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Silvère Tajan - Spirale de la dette : le courage du changement ?

Publié le 09 janvier 2011 par Objectifliberte

Aujourd'hui, un "Guest Post" signé Silvère Tajan,
e
nseignant à Science Po et chef d'entreprise
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Lorsque les pères fondateurs de la République des Etats-Unis d'Amérique édifièrent leur pays, la majorité d'entre eux, représentés par Thomas Jefferson, avaient développé une aversion profonde pour le financement public par l'endettement. Ayant trop souffert pour s'extirper des chaînes de la tyrannie du roi d'Angleterre, ils jugeaient leur liberté nouvellement acquise trop précieuse pour risquer de lui donner une nouvelle chaîne, celle de l'endettement perpétuel.
Les pères fondateurs contre la dette

Thomas Jefferson n'avait pas de mot assez dur pour dénoncer le péril que faisait courir la dette sur une république démocratique :

"We must not let our rulers load us with perpetual debt. We must make our election between economy and liberty or profusion and servitude. If we run into such debt,(...).[we will] have no time to think, no means of calling our miss-managers to account but be glad to obtain subsistence by hiring ourselves to rivet their chains on the necks of our fellow-sufferers... And this is the tendency of all human governments. A departure from principle in one instance becomes a precedent for another ... till the bulk of society is reduced to be mere automatons of misery... And the fore-horse of this frightful team is public debt. Taxation follows that, and in its train wretchedness and oppression."
"Nous ne devons pas laisser nos dirigeants nous affubler d'une dette perpétuelle. Nous devons faire notre choix entre l'économie (Ndt : au sens de "économe") et la liberté d'une part, et la profusion et la servitude de l'autre. Si nous devions nous endetter de cette manière, nous n'aurions plus le temps de penser, plus de moyen de mettre ceux qui nous gouvernent si mal face à leurs responsabilités, mais en serions réduits à nous féliciter de gagner les moyens de notre maigre subsistance à poser les rivets des chaînes aux cous de nos compagnons d'infortune ... Ainsi en est il des tendances de tous les gouvernements humains. Un écart aux principes toléré une seule fois devient le précédent pour justifier un nouvel écart ... et ainsi de suite jusqu'à ce que la masse de la société en soit réduite à la servitude ... Et galoppe en tête de ce cortège effrayant la dette publique, suivie par l'impôt et dans son train la misère et l'oppression"


Aussi, il fut expressément convenu que le gouvernement fédéral ne pourrait en aucun cas émettre de dette de son propre chef, et qu'il devrait en demander l'autorisation expresse devant le Congrès des Etats-Unis, qui ne pourrait l'autoriser que par un vote public à la majorité. L'équilibre institutionnel des pouvoirs réservait l'endettement public fédéral à des événements exceptionnels, enterrinés par le Congrès en vote solennel. La lourdeur de la procédure contraignait de facto l'émission de nouvelles dettes.
La sagesse des pères fondateurs aux oubliettes

