Magazine Journal intime

10 ans déjà

Par Isabelledelyon

Il y a 10 ans, le 19 décembre 2000, à 2H du matin, le téléphone sonnait dans notre tout nouvel appartement dont nous venions de prendre possession depuis 4 jours et que nous occupons toujours. Nous hébergions ma sœur et son ami  C'est mon mari qui a décroché, j'étais déjà en larmes dans mon lit. Je connaissais la raison de cet appel à une heure indue, il n'était pas anodin.
Je savais que mon père venait de mourir.
A cause du cancer, je venais de perdre un être que j'adorais, dont j'étais très proche. La seule consolation que je pouvais avoir était que ses souffrances cessaient enfin. Cette saleté avait réussi à atteindre le système nerveux central. Je soupçonne aussi l'équipe d'avoir forcé la dose qui le maintenait endormi depuis 15 jours. La pompe à morphine ne suffisait plus pour atténuer la douleur.
Je ne souhaite à personne de voir un être aimé dans cet état. Si j'avais su comment faire, j'aurais abrégé cette agonie. Tant qu'il était conscient, nous nous étions relayées ma sœur et moi pour dormir à ses côtés, dans sa chambre lorsque son pronostic vital était en jeu.
Il était dans un service de fin de vie, condamné. Il avait eu droit à leur seule chambre individuelle libérée par le décès de son précédent occupant. Celle que l'on réserve à celui qui a le plus mauvais pronostic pour lui permettre de souffrir et de mourir en paix. Une sorte de couloir de la mort mais dont on n'a aucun espoir d'en sortir par une grâce, aucun recours possible. Le cancer est pire que la peine capitale lorsqu'il n'y a plus d'amélioration possible. Il ne laisse aucune chance et peut faire durer ce passage à la mort pendant plusieurs semaines. La chaise électrique est préférable, elle a au moins le mérite de tuer en quelques minutes. Pour un condamné du cancer, on ne peut pas exiger une mort plus rapide, ce privilège ne nous est pas accordé, on doit souffrir et attendre que le cancer se répande partout, prenne possession d'un organe vital et donne enfin le coup de grâce.
Cette chambre est ancrée dans ma tête, j'y ai passé des journées entières aux côtés de mon père que j'aimais tant. Mon médecin m'avait arrêtée, je n'étais plus en état de travailler, omnibulée par cette mort prochaine. Cet hôpital était en plein Beaujolais, c'était un vieux bâtiment majestueux, tout en pierre. Sa chambre donnait sur un parc avec des arbres centenaires. C'était magnifique. Il n'a jamais pu profiter de cette vue. Il ne pouvait plus bouger, il avait des escarres, il ne pouvait plus parler, il ne pouvait plus déglutir, il ne pouvait plus rien faire, il était l'ombre de lui-même mais il était conscient.

