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L'instrumentalisation de l’Histoire dans la pensée politique de Charles Renouvier (2)

Publié le 24 décembre 2010 par Zebrain

920ed81b8a0cb249e9c6281edf766ccc.jpgI – L’Histoire revisitée par l’Imaginaire.

Selon une méthode employée par de nombreux utopistes, Charles Renouvier prétend ne pas être l’auteur de l’Uchronie. Un soi-disant « Avant-propos de l’éditeur » (19) informe les lecteurs que le texte qui suit est la traduction d’un manuscrit, apocryphe, d’un frère Prêcheur « qui serait mort à Rome, dans la première année du 17ème siècle ». Il aurait été persécuté par l’Inquisition, « peu après Giordano Bruno » (20) et la diffusion du manuscrit interdite par l’Église. Celui-ci postulait en effet que « le christianisme aurait pu ne pas triompher anciennement dans l’Occident, s’établir dans l’Orient seul et ne rentrer en Europe que tard, après qu’il aurait abandonné sincèrement ses vues dominatrices » (21). Le thème central de l’ouvrage est donné (22). Avant d’en analyser la dimension politique et philosophique, il faut retracer les grands événements de l’histoire imaginée par Renouvier. Deux éléments en fondent la spécificité : la mise à l’écart du christianisme (23) des destinées de l’Occident (A) et l’accélération de la révolution industrielle (B).A – De la romanité libérée du christianisme à la fédération européenne.L’accession au pouvoir du général Avidius Cassius en 175 marque le début d'une série de réformes approuvées par le Sénat, votées par les comices (24). Toutes tendent à promouvoir les libertés individuelles et à permettre le retour de la République (25). Les destinées de la Gaule méridionale en ressortent modifiées : la généralisation de la petite propriété, la disparition des taxes « vexatoires » permet l’essor du commerce et de l’industrie. Le vrai citoyen remplace « les troupeaux de colons, les bandes d’oisifs et les hordes militaires » (26). La prospérité économique sert de ciment à la démocratie. Mais trois maux doivent être éradiqués : « les barbares et l’armée qui les contient, la dépopulation et les esclaves, les chrétiens et l’indifférence politique » (27).
La mise en place d'un serment civique que les chrétiens ne pourront accepter de prêter, puisqu'il ne reconnaît aucune puissance surnaturelle, permet de régler la question du christianisme. Les réfractaires de la secte sont exilés dans « certaines régions de l’Orient » et la peine capitale attend ceux qui tenteraient d'en revenir (28). La séparation entre un Occident dominé par l’idée républicaine et un Orient qui glisse déjà vers le fanatisme est consommée, quoique Rome conserve un contrôle nominal sur ses provinces orientales.
Le fait religieux est donc déterminant pour Renouvier : en Orient , « le pouvoir des surveillants religieux se substituait graduellement à celui des officiers civils » (29). Et, à la désagrégation politique, s’ajoutent les discordes théologiques sur la nature de Dieu (30). Renouvier postule un essor de l’arianisme (31) qui constitue un moyen terme et aide à la formation des premières nations d’Orient. Dans la première moitié du XIIe siècle républicain (32), la Syrie, l’Egypte, l’Asie Mineure, la Thrace et l’Afrique, « ces contrées si éloignées les unes des autres (…) passaient de l’état d’émeute, pour ainsi dire endémique, à celui d’insurrection totale et violente contre l’ennemi commun, à la fois l’étranger, l’impie et le collecteur d’impôts, le gouvernement romain, oppresseur des peuples de Dieu » (33). C’est la crise la plus grave que doit affronter Rome depuis la succession de Marc-Aurèle. Les victoires des légions romaines permettent de contenir la menace aux frontières, en laissant « pleine liberté aux Barbares de s’étendre et aux chrétiens d’établir parmi eux la suprématie de la religion sur la civilisation » (34). Ainsi, à la fin du XIIIe siècle républicain (Ve siècle de l'ère chrétienne), Alaric, roi des Wisigoths, « étendit ses armes de la Thrace au fond de la Libye et fit reconnaître vingt ans sa suprématie à tout ce que l’Orient comptait de diocèses de la foi arienne » (35) ; Théodoric, roi des Ostrogoths, « approcha mieux encore du but et restaura presque l’Empire en Orient » (36). Mais ces royaumes barbaro-chrétiens, note Renouvier, « devaient naturellement se terminer avec la vie et les victoires d’un homme » (37). La disparition de Théodoric amorce une décomposition territoriale et une dilution du pouvoir politique. L’insécurité s’accroît, les routes commerciales sont coupées, les terres cultivables restent en friche. La population diminue, se rassemble dans des forteresses. Le droit écrit disparaît, l'esclavage est rétabli. Un nouveau type d’autorité profite de la ruine des communautés urbaines et, « depuis le Danube jusqu’au Nil » (38), c'est la mise en place de la féodalité.
