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“Indignez vous!”, de Stéphane Hessel

Publié le 18 janvier 2011 par Savatier

 Indignez vous !, la plaquette que publie Stéphane Hessel (Editions Indigène, 32 pages, 3 €), est aujourd’hui devenu un phénomène éditorial, avec près de 500.000 exemplaires vendus depuis le 20 octobre (celui que j’ai entre les mains porte la mention « 9e édition »). Sans doute la brièveté du texte et le prix très abordable du volume participent-ils à son succès. Mais, plus encore, c’est le contexte économique, politique et social actuel qui rend le public réceptif à une telle initiative. D’autant que les thèmes abordés, objets de l’indignation de ce nonagénaire courtois au sourire désarmant, intéressent, dans leur globalité ou individuellement, une majorité de la population : situation des immigrés, expulsions des Roms, érosion progressive des acquis sociaux (retraites et Sécurité sociale), média aux mains de la classe dominante, réforme de l’éducation, sans parler de sujets moins hexagonaux, comme les problèmes environnementaux, la disparité croissante entre les plus riches et les plus pauvres ou les atteintes aux droits de l’homme. Autant d’objets de réflexion consensuels.

Sur fond de crise financière, s’en prenant, notamment, aux banques, l’auteur souligne que « l’actuelle dictature internationale des marchés financiers […] menace la paix et la démocratie ». Incidemment, il aurait pu ajouter que cette dictature menace aussi le capitalisme dans ses fondements, car la course délirante aux profits des actionnaires relève d’une attitude suicidaire qu’on ne met pas assez en lumière. En effet, si la doctrine capitaliste repose depuis l’origine sur l’investissement des profits dans l’entreprise, force est de constater qu’aujourd’hui, lorsque des fonds de pension imposent de recevoir des dividendes annuels à hauteur de 15, voire 20%, ils ne peuvent être satisfaits qu’au dépens de la politique de recherche et développement, par le sacrifice des programmes d’investissements et au détriment des salariés. Des économistes, comme Patrick Artus ou Jean Peyrelevade ont, à juste titre, dénoncé cette dérive. D’ailleurs, le fait d’évoquer, s’agissant de l’activité des entreprises, « l’économie réelle » prouve la virtualité du système purement financier qui les entoure.

Au chapitre des solutions possibles, Stéphane Hessel préconise un retour aux principes de deux textes fondamentaux que sont le programme du Conseil national de la Résistance et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 à la rédaction de laquelle il avait participé. L’idée est généreuse; elle relève toutefois d’une certaine utopie (surtout s’agissant du programme du CNR) car, depuis la Seconde guerre mondiale, le monde s’est considérablement métamorphosé et ce qui pouvait s’appliquer à l’époque échappe aux réalités contemporaines. Il nous exhorte également à l’engagement, qu’il présente comme la suite logique de l’indignation, laquelle s’oppose à l’indifférence. Il n’y a probablement aucun sentiment plus sain que l’indignation devant l’injustice, encore faut-il que cette indignation ne soit pas un réflexe, mais le fruit d’une réelle réflexion, faute de quoi, l’émotionnel l’emportant sur le jugement mûri,  on est en droit de craindre le pire. En outre, on suivrait volontiers l’auteur lorsqu’il conseille la non-violence et l’insurrection pacifique comme formes d’action. Mais on s’inquiète davantage devant son indulgence face au terrorisme qu’il réfute, tout en ajoutant pourtant : « Se dire “la violence n’est pas efficace”, c’est bien plus important que de savoir si on doit condamner ou pas ceux qui s’y livrent » et, s’appuyant sur Sartre, « on ne peut pas excuser les terroristes qui jettent des bombes, on peut les comprendre. » Dans la mesure où le terrorisme actuel, contrairement aux actions de la Résistance durant l’Occupation, ne s’attaque jamais à l’autorité qu’il combat, mais à des victimes innocentes – c’est même là son principe de base –, l’ambigüité du discours ne peut que mettre le lecteur mal à l’aise et, pour la circonstance, le pousser à s’indigner.

