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Artiste sonore et phonographie de plein air

Publié le 14 janvier 2011 par Desartsonnants

 
LA PHONOGRAPHIE DE PLEIN AIR
Entretien avec Yannick Dauby, artiste sonore 


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© Sonia Levy
«SORTIR DE NOTRE ECOUTE HABITUELLE .» Yannick Dauby

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© Sonia Levy

Baptiste Lanaspèze : Tu étais en résidence à Marseille en mai pour le projet Kelmori. Qu’estu venu chercher à Marseille?
Yannick Dauby : Lorsque Étienne Noiseau, en charge du studio de création sonore Euphonia, m'a invité à diriger un atelier à Marseille, mon premier souci a été d’essayer de nous mettre à l’abri des stéréotypes associés à la culture méditerranéenne. C’est comme ça que j’en suis venu à proposer de tourner l’oreille vers l’archipel du Frioul. La question de l'atelier était de savoir ce que l'on y entend, sur ces îles. Bien sûr, nous sommes partis avec des a priori, des attentes. Notamment pour ma part, un grand désir d'écouter les Puffins cendrés, dont les appels étranges seraient liés au mythe des sirènes. Je n'ai pas eu la chance d'entendre ces chants, les Sirènes sont restées silencieuses, comme chez Kafka (Le Silence des Sirènes), mais reste l'imaginaire véhiculé par les îles, par le large et par la nuit en mer. Kelmori est un projet que je souhaite poursuivre, en écoutant et en documentant les paysages sonores d'autres petites îles de Méditerranée.