L’hérésie arienne, très répandue chez les Germains et les Arabes, les conduit « jusqu’au monothéisme pur et farouche » (39). Á la fin du XIVe siècle (début du VIIe siècle de l’ère chrétienne), un prédicateur, du nom de Mohammed, prétend être le dépositaire « des ordres véritables que les chrétiens avaient falsifiés, d’adorer Dieu seul comme dieu et d’honorer Jésus comme un prophète ». Ce nouveau culte, que Renouvier qualifie de « christianisme ultra-arien » (40), ou mahométan, se répand rapidement hors de l’Arabie.
En Occident, la République est menacée par les luttes intestines entre « parti de l’oligarchie » et « parti populaire » (41). Le Sénat craint une émeute populaire. En ce XIe siècle (VIIIe de l’ère chrétienne), le consul Constantius Chloros, lié au parti oligarchique est autorisé « à conduire son armée en Italie et à Rome même ». Les sénateurs tentent de faire voter des mesures portant atteinte à l’état des personnes. Le soulèvement est « prompt à Rome et dans une grande partie de l’Italie » (42). Le parti populaire, avec l’appui de milices urbaines, s’empare du Capitole. Le consul est condamné à mort, le Sénat se soumet à des élections et la nouvelle assemblée vote des réformes décisives (43).
Au milieu du XIIe siècle (le IXe siècle de l’ère chrétienne), les anciennes provinces occidentales de Rome déclarent leur indépendance (44) et établissent entre elles des relations privilégiées, prélude à une fédération européenne. La République est réduite à la seule Italie (45). L’éveil des nations s’accompagne du réveil des religions. En Gaule, le druidisme réapparaît (46), en Grèce, c’est « la religion platonicienne » (47) qui succède à la laïcité qu’avait imposée Rome. Un doctrine particulière, le « panthéisme » (48), prône la tolérance, intègre la religion à la vie civique, prépare les peuples à un retour du christianisme.
En Orient, où « les esprits (...) avaient la religion pour unique moteur moral » (49), le fanatisme finit par provoquer, malgré les dissensions théologiques, une série de croisades contre l’Occident honni. Vers la fin du XVe siècle républicain, des principautés héréditaires finissent par émerger de l’anarchie féodale. Rattachées entre elles par des liens de vassalité, elles se coordonnent, sous l'influence unificatrice du clergé qui leur désigne le véritable adversaire : Rome (50). Le but de la Croisade est de libérer le tombeau des apôtres. Mais, au-delà des raisons spirituelles, saillent des motivations matérielles pour les princes orientaux qui rêvent d’obtenir « un établissement politique en Italie, ou même le siège romain temporel et puis la souveraineté du monde » (51). Les républiques occidentales, « l’Italie entre toutes », sont menacées (52).Au bout d’un siècle de croisades, l’Occident n’est pas redevenu chrétien, mais « de grands changements » (53) interviennent, grâce à une reconnaissance réciproque, à la réouverture des routes commerciales, dont la Grèce s’avère la principale bénéficiaire. C'est la Réforme, en Germanie, qui rapproche enfin les pays occidentaux et permet la réintégration du christianisme en Occident (54), non plus en tant que religion dominante et vouée à légitimer le pouvoir politique, mais en tant que culte parmi tant d’autres, compatible avec les droits naturels de tout individu, liberté et égalité. Les Mystères d’Eleusis (55), antique culte de la déesse Déméter qui s'était épanoui en Gaule, constituent la réponse syncrétique à la querelle entre foi chrétienne et philosophie romaine : « les nations chrétiennes réformées et les nations philosophiques à religions libres s'ouvrirent les unes aux autres » (56).Ugo Bellagamba
(19) Uchronie, pp. I à XVI.