C'était il y a près de deux siècles. Aujourd'hui, le Département du Trésor Américain conduit plus de 200 opérations d'émission de dette ... chaque année. Cet incommensurable "progrès" n'a été rendu possible que par une loi votée en 1917 (l'année a son importance), dans le cadre du Second Liberty Bond Act. Une fois de plus, c'est en profitant de l'urgence apparente de la première guerre mondiale, dans laquelle les Etats-Unis venaient de s'engouffrer, que le Congrès accepta de laisser le Trésor organiser des émissions de dette nouvelles selon son bon vouloir.
Néanmoins, pour éviter tout emballement gouvernemental et fuite en avant dans la dette, on instaura une limite statutaire à la dette fédérale, un plafond voté par le Congrès et que le gouvernement ne saurait pouvoir dépasser. On imaginait à l'époque que le fait pour un gouvernement d'atteindre le plafond d'endettement et de devoir se présenter devant les réprésentants du peuple pour réclamer de relever le plafond de la dette publique fédérale serait un acte dont le caractère honteux et peu reluisant serait suffisant pour en limiter les occurences aux cas d'extrême urgence. Comme je l'ai dit : c'était une autre époque.
Plafond mobile...
Depuis 1940, le plafond de la dette fédérale américaine a été relevé 74 fois par un vote du Congrès. 74 fois en moins de 70 ans. Par 3 fois le Congrès releva ce plafond à trois reprises durant la même année. La dernière fois que le plafond de la dette fut relevé, fut le 12 février 2010, quand le nouveau plafond fut poussé à 14 294 milliards de dollars, grâce à un relèvement historique de 1900 milliards de dollars, le plus important jamais voté dans l'histoire des Etats-Unis. Cette augmentation, plus de deux fois plus grande que n'importe qu'elle autre augmentation du plafond depuis qu'il a été mis en place, est supérieure au volume TOTAL de la dette américaine à son niveau de 1984. Ainsi les Etats-Unis ont émis plus de dette dans la dernière année écoulée que dans toute l'histoire de leur pays jusqu'en 1984. Car cette augmentation historique du plafond de la dette, vieille de moins d'un an, est sur le point de montrer ses limites face à la pression déficitaire du gouvernement Obama. On estime qu'au rythme actuel, il sera nécessaire de voter une nouvelle augmentation du plafond avant la fin du premier trimestre 2011, ou au début du second au plus tard.
Nouvelle majorité, courage ou illusion ?
Entrent en scène les nouveaux représentants et sénateurs élus à l'automne dernier sous la pression du mouvement Tea Party. Le 6 janvier dernier, la nouvelle chambre des représentants a tenu sa session d'ouverture à laquelle participait le plus important afflux de nouveaux congressmen depuis plus de 20 ans. Parmi eux, 85 nouveaux représentants Républicains, dont 35 n'ont jamais tenu de fonction élective auparavant. Les premiers mots du nouveau Speaker, le Républicain John Boehner furent pour le peuple américain et la question de la dette :

"The American people have humbled us. They have refreshed our memories as to just how temporary the privilege to serve is. This is their Congress. It's about them, not us. Our spending has caught up with us, and our debt will soon eclipse the size of our entire economy."
"Le peuple Américain nous a rappelé à notre devoir humilité. Il a raffraichi nos mémoires en nous rappelant combien le privilège de le servir demeure temporaire. Ceci est leur Congrès. C'est le leur, pas le nôtre. Nos dépenses nous ont rattrapés, et notre dette éclipsera bientôt en taille toute notre économie."


Je ne connais pas bien John Boehner. Je ne lui fais aucun crédit particulier pour de telles déclarations : un des principaux artisans du programme No Child Left Behind de Bush au travers duquel le budget du Department of Education a doublé, il avait pourtant soutenu quelques années auparavant le Contract with America de Newt Gingrich, qui appelait au contraire à la suppression du même Department. Comme constance dans l'engagement politique, on fait mieux. En outre, il a voté en faveur du TARP, qui a organisé le honteux sauvetage des banques sur le dos des contribuables américains. Non : je ne fais pas crédit à John Boehner de ces déclarations de principe : le crédit en revient au Tea Party et à la poignée de nouveaux élus résolus à faire tenir aux Républicains leurs promesses de campagne.
Vers une bataille contre l'état providence

Au-delà de ces déclarations sympathiques mais qui n'engagent pas à grand chose, il semble en effet qu'une frange de Républicains menés dans les deux chambres par Ron et Rand Paul, le père et le fils, respectivement élus au Congrès et au Sénat, soit déterminée à utiliser le prochain vote sur le relèvement du plafond de la dette pour ouvrir les hostilités contre l'Etat Providence, la dépense publique incontrôlée et la spirale infernale de la dette. Ron Paul, l'homme qui a fait découvrir Frédéric Bastiat au journal Le Monde, avait ouvert les hostilités dès la fin du mois de Novembre 2010, en publiant une tribune pour mettre la pression sur la majorité républicaine au nouveau Congrès autant que sur l'administration Obama.
La proposition de Ron Paul est simple : refuser toute fuite en avant que constituerait un nouveau recul du plafond de la dette, ne voter - au mois le mois - pas plus de dépenses publiques que le Département du Trésor n'aura levé en impôt, et refuser toute loi de programmation budgétaire (appropriation bill) pour 2012 qui ne serait pas au moins 10% moins dispendieuse que son équivalent en 2011.
Il n'aura pas fallu attendre longtemps pour que l'administration Obama commence à allumer des contre-feux. Par la voix d'Austan Goolsbee, chairman du White House Council of Economic Advisor, les conseillers du président cherchent à tout prix à semer la peur et le doute auprès des élus républicains et du public.

