

Depuis les années quarante, Jean-Louis Boncoeur se substitue à Edouard Lévêque. Cependant, il faut bien avoir une vie civile : elle devient complexe lorsque l’on est Jean-Louis Boncoeur même en dehors de la scène. Cette schizophrénie artistique le gagne et son personnage est partout présent. Son berger inventé, son patois stylisé et épuré pour la scène constituent une seconde nature. Jean-Louis Boncoeur a un monde, une vie que l’on peut lire dans un livre : Le Berger m’a dit. Dans le recueil de ses monologues, on découvre le quotidien du berger, ses amours passés et présents, des ennemis, ses rêves, sa mélancolie constante, ses enfants, ses voisins. Tout est bien organisé, tout est pensé.

Cette vie fictive permet alors le développement de nombreuses réflexions : la peur de la mort, parfois obsédante, et la nostalgie d’un patrimoine et de mœurs idéalisés qui n’existent pas : ils appartiennent à l’imaginaire de l’artiste. Dans « Su’ les traînes », on découvre même un berger au milieu d’un monde auquel il ne semble pas appartenir. Toujours en retrait, il observe et décrit avec humour ou tristesse.

Cela en dit long sur Edouard Lévêque. Un témoignage récent et des interviews rendent compte d’un homme qui n’aimait pas le changement[2], préférait les choses que les êtres[3] et détestait voyager[4]. Cela n’est pas une condamnation morale mais bien plutôt le portrait d’un homme qui, caché derrière son accent et son déguisement, avait une liberté de ton que seule la comédie pouvait permettre.

A la fin de sa vie, Jean-Louis Boncoeur a été filmé : il a joué quelques monologues devant la caméra. Un de ses textes les plus fameux, Le Sorcier Jean-Lou, est joué de manière si surprenante et avec une telle intensité que l’on pourrait croire Boncoeur habité par le sorcier. Un extrait de ce long monologue (et sa traduction) suffit pour instaurer une atmosphère angoissante :

Qui fait crever les poules de l'adjoint ?

Qu'ôte l'lait des vaches et qu'térit les fousses ?

Qui commande au blé : " Là j'veux qu'tu pousses "

Et au lieuve qui court : " T'eus bin assez loin ? "

Qui qu'a fait languir l'Hortense et l'Angèle ?

Fait sécher l'Farnand cuomme un couton d'bois

Qu'a fait tourner fou l'gend'e au père François ?

Qui qu'a fait péri' la p'tite à l'Adèle ?

Pour prend'e l'gibier et griller les foins.

Jiter la clav'lée su' les bêtes et l'monde.

Faut qu'y asse au pays un quéqu'zum d'malin

(Les malins cheu nous c'est pas qu'ça l'abonde !)

On voit pas trop qui... Mais on sent les coups.

Et on dit tout bas : " Ça s'rait bin Jean-Lou ? "

C'est Jean-Lou !...

 

C'est Jean-Lou l'gambi, l'Sorcier du village

Une vraie maudition pour la société

Paraît qu'dans son coeur y a qu'de la ch'ti'té

Parsounne sait son nom... son pays, son âge...

Il est v'nu coumme ça... " Dieu sait pas d'là vou ! "

Qu'disont les bounnes âmes de son voisinage

Et on fait l'signe de croix su' son passage

Pour conjurer l'sort. " Dieu ! protégez-nous...

In nomen fili sanctou spiritou "

J'ons rencontré l'Aut'e !... l'Aut'e... l'savez-vous

C'est Jean-Lou !...

 

Qui qu'a pour amis qu'les bêtes à malchance

Les aspics, les coires, et les grands ch'tits loups

Et les grapauds, les souris-chaudes et les z'hiboux ?

C'est Jean-Lou !...

 

Ses fleurs à lui, les herbes à sa conv'nance

C'est les ortruges, les échaussis, les z'houx

Les fausses potrelles, la ciguë et l'chimou...

La mise en abîme contribue, chez Boncoeur, à accentuer la confusion initiale : Lévêque joue Boncoeur qui interprète à son tour Jean-Lou ou le « dordet de Chavy[5] ». Le personnage joue d’autres personnages, il devient lui-même acteur.