(20) Uchronie, p. I.
(21) Uchronie, pp. III-IV.
(22) Uchronie, p. IV. Il s'agit de décrire une histoire dans laquelle « le progrès des sociétés et l’organisation définitive des nations d’élite, entièrement dus à la philosophie et au développement des mœurs politiques, n’assureraient aux religions que le droit des associations libres, limitées les unes par les autres et par la prérogative morale d’un Etat rationnel ».(23) Marcel MERY, La critique du christianisme chez Renouvier, Paris, J. Vrin, 1952.(24) Uchronie, p. 88.(25) Uchronie, p. 90. (26) Uchronie, p. 91(27) Uchronie, p. 96.(28) Uchronie, p. 102.(29) Uchronie, p. 140.(30) Ibid. : « la décomposition de l’Eglise en sectes rivales, aux mêmes prétentions absolues et dominatrices, le fanatisme disposant des cœurs, la guerre enfin dans les églises, dans les cités, dans les familles… »(31) Uchronie, p. 148 : « Alexandrie fut l’officine universelle pour la fabrication des dogmes théologiques et métaphysiques »(32) Ce comput diégétique est daté à compter de la fondation de la Rome en 753 avant J.-C., le XIIe siècle du récit correspondant donc au IVe siècle de l’ère chrétienne.(33) Uchronie, p. 161.(34) Uchronie, p. 166.(35) Uchronie, p. 168(36) Uchronie, p. 169.(37) Ibid.(38) Uchronie, pp. 173-174.(39) Uchronie, p. 181.(40) Uchronie, p. 183.(41) Uchronie, p. 205 : cette situation « aboutit comme de coutume à une de ces crises où la question est remise au hasard des circonstances et des talents des hommes, de savoir si un dictateur, un despote quelconque détruira toutes les libertés, sous le prétexte ou de venger ou de servir le peuple, ou de sauver les intérêts menacés des riches et des grands »(42) Uchronie, p. 210.(43) Ibid. : le Sénat « se trouva, par ses lumières et ses principes, à la hauteur de ce qui s’était fait depuis trois quarts de siècle pour répandre la philosophie et les lettres »(44) Uchronie, p. 211 : « La Gaule et l’Hispanie se trouvèrent libres de fait, comme elles l’étaient probablement d’intention »(45) Uchronie, p. 215(46) Uchronie, p. 219.(47) Uchronie, p. 235.(48) Uchronie, p. 236.(49) Uchronie, p. 239.(50) Ibid. : les docteurs du clergé s’emploient à « faire honte aux princes chrétiens de leur esprit de violence et de l’injustice qui les armait contre leurs frères en Jésus-Christ, alors que l’Infidèle était maître paisible des contrées que les apôtres avaient arrosées de leur sang. Rome surtout Rome, le siège prétendu de Pierre et le tombeau de Pierre et de Paul, semblait dans sa grandeur et dans sa liberté une insulte à la vraie foi »(51) Uchronie, p. 241.(52) Uchronie, p. 242 : « non plus de ces attaques divisées et mal concertées que l’on doit craindre de voisins belliqueux et pillards, mais d’une coalition générale des princes du centre et de l’orient de l’Europe contre la liberté religieuse et, en un mot, d’une guerre d’extermination et de conquête »(53) Uchronie, p. 248.(54) Uchronie, p. 252.(55) Uchronie, pp. 224-229 : Renouvier relate les progrès de ces Mystères chargés de symbolique antique et censés contribuer à « l'édification religieuse ».(56) Uchronie, pp. 256-257 : Renouvier ajoute que « la principale différence qui avait existé entre elles cessa d'être dès que le christianisme se fondait lui aussi sur l'inspiration non maîtrisée des consciences individuelle, sur des traditions librement acceptées ou rejetées, et se constituait en églises tolérantes et variées. »

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