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B.L : Comment s’est déroulé Kelmori? Qu’est-ce que tu en retiens?
Y.D : À tort ou à raison, le nom de John Cage flotte autour de tout projet en lien avec le paysage sonore, et on entend souvent parler de son passage en chambre sourde. Il y aurait découvert que le silence absolu n’existe pas. Et pour cause: la circulation sanguine produit un bruit de fond permanent. Pour commencer l’atelier, nous nous sommes donc posés dans une chambre anéchoïque, celle du Laboratoire d’Acoustique de Marseille, histoire de faire l’expérience d’un lieu quasi-silencieux, d’un espace sans réverbération ni écho. C’était un bon moyen pour se recalibrer, étalonner l’écoute à partir d’un zéro relatif, avant de débarquer... Ensuite, nous avons passé deux journées et trois nuits à arpenter le Frioul. Enregistrer, oui bien sûr, mais surtout essayer de résister au vent. Car quelle idée plus saugrenue que de faire de la prise de son sur une île aussi venteuse? Donc, nous avons capté une jolie diversité de phénomènes éoliens. Nous avons aussi mis à contribution notre hydrophone pour écouter ce qui se passe sous la surface de l’eau. Sans oublier les immanquables Goélands leucophées, les "gabians". Chacun des participants à l’atelier s’est essayé à la prise de son en fonction de ses intérêts, ses envies, travaillant en petits groupes ou de manière individuelle: cela allait du chant du Monticole bleu aux crépitements des coquillages en passant par les opinions des résidents à l’année ou l’ambiance du port écoutée à distance. Le reste de l’atelier s’est déroulé intra-muros, sur le continent, et a consisté à sélectionner, rassembler, assembler, juxtaposer et superposer les enregistrements. Le but étant de rendre compte de notre écoute du lieu sous la forme d’un document sonore stéréophonique d’une vingtaine de minutes. Un élément important de ce projet était le dialogue avec Alain Mante et Patrick Vidal, respectivement conservateur de la Réserve Naturelle de l’Archipel de Riou et responsable du Parc Maritime des Îles du Frioul. Avec eux, nous avons envisagé le paysage de ces îles à partir de l’écoute de la faune aviaire qui y réside, décodé quelques-unes des vocalisations si familières des goélands et abordé les conditions de vie des oiseaux pélagiques (de haute mer).
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© Sonia Levy
B.L : Comment en es-tu venu à t’intéresser aux problématiques de l’animalité ?
Y.D : Par le biais de la création sonore. Depuis une dizaine d’années, j’enregistre des phénomènes sonores dans le but de me fournir du matériau pour composer. Au départ, les chants d’oiseaux étaient plutôt des sons qui me posaient problème. Initialement intéressé par la matière sonore davantage que par les images qu’elle peut susciter, j’avais plus de facilité à travailler avec les ruissellements ou les bourrasques. Mais les sons d’animaux communs, on a beau les ralentir, les filtrer, les tordre, il reste toujours quelque chose qui évoque une expression, la présence d’une créature que l’on associe à une saison ou un milieu. Cependant, j'avais déjà beaucoup d'intérêt pour les publications discographiques de sons dits "naturels". Les sons d’origine animale sont d’une diversité ahurissante, et pas seulement d’un point de vue mélodique. Par exemple, certains chants collectifs de batraciens ou d’insectes ont une structure, une organisation fascinantes. Les disques de sons animaux m’ont toujours attiré. Du coup, les modestes enregistrements d’animaux que je faisais alors commençaient à me poser de nombreuses questions: celles de leur signification du point de vue de l’animal, de leur contexte acoustique, de leur rôle dans nos cultures, etc. Pour ces raisons, l’éthologie et l’ethnologie sont deux domaines de connaissance qui m’attirent et me nourrissent, en tant qu’artiste sonore ainsi que pour ma réflexion sur le paysage sonore. Toutes deux ont en commun l’attente, l’observation, la description. Avec la phonographie il y a quelque chose de cet ordre: se placer dans une situation non-prévisible, écouter et enregistrer, puis transmettre un enregistrement choisi pour rendre compte d’un moment, d’un lieu. Je fais aussi depuis deux ans des petits portraits sonores d’interactions ou de relations humains-animaux. Des petits montages audio ou des prises de sons qui mettent en évidence l’écoute de certains humains pour certains animaux, et réciproquement.
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B.L : Qu'est-ce qui t'intéresse chez les animaux?
Y.D : Bien entendu, la première accroche ce sont les formes, visuelles et surtout sonores. Un chant au timbre inouï, un cri qui rebondit et se propage, un entrelacs ou une mosaïque de brefs appels. Mais passé ce premier contact, c'est le comportement qui m'incite à observer, à rester attentif : pourquoi telle attitude, tel geste, telle trajectoire. Ces comportements sont en fait, pour nous, un accès au monde perçu des animaux, à la manière dont ils se représentent ce qui les entoure. Écouter attentivement le chant d'un animal durant toute la période où il est émis et non pas un petit échantillon, c'est un peu s'accorder à sa temporalité. En ce sens écouter l'animal nous permet de sortir de notre écoute habituelle, de notre mode de représentation de l'environnement. Monde humain et mondes animaux, de Jakob Von Uexküll, précurseur de l’éthologie et de la biosémiotique, a pris une importance majeure dans mes activités et recherches.