Dans les dernières années, maîtrisant son berger à la perfection, Edouard Lévêque ne se maquillait plus et incarnait Boncoeur avec un « naturel » déconcertant. Patricia Darré, journaliste et ancienne élève d’Edouard Lévêque raconte que, pendant les cours d’Arts Plastiques et lorsque les élèves étaient au travail, leur professeur s’adonnait à un étrange spectacle : derrière son bureau, Lévêque pinçait la peau de son visage qu’il plissait sans cesse entre ses doigts. Son élève, devenue sa confidente, comprendra plus tard que son professeur faisait cela pour vieillir les traits de son visage.

Un monde factice

Le monde réel est un monde qui lui aussi, doit être joué. Le changement d’identité aura pu permettre à Edouard Lévêque de semer la confusion autour de lui : il semble que sans son personnage, l’homme n’avait que peu de goût pour l’existence[6]. Comment s’inventer le monde ? En jouant et en le convertissant à ses propres lois. Voici donc l’étrange spiritualisation de Boncoeur contre le changement du monde :

Tout le monde s’en va ! Mais moi, je serai fidèle !

Je n’ai peut-être pas, au fond, un grand mérite à cela !

Mais je pense – sauf, bien sûr, si le Bon Dieu me rappelle -

Que je resterai le dernier, seul, dans ma petite cabane

Au milieu du pays perdu… Et ma chandelle,

Brûlant dans la nuit, toute nue, dira

Au restant du monde, comme une petite étoile

Qu’il y a encore une âme à s’accrocher… là !

Tout l’monde… y s’en va ! Mais moue, j’s’rai fidèle !

J’ai p’t’ête pas, au fond, grand mérite à ça !

Mais j’pense – sauf, ben sûr, si l’Bon Dieu m’rappelle –

Que j’rest’rai l’dernier, seul, dans mon cabras

Au milieu du pays perdu… Et ma chandelle,

Brûlant dans la nuit, toute nue, dira

Au restant du monde, coumme une  p’tite étouèle

Qu’y a encore une âme à s’accrocher… là ![7]

Être pour tous le chantre d’un passé fantasmé, ici et maintenant, hors de la scène, tel était le vœu de Jean-Louis Boncoeur. Nous écrivons « vœu » justement parce qu’il est entré en art comme on entre en religion : dans cette chapelle paysanne, le bon berger cherche l’essentiel et s’habille d’humilité. Il veut préserver sa flamme désuète contre l’acharnement de la modernité, et tente de rassurer comme il peut tout ceux qui voient partir leur campagne gorgée de traditions. Le personnage de Jean-Louis Boncoeur est un symbole, celui de l’angoisse d’un monde rural qui depuis bien longtemps… s’en est allé.


[1] Edouard Lévêque, dit Jean-Louis Boncoeur (1911-1997) était un comédien, poète et artiste régionaliste. Il a cherché, dans la lignée de Jean Rameau et de Gabriel Nigond, à se faire le chantre des traditions et du patrimoine de l’Indre et du Cher. Il tente d’incarner, avec son personnage de berger taquin et bienveillant, les valeurs morales du monde rural. Coiffé d’un vieux chapeau cloche, vêtu d’une longue limousine de feutre, grimé et appuyé sur un grand bâton, il marquera plusieurs générations et imprimera sa marque dans l’imaginaire collectif.

[2] « Je est un autre », entretien avec Patricia Darré in Autour de Jean-Louis Boncoeur… (à paraître 2010)

[3] Entretien avec Patricia Darré pour le Petit Echo (1991)

[4] « Les 80 ans du vieux berger » in Berry Magazine (1991)

[5] Littéralement l’ « idiot de Chavy » ou « le simplet de Chavy ». Idiot du village inventé par Boncoeur qui raconte sa vie dans un poème éponyme.

[6] « La réalité – peu de gens le savent sans doute – c’est que Jean-Louis – le clown, le comique, le marchand de bonheur, flirte depuis plus d’un demi-siècle avec la déprime et le stress. Il prend tous les coups. Il connaît la solitude, l’abandon. Il est la victime désignée des ragots, des projets manqués, de toutes les trahisons. Aujourd’hui, une fois pour toutes, il est entré dans le masque qu’il s’est inventé. Il arrive parfois qu’un masque cache un autre masque. » Christian Pirot, Les Chansonniers du Berry, III, Pirot, 1988, p. 195.

[7] Boncoeur, Le Berger m’a dit, I, Châteauroux, Roussel, 1977.


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