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Nous avions appris sa maladie en février, 10 mois auparavant. Il avait 54 ans. Dès le début, le neurologue nous avait prévenu qu'il aurait moins de deux ans à vivre. Il était condamné, un cancer du cerveau, un glioblastome. J'étais avec ma mère lors de cette annonce. J'étais effondrée. Depuis j'allais le voir tous les jours. Je passais mes pauses déjeuner avec lui tant qu'il était sur Lyon ainsi que toutes mes soirées. En septembre, son état s'était aggravé. La tumeur était revenue plus grosse. J'avais demandé à son oncologue d'estimer le temps qui lui restait à vivre. Devant mon insistance, il m'avait répondu, trois mois tout au plus, il ne s'était pas trompé.
L'administration hospitalière allait être satisfaite. Ça faisait un mois qu'elle nous mettait la pression, il ne mourrait pas assez vite. Elle nous menaçait de le passer dans un service de moyen séjour, une sorte de maison de retraite intégrée mais dont il faudrait payer la pension chaque mois. Du grand n'importe quoi, nous qui le voyions diminuer un peu plus chaque semaine, se métamorphoser en vieillard, bien loin de l'homme que nous aimions en début d'année.
Je pense que l'arrivée de Noël a dû accélérer son départ. Et puis un autre homme, même âge, même cancer, attendait dans la chambre commune que cette chambre se libère pour vivre la même agonie que mon père.
Mes grands-parents maternels couchaient sur place, dans un bâtiment réservé aux proches. Ma grand-mère était anéantie. Elle ne cessait de répéter que c'était elle qui aurait dû mourir avant, pas son fils.
D'ailleurs elle ne s'en est jamais remise, elle ne s'est jamais relevée de son lit, elle n'avait plus envie de vivre, elle est morte deux ans après. Mon grand-père, mon modèle de résilience a réussi à surmonter toutes ces épreuves et à refaire sa vie.
Tous les jours, ma sœur, ma mère, mes grands-parents et moi nous retrouvions pour la journée dans cette chambre. Parfois nous nous succédions mais nous ne le laissions jamais seul, une sorte de veillée funeste. Nous discutions de tout et de rien, de choses légères et d'autres beaucoup plus graves. Le plus dur était de lui répondre lorsqu'il pouvait encore nous chuchoter quelques mots dans un souffle. Il a toujours refusé de savoir qu'il avait un cancer et qu'il allait mourir. Il nous confiait tout ce qu'il allait faire en sortant, c'est à dire jamais. Sa vie était terminée, plus de projets, plus de rires, plus d'échanges. Nous devrions nous contenter de souvenirs. Lorsque c'était trop dur de refouler ma peine devant lui, je sortais et je pleurais un bon coup avant de revenir pour passer ces derniers moments avec lui. Nous étions moins présents depuis qu'il sombrait dans un sommeil artificiel dont la seule issue était la mort.

Et voilà, nous y étions. Nous allions pouvoir fêter Noël sans lui, le cœur endeuillé. Je ne me souviens plus des heures qui ont suivi cet appel. Je pense que nous avons dû pleurer dans les bras l'une de l'autre et puis avertir nos deux frères et ma mère. Ensuite nous nous sommes préparées alors que les ouvriers arrivaient, le chantier n'était pas terminé, ils avaient pris du retard. Nous étions entourés par les cartons et l'appartement était inachevé. Cet achat suivi de 5 mois de travaux avaient au moins eu le mérite de m'occuper l'esprit et de ne pas penser uniquement à la mort prochaine de mon père.
Nous sommes allées ensuite à l'hôpital pour libérer la chambre. Nous avons dû toutes les deux vider ses placards, faire son sac. Je ne voyais plus rien, je sanglotais, je ne pouvais plus m'arrêter, j'avais tellement de peine, j'étais inconsolable. Je prenais ses objets personnels qu'il aimait tant, qui me le rappelait vivant et qui étaient désormais totalement inutiles. J'aurais tellement voulu le voir s'en servir encore une fois. J'aurais tellement voulu qu'il ne meure pas. Il me manquait déjà terriblement.
Et puis ma mère nous a rejointes, nous avons dû organiser les obsèques. Le choix des chansons, la rédaction d'un texte que je tenais à lire à l'église pour lui rendre un dernier hommage nous ont permis de ne pas penser à son absence, à ce vide immense qu'il laissait derrière lui. Nous avons souhaité qu'il soit enterré le plus rapidement possible afin d'avoir cette épreuve derrière nous. Il faisait terriblement froid, ma grand-mère ne tenait pas debout. Il a rejoint sa dernière demeure le 21, deux jours après. Il avait 55 ans, moi 29, ma sœur 26, mon frère 22 et le dernier 17.

