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L'instrumentalisation de l’Histoire dans la pensée politique de Charles Renouvier (3)

Publié le 25 décembre 2010 par Zebrain
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   B – L’âge d’or technologique, accélérateur du progrès social.

   En faisant de la science le moteur d’une révolution industrielle qui modifie en profondeur les structures sociales, Charles Renouvier se positionne dans la droite lignée des utopies socialistes et scientistes. L’Uchronie, si elle s’arrête au XVIe siècle républicain, c’est-à-dire au VIIIe siècle de notre ère, se conclue par un tableau des conquêtes matérielles qu’il est utile de détailler. Si ce genre d’énumération de réalisations techniques, décuplant les potentialités humaines, est devenu un leitmotiv de la littérature utopique, il est aussi le signe d’une prise de conscience plus profonde, liée à la sacralisation de la science, capable, autant que les institutions politiques, sinon plus, de changer le monde et de garantir le bonheur aux Hommes (57).   Cette partie de l’œuvre uchronique de Charles Renouvier opère un lien évident avec l’utopie industrielle de Saint-Simon et l’obsession de cet auteur pour les « grands travaux industriels » (58).   L’idéologie saint-simonienne, selon laquelle la société est une machine organisée par des « ingénieurs sociaux » et surveillée par un Etat capable de la réparer, a sans doute séduit Renouvier dans sa jeunesse et participé à l’expression de son idéal républicain. Sans compter que, comme Claude-Henri de Rouvray, Renouvier s’intéresse de près au christianisme (59) et à la place qu’il joue dans la phase « critique » qui doit donner naissance à la civilisation industrielle qui incarne la phase « organique » du XIXe siècle (60). Si Saint-Simon tente d’adapter le christianisme à l’ère industrielle, Renouvier, lui, cherche à s’en débarrasser, le temps qu’il renonce à ses prétentions hégémoniques et se recentre sur le seul individu. Plus que les savants, ce sont surtout les enseignants, chez Renouvier, qui doivent jouer le rôle des abeilles dans la société industrielle, en remplaçant les frelons ecclésiastiques qui s’évertuent à maintenir la tradition de soumission.   On peut également opérer un rapprochement pertinent entre l’Uchronie de Renouvier et le fouriérisme, courant politique né de l'interprétation de l'oeuvre centrale de Charles Fourier, La Réforme industrielle ou le Phalanstère (61), publiée dans les années 1830. Non pas tant quant à la place réservé à « l’attraction », même si Renouvier évoque, dans son œuvre, les passions humaines, mais surtout quant aux réalisations techniques que permettra l’unification de l’humanité au sein d’un seul et même phalanstère : grands travaux industriels qui ne pourront être effectués que grâce à la victoire de la science et du socialisme. L’accélération technologique extraordinaire que permettent les phalanstères est, sans doute, l’une des sources de celle qui marque les dernières pages de l’Uchronie.   Enfin, le Voyage en Icarie (62) et Le vrai christianisme selon Jésus-Christ (63) d’Etienne Cabet ne sont pas des références illégitimes tant le rapprochement opéré entre l’idéal du communisme et les valeurs chrétiennes originelles a pu, a contrario,  influencer l’approche uchronique de Renouvier.   Il faut en déduire que s’il est avant tout un penseur républicain, Charles Renouvier est également, en raison de la dimension utopique de son récit, qui se concentre sur une réinterprétation de l’histoire du christianisme et sur une mise en avant de la science, l’héritier des socialistes utopistes. L’Uchronie est bien l’utopie appliquée à l'histoire… et elle a été écrite pour « enseigner » un pays réel et contemporain. Le message délivré par Renouvier est d’autant plus clair qu’en opérant un lien entre progrès technologique et progrès social, l’auteur établit une comparaison lourde de sens : « si nous-mêmes, aujourd’hui, nous avions atteint ce point de civilisation, on pourrait résumer l’hypothèse de l’Uchronie en disant qu’elle fait gagner mille ans à l’Histoire. Mais nous ne l’avons pas atteint. » (64) Seule la République laïque, égalitaire, rationnelle et industrielle, est à même de permettre à l’Humanité et de rattraper le retard que le christianisme lui a fait prendre. Par conséquent, il faut consolider la République dans les faits, par le droit, par les réformes institutionnelles, par le discours politique qui la justifient aux yeux du Peuple, et la consolider dans les esprits, avant tout par l’éducation, leitmotiv des enfants de Platon, épris d’égalité sociale.Ugo Bellagamba

   (57) Uchronie, p. 278 : « Nous avons appris à produire, écrit Renouvier en appendice de son récit, en conspirant avec les forces naturelles, des merveilles plus grandes que celles qu’on attribuait jadis à des pouvoirs magiques imaginaires : à grandir les petits objets et à rapetisser les grands, par le moyen de verres interposés, et à remédier ainsi aux défectuosités de notre vue ; à décrire les figures et les grandeurs des corps les plus éloignés, à créer dans les milieux réfringents ou à l’aide de surfaces réfléchissantes, les prestiges que nous voulons ; à incendier à distance, comme Archimède, à faire brûler les corps dans l’eau, à chauffer les bains sans feu, à nous éclairer avec des flambeaux qui ne se consument point. Nous connaissons les vaisseaux sans navigateurs et qu’un seul homme conduit, quelques grands qu’ils soient, avec plus de vitesse que s’ils étaient pleins de rameurs ; et les ponts sans piles pour passer les rivières, et les appareils pour marcher au fond de la mer ou des fleuves, et les voitures sans attelages, et les chars entraînés, sans moteurs animaux, avec une force extraordinaire ; et des instruments pour voler, des ailes artificielles, et des engins d’un petit volume qui nous permettent de soulever des poids énormes ; et l’art d’écrire aussi vite et aussi brièvement que l’on veut, en caractères occultes, et celui d’user, avec des agents convenables, de la puissance naturelle du désir et de la volonté sur la Nature ».
   (58) SAINT-SIMON, Claude-Henri De ROUVROY, Catéchisme des industriels, in Oeuvres, Paris, Anthropos, 1966.
   (59) SAINT-SIMON, Claude-Henri De ROUVROY, le Nouveau Christianisme, in Oeuvres, Paris, Anthropos, 1966.
   (60) SAINT-SIMON, Claude-Henri De ROUVROY, l'Organisateur, in Oeuvres, Paris, Anthropos, 1966.
   (61) Charles FOURIER, Le Nouveau monde industriel et sociétaire, ou invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées, Paris, Bossange Père, P. Mongié aîné, 1829-1830.
   (62) Etienne CABET, Voyage en Icarie, Paris, Le Populaire, 1848.
   (63) Etienne CABET, Le vrai christianisme selon Jésus-Christ, Paris, Bureau du Populaire, 1846.
   (64) Uchronie, p. 283. Ici, Charles Renouvier utilise un artifice narratif déjà classique, en maquillant ses propos sous l'apparence d'une note de bas de page rédigée par l'éditeur.  


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