Ce n’est toutefois pas sur ce point, pourtant fondamental et qui mériterait débat, que Stéphane Hessel se trouve attaqué depuis quelques semaines. Il lui est surtout fait grief des deux pages de son essai intitulées « Mon indignation à propos de la Palestine », et plus encore du soutien qu’il apporte à la campagne controversée visant au boycott des produits israéliens provenant des territoires occupés. Le sujet semble si « sensible » que ses adversaires font preuve à l’égard de ce diplomate et ancien résistant déporté de dérapages verbaux particulièrement maladroits. Ainsi, dans un communiqué du 11  juillet 2010 du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) annonçant qu’il portait plainte contre lui (apparemment pour provocation à la discrimination), il est écrit « Hessel, né à Berlin et naturalisé français », une expression pour le moins malheureuse qui rappelle les heures sombres de l’Occupation. Ainsi encore, le politologue Pierre-André Taguieff, sur Facebook, avait-t-il noté en novembre dernier : « Quant un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête. » Phrase qui sera rapidement remplacée par une autre, bien plus anodine, mais phrase, là-encore, tout à fait désastreuse. Car animaliser l’adversaire, tel fut bien l’artifice rhétorique qu’utilisèrent les mouvements antisémites les plus actifs de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, comme le prouve la caricature assez odieuse représentant Alfred Dreyfus, justement, en serpent, que l’on trouvera ci-dessous.

De telles méthodes servent moins une cause qu’elles ne l’abaissent et laissent de ceux qui les emploient une bien piteuse image. En outre, on peut regretter cette plainte déposée par le BNVCA dans la mesure où, dans un état de droit, le débat, eût-il pour sujet la politique d’Israël vis-à-vis de la Palestine, doit rester libre : la liberté d’expression y perd toujours lorsque le prétoire se substitue à l’agora. Le citoyen, l’intellectuel et l’historien doivent pouvoir s’exprimer contradictoirement sans que le glaive de la Justice les en empêche. Or, c’est devenu une habitude, voire une manie chez certains censeurs, de faire traduire devant les tribunaux ceux qui portent un regard critique sur la politique israélienne, pourtant contestée à l’intérieur même de ce pays par nombre d’intellectuels, et de pratiquer l’amalgame entre l’opposition à cette politique et l’antisémitisme. A titre d’exemple, le sociologue Edgar Morin, pourtant référence humaniste mondialement reconnue, fut victime (heureusement blanchi par la Cour de Cassation) de ce mauvais procédé pour un article qu’il avait publié dans Le Monde en 2002.

D’autant qu’il y a, dans Indignez-vous !, large matière à discussions, qu’il s’agisse de la référence au rapport du juge sud-africain Richard Goldstone sur l’éventualité de crimes de guerre qui auraient été commis par Israël ou, à l’opposé, de la vision assez angélique que Stéphane Hessel présente des Gazaouis, puisqu’à côté de « leur patriotisme, leur amour de la mer et des plages, leur constante préoccupation du bien-être de leurs enfants, innombrables et rieurs », l’auteur ne fait aucune mention, par exemple, du statut fait aux femmes dans la Bande de Gaza depuis que le Hamas y a instauré sa théocratie (narguilhé et scooters interdits aux femmes, séparation des couples sur la plage, etc.). On aurait aimé lire quelques lignes d’indignation concernant l’intégrisme religieux dont est victime cette population à l’intérieur même de ses frontières, car pratiquer l’indignation sélective reste aussi contreproductif que de pratiquer l’indignation tous azimuts. 

Un comité de soutien s’est constitué pour la défense de Stéphane Hessel et d’autres personnes faisant, elles aussi, l’objet d’une plainte pour leur engagement en faveur du boycott ; il comprend des personnalités aussi diverses que Laure Adler, Raymond Aubrac, Pascal Boniface, Roland Cayrol, Gisèle Halimi, Michel Rocard et Etienne Pinte (député UMP de Versailles). Une telle diversité devrait alerter les censeurs. Tout comme le succès, inhabituel dans l’édition et qui s’apparente bien à un phénomène de société, de la brochure de Stéphane Hessel devrait avertir les princes des préoccupations bien réelles de ceux qu’ils gouvernent.

Illustrations : Couverture du livre - Caricature d’un journal antidreyfusard. 


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