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J'ai organisé un réveillon de Noël chez moi. J'ai fait un sapin de Noël. J'ai sorti ma belle vaisselle. Le cœur n'y était pas. Nous donnions le change, nous nous serrions les coudes dans cette épreuve mais nous étions tous submergés par la peine. Notre père était un papa poule, nous n'avions aucun reproche, aucun grief contre lui. Il nous avait donné de l'amour à outrance. Il avait toujours été si fier de nous. Son absence laissait un vide immense en chacun de nous.
Il a fallu deux ans pour que les repas de famille soient réellement enjoués, pour s'habituer à vivre sans lui. Je n'ai jamais accepté sa mort prématurée, j'en veux terriblement au cancer de l'avoir ravi trop tôt, beaucoup trop tôt. 10 ans déjà.

Chez nous, j'ai mis des photos de lui. Il était toujours souriant, d'une nature enjouée, toujours gai, toujours à plaisanter. Je pense à lui tous les jours. Je ne veux pas regarder les dernières photos de lui, il n'était plus qu'un condamné à mort. J'ai mis deux ans pour arriver à me souvenir de lui avant ce cancer. J'étais imprégnée de cette épreuve si terrible.

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Ma sœur, mon père et moi

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Je me souviens des paroles du chirurgien lors de cette terrible annonce. Avant même d'opérer, juste au vu de l'IRM, il nous avait dit qu'il reconnaissait trop bien ces clichés et qu'il s'agissait d'un glioblastome. Il nous proposait une intervention chirurgicale de plus de 10H pour enlever le plus gros de la tumeur car elle était opérable. Il avait tenu à ajouter que des familles ne voulaient pas de cette opération, à quoi bon puisque le patient était condamné à une mort prochaine. Ma mère et moi nous étions récriées, nous voulions évidemment qu'on tente de lui donner un sursis un peu plus long. Avec le recul, je pense qu'il voulait nous amener à réfléchir, à ne pas envisager l'opération comme seule alternative, à suggérer le plus adroitement possible que ne rien faire pouvait aussi être une option.
Fortes de cette expérience, je sais qu'aujourd'hui, nous refuserions l'intervention. Elle n'a servi à rien, à gagner quelques mois mais il était dans un tel état qu'il n'en a vraiment pas profité. Il a juste séjourné plus de temps dans un lit d'hôpital. Il n'est jamais redevenu l'homme alerte que nous connaissions mais un invalide à 80%. Il aurait mieux valu pour lui qu'on laisse cette tumeur de 5 cm grossir et l'emporter plus vite. Mais il aurait fallu qu'on accepte l'idée de sa mort prochaine et nous espérions encore un miracle avant cette intervention. Il n'a jamais eu lieu.

Depuis, j'ai eu besoin de me renseigner sur la mort des patientes atteintes d'un cancer du sein. Je voulais savoir si j'allais devoir vivre la même agonie que mon père. Je me suis rendue compte qu'heureusement, la plupart du temps, lorsque les métastases sont partout, qu'on est condamné, le décès survient 15 jours après. J'ai été rassurée par ce délai. Si je dois souffrir et n'avoir plus que la mort à attendre, autant que ça soit le plus bref possible. Je suis évidemment pour l'euthanasie, que celui qui souffre sans plus aucun espoir à la clé ait au moins le choix des conditions de sa mort par respect pour l'être humain qu'il est.

J'ai lu, il y a peu, qu'un vaccin venait d'être testé destiné aux personnes atteintes d'un glioblastome. Il pourrait leur permettre de gagner une année de plus de vie. J'espère que la recherche continuera à progresser et éviter à d'autres familles d'apprendre que leur proche va bientôt mourir d'un cancer incurable.

Voici quelques liens vers d'autres articles qui traitent de sujets que je mets en corrélation :

Mon regard sur la vieillesse

Le cancer et Dieu : ma foi malmenée

Ressemblance physique perturbante

Arbre généalogique et Ressemblances

Je voulais terminer par une chanson. Comme je n'arrive pas à me décider entre celle qui reflète mon ressenti et lui rend hommage et celle qui illustre le mieux sa joie de vivre qui ne le quittait jamais, je vous mets les deux :


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