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Faut-il brûler la culture Geek ?

Publié le 04 janvier 2011 par Sullivan

(...pour mieux lui permettre de renaître)

C’est Seriocity, le passionnant blog de la forte en gueule Kay Reindl qui a attiré mon attention sur cette question. La scénariste y relève que, la même semaine, l’auteur et comédien  Patton Oswalt et le scénariste Javier Grillo-Marxuach (créateur de «The Middleman», scénariste notamment sur «Lost») ont écrits des articles développant la thèse d’une nécessaire mise en sommeil de la culture geek alors qu’elle est en train d’imploser sous le poids de sa masse devenue folle…

Les trois articles auxquels je fais référence dans ce billet:

* "Wake Up, Geek Culture. Time to Die", par Patton Oswalt le 27/12/2010

* "My Year Without Star Wars", par Javier Grillo-Marxuach le 29/12/2010

* "Otaku for Dummies", par Kay reindl, le 29/12/2010

Reindl a commencé sa carrière en co-écrivant avec sa partenaire Erin Maher quatre épisodes de «MillenniuM», dont deux chefs d’œuvres de genre comme la télévision des années 2010 n’en produit plus beaucoup, ‘‘Midnight of a Century’’ et ‘‘Anamnesis’’, issus de la deuxième saison. Depuis Reindl et Maher sont passées d’une série de genre à l’autre, tout en essayant de vendre des pilotes de séries originales, sans jamais vraiment retrouver quelque chose comme «MillenniuM», c'est-à-dire un véhicule à la hauteur de leur talent. Ce qui, finalement, est aussi une illustration du point que développent Oswalt, Marxuach et Reindl : de tels véhicules, des séries geeks intelligentes et almbitieuses avec leur part de noirceur, aujourd’hui, il n’y en a plus beaucoup.

starwars.jpg

Dans son article, Javier Grillo-Marxuach explique qu’après des décennies de re-visionnages intensifs des six épisodes (dont une consacrée à essayer de se convaincre que les épisodes de la Nouvelle trilogie n’étaient pas totalement mauvais), il a brusquement décidé de passer une année entière sans revoir «Star Wars».

Cette année sans Guerre des Etoiles a fait parvenir Grillo-Marxuach à quelques conclusions. D’abord, avec la distance, il a pris conscience du fossé qui sépare désormais ce qu’est la trilogie originale – la trajectoire personnelle, humaine et intime, d’un héros, Luke Skywalker – du phénomène culturel qu’est devenue la Trilogie, dont le moindre recoin de l’univers fictionnel a désormais été exploré, et ré-exploré, et re-re-exploré en romans dérivés, comics, figurines, et que sais-je. La masse de babioles, physiques et métaphoriques, menaçant chaque jour un peu plus d’étouffer totalement le cœur émotionnel. Et Grillo-Marxuach a vite fait de pointer que le responsable de tout cela n’est pas la figure diabolique d’un George Lucas assoiffé de dollars. Les responsables, c’est nous: les consommateurs qui en réclamons toujours plus.

Ensuite, Grillo-Marxuach explique qu’il n’en peut plus des références continuelles. De la petite in-joke anodine (‘‘I have a bad feeling about this’’) aux blockbusters qui ressemblent davantage à des best-ofs disjoints de choses qui avaient marché dans «Star Wars» qu’à un tout narratif cohérent. Et pourtant, lui-même n’est pas le dernier à s’être adonné à la référence délivrée à la mitraillette automatique. 

“All creators imitate, emulate and steal. All maturing artists engage in a dialogue with what came before... but I can't think of a single instance in history when so many of us are so actively engaged in paying homage to a single work of art. Bluntly: we are all cribbing our best moves from the same two-hour movie and it has to stop. There just isn't enough meat on the carcasse.”


Tous les créateurs imitent, s’inspirent et volent. Tous les artistes mûrissant s’engagent dans un dialogue avec ce qui les a précédés... Mais je ne trouve pas d’autre exemple dans l’histoire qui verrait autant d’entre nous rendre hommage à une seule et unique œuvre d’art. Pour être direct : nous retirons tous nos meilleurs coups du même film de deux heures et il faut que cela s’arrête. Il n’y a tout simplement pas assez de viande sur la carcasse.