"If we hit the debt ceiling, that's essentially defaulting on our obligations, which is totally unprecedented in american history. The impact on the economy would be catastrophic."
"Si nous atteignons le plafond de la dette, c'est en essence faire défaut sur nos obligations, ce qui est sans précédent dans l'histoire américaine. L'impact sur l'économie serait catastrophique"


L'important pour Obama est de gagner le soutient implicite des Républicains "modérés" qui ne voudraient utiliser ce vote que comme monnaie d'échange dans les discussions sur la réduction des dépenses publiques, comme il l'avait fait tout récemment en acceptant de reconduire les réductions d'impots de l'ère Bush arrivant à expiration au 1er janvier 2011, contre une acceptation tacite des derniers textes de lois qu'il voulait faire passer avant la fin de la session du Congrès précédent. Les partisans d'une ligne plus dure sur la question de la dépense publique et du déficit fourbissent donc leurs armes pour que ce vote ne soit pas simplement l'objet d'un marchandage de plus, mais le signal net d'une inversion de tendance.
Qui serait coupable, les raisonnables ou les dépensiers ?
Dans les médias, on a ainsi pu voir Peter Schiff, candidat malheureux au Sénat mais figure toujours en pointe dans le débat public sur les limites de l'Etat Providence, attaquer avec vivacité (vidéo) les déclarations alarmistes de l'administration Obama.
Ses arguments ne manquent pas de force : refuser de relever le plafond de la dette ne peut être assimilé à faire défaut sur la dette, car il existe évidemment une autre option, celle de baisser les dépenses pour équilibrer le budget. En définitive, une telle déclaration de la part d'un gouvernement revient à proclamer qu'en cas d'impossibilité de se refinancer à crédit, le gouvernement préfèrera planter ses créanciers plutôt qu'envisager de réduire ses dépenses publiques à un niveau acceptable. En essence, nous explique Peter Schiff, c'est reconnaître que le budget des Etats-Unis fonctionne comme une pyramide de Ponzi :

"This is an official announcement from our government, that we are running a Ponzi scheme. Think about what he is saying : if we can't borrow more money, if we can't go deeper into debt, then we're going to default. We're not going to pay back the money we have already borrowed. That is exactly what Bernie Maddof did. (...) Why would anybody in the world, want to hold US treasuries, if we're saying "the minute we can't borrow more money, we're going to default".
"C'est l'annonce officielle par notre gouvernement que nous avons organisé une chaîne de Ponzi. Réfléchissez à ce qu'il est en train de dire : si nous ne pouvons plus emprunter plus d'argent, si nous ne pouvons nous enfoncer encore un peu plus dans l'endettement, alors nous allons faire défaut. Nous ne rembourserons pas l'argent que nous avons déjà emprunté. C'est exactement ce qu'a fait Bernie Maddof. (...) Qui pourrait vouloir aujourd'hui conserver des bons du trésor américain, si nous disons : "à la minute où nous ne pourrons emprunter plus d'argent, nous ferons défaut sur nos dettes".


Il n'est pas faux de dire qu'un refus de relever le plafond de la dette serait difficile à gérer. Mais quelle signification peut-on donner à l'inverse au fait qu'il soit nécessaire de relever de nouveau ce plafond moins d'un an après avoir autorisé la plus grande augmentation du plafond depuis sa mise en place ? S'il était prévisible de devoir de nouveau le relever dans un temps aussi court, pourquoi ne pas l'avoir relevé plus il y a un an ? A partir de quel moment doit-on mettre les politiciens en face de leurs responsabilités ? Chaque augmentation du plafond est sensée être la dernière, or ça ne fut jamais le cas pour les 74 demande de relèvement du plafond de ces 70 dernières années. Comme le dit Peter Schiff :

"The government need some kind of discipline. What's the point of having a debt ceiling, if everytime we get to the ceiling, we raise it. What can of ceiling is that ?"
"Le gouvernement a besoin d'une forme de discipline (fiscale). Quel est l'intérêt d'avoir un plafond pour la dette si chaque fois que nous atteignons ce plafond, nous l'augmentons. Quel genre de plafond est-ce là ?"