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B.L : Le fait que tu vives à Taiwan est-il lié à la recherche d’un regard différent sur les rapports homme/nature?
Y.D : Vivre à Taiwan a été pour moi une coïncidence. En ce qui concerne les rapport homme/nature, dans ce pays, cela a été une grosse surprise de constater que, tout comme chez nous, bien peu de gens semble connaître le milieu naturel, qu’il soit montagneux ou marin, hormis ce qui tombe dans l’assiette. Exception faite, bien sûr, des différentes ethnies aborigènes, que je n’ai pas encore eu la chance de véritablement rencontrer. De toute façon, je ne suis pas encore sûr de bien comprendre quel rapport les Taiwanais entretiennent avec leur environnement. Il y a un mélange de distance imposée par la culture d’origine chinoise, qui est bien plus affaire de représentations que de contacts directs avec la nature, et de proximité avec une végétation et une faune quelque peu exubérante. Et je ne parle pas de l’absurdité sans borne de l’urbanisme (le fameux "développement économique") ou de la pollution qui semble bien ancrée dans les pratiques du quotidien... Ce dont je suis plus à même de parler, c’est de ma première expérience en milieu naturel à Taiwan: une énorme angoisse de ne rien reconnaître. Aucune forme visuelle et sonore sur laquelle je pouvais mettre une étiquette. Du coup, tout découvrir, un bloc de sensations avec les yeux et surtout les oreilles. Et apprendre, petit à petit, au fil des lectures et des rencontres. Avec pour conséquence une plus grande attention, une perception bien plus aiguisée que dans un milieu naturel connu (ou plutôt que je crois connaître).
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© Sonia Levy
B.L : Qu’est-ce que le son peut nous apporter dans notre approche du monde naturel?
Y.D : D’abord je préciserai que le son n’apporte jamais rien. C’est l’écoute qui transforme notre rapport avec ce qui nous entoure. L’écoute est affaire tactile: je considère l’oreille comme une peau qui nous permet de recevoir et de palper le monde naturel. Car une forêt est un milieu acousmatique: on ne voit que difficilement l’origine de ce que l’on entend. De plus, les sons des animaux sont des comportements destinés à être perçus. Reste à les identifier, les déchiffrer. Aborder un milieu naturel par l’écoute permet d’avoir accès à un très grand nombre d’informations, mais aussi impose une attitude de réserve, de retenue. L’écoute révèle aussi des espaces: une forêt de bambous agitée par le vent ne "sonne" pas du tout comme une forêt de pins. Écouter l’acoustique des différentes salles d’une caverne, repérer la manière dont les sons produits par les humains vont modifier ceux des animaux, écouter comment le chant d’un hibou reste perceptible à des kilomètres alors que de près il ne semble pas si fort. En prêtant attention à ces détails, on accentue et on enrichit notre rapport à ces espaces, on renforce notre mémoire des lieux.
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© Sonia Levy
B.L :  Comment décrirais-tu les rapports actuels entre les mondes culturels et l’écologie?
Y.D : L’écologie en tant que science et/ou en tant que rapport à la nature me semble difficilement compatible avec les "mondes culturels" car ces derniers sont obsédés par les images d’images d’images, par des représentations et des codes que l’on joue et rejoue sans cesse. Sans parler de notre manque de connaissance à propos de choses toute simples comme le nom d’un arbre, les migrations des oiseaux urbains, l’origine de notre alimentation... Du coup, proposer une expérience sensorielle et dynamique des liens entre l’humain et le vivant, c’est parfois difficile, il faut expliquer, convaincre et surtout éviter les catégorisations hâtives. Des gens comme Louis Bec (et sa Technozoosémiotique), Dominique Lestel ("Les origines animales de la culture"), Philippe Descola ("Par-delà nature et culture"), Steven Feld ("Sound
and sentiment") m’ont énormément apporté intellectuellement, car leurs travaux remettent en jeu la dichotomie entre l’idée de culture et celle de nature. Quant aux artistes je n’ai pas la place ici de tous les citer, mais me viennent à l’esprit Knud Viktor, David Dunn, Étant Donnés, Chris Watson. Sans oublier les "audio-naturalistes" que sont Jean Roché, Fernand Deroussen ou Douglas Quin parmi tant d’autres.
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B.L : Quel genre d’animal es-tu?
Y.D : Ouch! Difficile comme question. Je pique deux remarques de Fernand Deroussen qui m’avait dit que dans une vie antérieure, j’avais dû être un batracien de Taiwan, pour des raisons d’affinités probablement... Il disait aussi que l’audio-naturaliste est un peu comme les oiseaux imitateurs, le geais ou l’étourneau, il enregistre et rejoue les sons qu’il entend à sa convenance...

En savoir plus sur Kelmori


Article de Baptiste Lanaspèze


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