Le «Star Wars» original a littéralement changé des vies, en décidant une génération entière de scénaristes et réalisateurs à embrasser cette carrière artistique. Peut-on en dire autant du flot incessant de séquelles/hommages/copies ? Sûrement pas.

Patton Oswalt est plus général dans son propos, mais aussi encore plus clair et direct : ‘‘Allez la Culture Geek, il est temps de mourir’’ titre-t-il.

Oswalt raconte que, pendant son adolescence, sans complètement coller au cliché de l’associal autiste, la nerditude ou geekitude relevait quand même d’une vie un peu à part, un peu à côté de la culture dominante. Plus rien de cela aujourd’hui : geek is cool, et connaître un truc un peu obscur que les autres ne maîtrisent pas encore est en fait de nature à vous attirer des amis, pas le contraire!

Plus profondément, il questionne les effets de l’Internet sur la culture geek. Nous avons quitté une époque où il fallait faire un effort pour s’investir dans cette culture, l’effort signifiant un investissement en temps, qui laissait lui-même l’occasion de digérer, relire, revoir... Aujourd'hui, nous sommes dans une époque où TOUT est accessible IMMEDIATEMENT. Vous avez aimé un épisode? Hop! Un lien BitTorrent vous permet de télécharger la série complète. Plus les autres du même auteur, plus la compil’ de toutes ses meilleurs interviews  où il décrypte l’œuvre, plus des scans de l’adaptation en comics, plus, plus, plus... A quel point cette disponibilité permanente et totale de toute la culture geek modifie sa réception? Plus grave, Patton Oswalt estime que la satiété insatisfaite des temps révolus était ce qui, au final, produisait de nouveaux artistes forts qui en venaient à créer leurs propres monuments de la culture geek. La sur-saturation actuelle, le flot de contenus, leurs variations / parodies / clips YouTube peut-elle donner naissance à une nouvelle génération d’artistes? 

‘‘The coming decades—the 21st-century’s ’20s, ’30s, and ’40s—have the potential to be one long, unbroken, recut spoof in which everything in Avatar farts while Keyboard Cat plays eerily in the background.’’


‘‘Les décennies à venir  les années 20, 30 et 40 du 21e siècle — ont le potentiel d’être un long et ininterrompu redécoupage semi-parodique dans lequel tout dans Avatar a des flatulences, tandis qu’un Chat à Clavier joue en arrière-plan.’’ 

Pour Oswalt la prolifération Cancéreuse de la culture geek, devenue pop-culture, devenue culture mainstream ne peut plus être arrêtée. Sa solution? Alimenter à toute vitesse le réacteur en surchauffe pour accélérer son explosion finale, qui détruire la pop-culture pour n’en laisser que quelques fragments. Des fragments sur lesquels il sera possible d’investir un imaginaire et de rebâtir.

Kay Reindl analyse ces deux articles et les réactions pas très positives qu’ils ont récoltées en commentaire. La fracture pourrait-elle n’être que générationnelle? Oswalt, Grillo-Marxuach et elle-même serait-ils simplement... des vieux cons ?!

Reindl ne le pense pas vraiment, et développe son propre point. La culture geek d’aujourd’hui n’a plus grand-chose de sincère. Ce n’est pas seulement que la culture geek soit devenue mainstream, c’est la manière dont cela s’est passé. Au fil des trente dernières années, les multinationales ont vu la puissance de la culture geek. Et, bien évidemment, elles ont eu à cœur d’en prendre le contrôle. Pour cela, elles l’ont déconstruite, disséquée, elles ont identifié ce qui faisait cliquer un certain public. Et elles ont régurgité le tout, mais dans une version prévue pour la production et la consommation de masse.

A certains moments, aujourd'hui révolus, des monuments de culture geeks sont soudain apparus, comme des tours sortant instantanément de terre, et le temps s’arrêtait pour eux. Les «Star Wars», «Indianna Jones», «Star Trek». Qu’est-ce qui est suffisamment impressionnant, nouveau, original pour arrêter le temps, aujourd’hui ?

Pour Reindl aussi, le passage d’une époque où l’on « consommait, digérait, réfléchissait sur ce qu’on avait intégré, puis partait à la recherche de quelque chose d’autre », à une époque frénétique de « je consomme, j’efface, je consomme, j’efface, je... » a le potentiel de stériliser la créativité et de ne pas permettre la création d’une nouvelle génération d’artistes, de vrais créateurs. 