Car l'accusation selon laquelle le refus de relever le plafond de la dette provoquerait un armageddon économique dont il faudrait imputer la responsabilité à ceux qui auraient refusé une nouvelle fuite en avant est un terrible renversement des causes et des conséquences

"What's gonna be armageddon is that we keep raising it, and we keep printing money to finance it, and we destroy our currency : that's armageddon. If we can force fiscal responsibility on washington, we'll avoid armageddon. It's the only way we're gonna avoid it."
"Ce qui causera l'armageddon, c'est de continuer à le relever sans cesse, et de continuer à imprimer de l'argent pour le financer, et de détruire notre monnaie : ça, ça sera un armageddon. Si nous pouvons contraindre Washington à plus de responsabilité en matière fiscale, nous éviterons l'armageddon. C'est même la seule façon de l'éviter."


Quand Andrew Jackson avait mis fin à la première expérience de Banque Centrale aux Etat-Unis mise en oeuvre par les partisans d'Alexander Hamilton, il fut soumis aux exactes mêmes menaces :

"You tell me that if I take the deposits from the bank and annul its charter, I shall ruin ten thousand families. That may be true, gentlemen, but that is your sin! Should I let you go on, you will ruin fifty thousand families, and that would be my sin!" Andrew Jackson"
"Vous mes dites que si je retire les dépôts de la banque et annule sa charte, je ruinerai 10 000 familles. C'est peux être vrai, messieurs, mais c'est là votre péché. Si en revanche je vous laissais continuer, vous ruinerez 50 000 familles, et là, ce péché serait le mien !"


Le courage, c'est mieux dans l'opposition
Il faut une certaine dose de courage politique pour accepter les dures conséquences économiques à court terme d'une décision bénéfique à plus long terme. Et le courage n'est pas la vertu la plus partagée dans nos élites politiques. C'est pourtant l'essence même du capitalisme que d'accepter une privation dans l'immédiat (la formation d'un capital à partir d'une richesse produite au lieu de sa consommation immédiate) pour espérer un gain dans le futur.
C'est justement au courage politique qu'appelait il y a quatre ans un jeune sénateur fraîchement élu, en prenant la tête des opposants au vote pour relever le plafond de la dette réclamé par Georges Bush.

"The fact that we are here today to debate raising America's debt limit is a sign of leadership failure. It is a sign that the U.S. Government can't pay its own bills. It is a sign that we now depend on ongoing financial assistance from foreign countries to finance our Government's reckless fiscal policies. … Increasing America's debt weakens us domestically and internationally. Leadership means that ‘the buck stops here. Instead, Washington is shifting the burden of bad choices today onto the backs of our children and grandchildren. America has a debt problem and a failure of leadership. Americans deserve better."
"Le fait que nous sommes réunis aujourd'hui pour débattre du relèvement du plafond de la dette de l'Amérique est une preuve de la faillite de nos dirigeants. C'est la preuve que le gouvernement américain ne peut pas payer ses factures. C'est la preuve que nous dépendons désormais de l'assistance continue de pays étrangers pour financer la politique fiscale imprudente de notre gouvernement ... Accroître la dette de l'Amérique nous affaiblit au niveau local comme international. Faire preuve de leadership, c'est être capable dire : "assez". A la place, Washington déplace le fardeau des choix difficiles sur le dos de nos enfants et petits-enfants. L'Amérique fait face à un problème de dette, et à une faillite de ses dirigeants. L'Amérique mérite mieux."


Les arguments du sénateur rejoignent ceux de Thomas Jefferson formulés deux siècles plus tôt : la dette publique perpétuelle est une nouvelle forme de servitude. Reconnaître que nous ne pouvons y renoncer est reconnaître que nous sommes enchaînés à la dette. Jefferson avait vu juste. Chaque écart passé a servi à justifier le suivant. Et aujourd'hui encore relever le plafond de la dette, autoriser un peu plus longtemps la fuite en avant dans l'endettement nous est vendu comme ne relevant pas d'un choix politique, mais d'une nécessité économique incontournable. Il ne suffirait pourtant que d'un peu de courage politique pour briser la spirale de l'endettement et reprendre en main notre destin économique.
Le talent oratoire du jeune sénateur ne suffit pas à l'époque, et le relèvement du plafond fut voté par 52 voix contre 48. Peu de gens avaient conscience alors de la pertinence de l'analyse et des paroles du sénateur : dans les 4 années qui suivirent, la dette américaine augmenta de 50% soit 5000 milliards de $ et le plafond dut de nouveau être relevé à 6 reprises.
Le jeune sénateur n'atteignit jamais à la fin de son mandat. Il s'appelait Barack Obama, et se présentait alors comme l'apôtre du changement.


© janvier 2011 - Silvère Tajan

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