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Crise ou pire encore ?

Par Argoul

La crise financière 2007 a dégénéré en crise économique, comme chacun sait. Elle va plus loin, remettant en cause non seulement le doux pouvoir des États-providence, désormais à bout de souffle, la domination de l’hyperpuissance américaine sur le monde, mais aussi et surtout de la mentalité occidentale chrétienne blanche sur les continents… Déclin des Lumières, recul de la méthode expérimentale, de l’universalisme relativiste, de l’individualisme hédoniste. Déjà pointent à notre horizon proche le retour des passions, l’intolérance aux autres, les théories du complot, la pensée magique, tout ce qui fait le lit de la xénophobie et du nationalisme. Nous entrons avec la crise dans une ère de repli où chacun est sommé de dire qui il est et à quoi il fait allégeance.

Crise ou pire encore ?
Le dernier numéro de la revue ‘Le Débat’ (162, novembre-décembre 2010) offre une interprétation originale de Pierre Pascallon (professeur d’économie à l’université de Clermont-Ferrand), soumise aux feux critiques de Jean-Luc Domenach (spécialiste de la Chine), d’Hervé Juvin (consultant économiste) et d’Emmanuel Todd (démographe sociologue). L’intérêt du débat n’est pas de ridiculiser les autres ni de dénigrer leurs idées (ça, c’est bon chez les politicards). Il est de dégager des idées nouvelles pour penser l’avenir.

Que dit donc Pierre Pascallon ? Que nous sommes entrés dans la phase descendante du grand cycle Kondratiev, après les années 1980-2008 du cycle ascendant. Que cette phase est dangereuse parce qu’elle remet en question la domination d’un capitalisme d’État sur les autres. Que des crises ouvertes sont donc possibles avec l’émergence de la nouvelle superpuissance chinoise : peut-être une guerre avec les États-Unis ?

Jean-Luc Domenach n’y croit guère. La Chine dépend encore trop des exportations vers les pays développés pour exister sans elles. Tout ralentissement de croissance est potentiellement dangereux pour elle-même, tant la corruption et l’absurdité d’un système politique archaïque peut faire exploser les masses d’une province ou l’autre. La population vise au progrès et manque de toute habitude ou institution du compromis, ce qui la rend de plus en plus difficile à diriger. D’autant qu’elle vieillit à vitesse accélérée et que la croissance ne peut attendre. La Chine rêve de devenir les États-Unis et ses dirigeants y ont planqué leurs fortunes tandis que l’État garde la majeure partie de ses réserves de devises en bons du Trésor américain. La guerre paraît improbable – sauf entre pays d’Asie où les frustrations, les contentieux historiques et la puissance chinoise commencent à agacer ses voisins.

Hervé Juvin observe avec effarement les peuples occidentaux repus et naïf aller à la dérive avec une élite qui ne comprend rien, ou qui fait semblant. « Ils nous placent dans une bulle d’assurance, de compassion et de complaisance là où c’est de risque, d’exigence et de rigueur qu’il faudrait parler, et vite, avant l’explosion ! » Tout fout le camp, à commencer par qui nous sommes et ce que nous voulons ; les États se délitent, perclus de dettes et liés par traités.

Emmanuel Todd ne voit pas l’époque aussi noire. Il rappelle que la guerre de 1914 a émergé d’idéologies hystériques bien plus que d’intérêts économiques et que le projet collectif de la ‘revanche’ qui, en 14, touchait aussi bien les élites que le peuple, n’est pas là. Les classes privilégiées sont indécises, sans projet collectif, elles autodétruisent leurs industries par la délocalisation et la braderie des technologies. Il suffirait d’un peu de protectionnisme…

Ajoutons notre touche à ce débat passionnant. Nous sommes bien d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de vraie politique aujourd’hui. La gauche sombre dans la démagogie du « pas touche à mes zacquis », n’offrant que le ‘care’ et les futurs emplois écologiques comme seul projet. La droite qui voulait réformer et redonner le goût du travail se vautre dans la protection, les économies, la sécurité et l’État-papa… Le monde ancien part à la dérive et rien ne pointe susceptible de le remplacer à horizon d’une génération. Mais nous sommes bien en train de changer de monde, je l’ai assez dit sur les blogs.

Crise ou pire encore ?
En revanche, je conteste l’interprétation théorique de Pierre Pascallon sur le cycle Kondratiev. Le cycle précédent s’est effondré dès 1929 par une crise financière, nécessaire à liquider la montagne de dettes accumulée par les ménages, les entreprises et les États. Ce préalable est indispensable pour susciter les investissements nouveaux dans les technologies révolutionnaires, de même que des marchés neufs s’ouvrent au commerce. Fin de la suprématie de la Livre sterling, passage du témoin de l’Angleterre aux États-Unis avec la guerre européenne 1939-45. Des innovations sont nées de la guerre (radar, pénicilline, avions à long rayon d’action, fusées, grosse informatique, énergie nucléaire) qui ont permis l’essor du cycle suivant, augmenté par la reconstruction d’après-guerre dans les pays développés (Europe et Japon).

Cette première phase haussière du cycle est morte en 1973, après l’abandon en 1971 de l’étalon-or par les États-Unis et avec la crise du pétrole. La seconde phase – baissière – est probablement en train de s’achever car nous sommes allés de crise en crise depuis 1973… La dernière étant financière, comme les autres fins de cycle. Nous sommes probablement en phase de transition vers un nouveau cycle de productivité menées par l’innovation (Internet, mobiles, nanotechnologies) et l’ouverture mondiale des marchés avec l’émergence de l’Asie, de l’Amérique du sud et de l’Afrique.

Si telle est la bonne hypothèse, les risques de guerre généralisée sont faibles. Les États-Unis vont résister jusqu’à ce que la Chine prenne le relais, ou l’Inde. Mais ce n’est pas pour tout de suite car la Chine dépend trop des capitaux étrangers et des délocalisations des pays développés : elle n’a ni la consommation intérieure, ni le système social suffisant, ni la monnaie convertible qui convient, pour devenir économie-monde. Quant à l’Inde, il s’agit d’un pays-continent plutôt fermé sur lui-même.

La crise financière 2007 est le dernier soubresaut d’une époque pure-occidentale, marquée par le primat du tout calculable et le délire de la raison égoïste. Mais le propre de l’Occident est de relativiser sa culture, ce qui lui donne une grande souplesse pour rebondir. Certes, le passage de témoin se fait, mais il n’est pas ce que la peur fait croire : ni la Chine, ni l’Inde, ni n’importe quel autre pays ne peut jouer le rôle des États-Unis après 1929.

Revue Le Débat, n°162, novembre-décembre 2010, pages 177-191, €17,50



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