Les studios, les multinationales, ne s’embarrasseront pas de la difficulté que constitue la création de quelque chose de nouveau. Peut-être, conclut Kay Reindl, que c’est à nous qui voyons la saturation qu’atteint la culture geek, qu’incombe la responsabilité de créer quelque chose de nouveau, d’original, surprenant, inattendu, et pas dérivatif.

‘‘There is a fine line between derivation and inspiration and I think both Patton and Javi have given voice to that. There's awareness now, even if people misunderstand or disagree. So someone has to do this. Somebody has to find the ingenuity with which to steer the ship.’’


‘‘Il y a une différence subtile entre l’imitation et l’inspiration, et je crois que Patton et Javi ont donné une voix à ça. Il y a une prise de conscience aujourd’hui, même si certains comprennent mal ou ne sont pas d’accord. Alors quelqu’un doit le faire. Quelqu’un doit avoir l’ingéniosité de trouver le moyen de définir un nouveau cap.’’


Je trouve cette série de trois articles passionnante. Evidemment parce que chez moi aussi, tout cela à fait résonner des choses que je pensais déjà. Clairement, cela renvoie à certains éléments que j’évoquais l’été dernier, dans ma série – toujours inachevée, d’ailleurs, mais ça me donne l’envie de m’y remettre – d’articles sur les séries à mythologie.    

L’Industrie du divertissement Hollywoodien est aujourd’hui toute-puissante, écrasante. On pourrait croire qu’elle est éternelle. Moi, je crois que quand on a atteint le sommet, il n’y a nulle part où aller d’autre que redescendre, et que c’est ce que cette industrie a déjà commencé à faire. Il faudrait que quelqu’un de plus érudit que moi tente une comparaison de l’industrie du divertissement américain aujourd’hui, et de l’industrie du cinéma français au début du XXe siècle – époque où Hollywood fut fondée pour tenter de contrer l’hégémonie culturelle du cinéma français de l’époque.

Les grandes compagnies, les détenteurs de studios, des maisons d’éditions de comics, des Networks, ont déconstruit la culture populaire pour concevoir des chars d’assaut. Mais ceux que Kay Reindl décrit comme des sociopathes zêlés ont effectivement été trop loin. La télévision américaine s’est aujourd’hui embarquée sur le même chemin qu’a pris le cinéma US il y a vingt ans : la division en deux branches, qui deviendront de plus en plus irréconciliables. D’un côté, du blockbuster chaque année davantage marqueté, décérébré, et vidé de toute émotion humaine, de toute sincérité et point de vue d’auteur. De l’autre côté, des œuvres radicales et hyper-exigeantes, que le grand-public ne s’appropriera jamais. Bref: d’un côté, une culture mainstream tellement mainstream que le moment viendra vite où personne n’arrivera plus à s’y reconnaître (la vente de place de cinéma a chuté aux Etats-Unis en 2010 : -5.4%, il faut remonter à 2005 pour trouver un déclin plus fort), d’un autre côté, une culture élitiste intéressante mais refermée sur elle-même.

Et au milieu, il y a un grand absent, que l’industrie Hollywoodienne du divertissement est en train de déserter inexorablement, sans s’en rendre compte: la culture populaire. 

Sauf que la culture populaire, c’est un besoin irrépressible de chacun de nous. Si Hollywood la délaisse, elle se créera ailleurs. La Vieille Europe peut jouer un rôle, elle peut reprendre une place. C’est ce que fait la Grande-Bretagne avec beaucoup d’intelligence et de créativité, depuis cinq ans maintenant – atteignant ces temps-ci une remarquable maturité. Mais, dans un pays comme la France, cela revient à faire un virage à 180° après un quasi demi-siècle de politique culturelle catastrophique. Je crois que les compétences et le terreau créatif sont là, qui pourraient changer la place de la France dans la production de bonne culture populaire. Sauf que ceux qui ont les compétences et sont le terreau créatif ne sont pas ceux qui sont aux manettes et ont le pouvoir d’impulser une nouvelle tendance. Dans notre bonne vieille gérontocratie, la génération de la légitimation du polar dans les années 70 est tout juste en train d’arriver aux responsabilités, depuis peut-être cinq ans.

Alors le plus probable, c’est qu’on laisse passer le train, et qu’on gâche ainsi une opportunité unique...


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