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Le cuisinier, la belle et les dormeurs

Publié le 27 janvier 2011 par Sébastien Michel
De Radhika Jha
nouvelles traduites de l’anglais (Inde) par Simone Manceau
Editions Philippe Picquier, août 2005, 253 pages
A partir de 7,60 € sur Amazon.fr

Dans un style vif et théâtral, passant facilement de la comédie au drame, la romancière indienne s’interroge dans son dernier livre sur les certitudes fragiles et les faux-semblants touchant aux sens, à la raison et à la religion.
Ses personnages principaux, dans des histoires et des lieux très différents, aux contours volontairement imprécis, partagent en commun une certaine expérience de la folie. Les deux premières nouvelles, sortes d’appendices sensuels, drôles et légers du banquet de Platon, peuvent se lire comme des contes moraux ou philosophiques sur le Bon (goût) et le Beau. La dernière, plus inquiète, est un récit fantastique sur les superstitions religieuses qui « habitent » l’Inde contemporaine. Radhika Jha a déjà écrit aux mêmes éditions L’Odeur (roman paru en 2002) et L’Elephant et la Maruti, fictions de Delhi (paru en 2004).
Le Cuisinier, la Belle et les Dormeurs
Une cuisine qui tourne au vinaigre et à la déconfitureLa première histoire se déroule dans un restaurant à Genève, « Le Chaudron d’Or ». Monsieur Tocinelli, Marcello pour les intimes, est un grand chef cuisinier, une référence gastronomique obligée et un amoureux de la tradition culinaire française. Mais voilà, depuis quelques temps, des rumeurs fissurent l’éclat de la réputation de sa cuisine. Et dans ce domaine, les doutes ne sont pas permis. Sa femme, inquiète, est aux aguets, surveille son mari, envoie sa fille aînée Graciella espionner son père et vérifier la qualité de son travail. Comme dans un vaudeville, dans une suite de quiproquos familiaux, le chef cuisinier voit des traîtres partout et soupçonne même sa tendre épouse de vouloir le tromper avec un autre homme. Il ne veut pas, un seul instant, se remettre en cause et moque sans vergogne le fiancé de sa fille aînée, Hubert, « la limace au visage poupin et à la voix onctueuse ». Il faut absolument lire le passage irrésistible de géopolitique culinaire dans lequel le beau-père, par ses commentaires acerbes, assassine devant toute sa famille « l’omelette indochinoise » présentée par son gendre à la télévision. Le dernier acte (la préparation d’un repas de noces) est enfin pour lui l’occasion de rivaliser avec la gastronomie moderne pratiquée à New-York ou Sydney et d’en dénoncer toutes les impostures. Pour montrer qu’il n’est pas devenu un has been, le vieux briscard va préparer le menu d’un dîner qu’il veut inoubliable et l’apothéose de sa carrière. Et c’est dans cet esprit et… avec tout son nez qu’il va poser les pièges, tel un chasseur, pour attraper les subtiles saveurs des ingrédients. Le menu façon « Harry Potter » ou « post-mortem », selon les points de vue, fourmille de bons mots et de provocations décalées pour un repas de noces : « mousse de canard ‘’mort subite’’ », « médaillon de veau au jus de soldats morts », « feuilles d’automne sur tombeau printanier ». Il y a du Süskind, auteur de l’inoubliable Parfum, derrière les mots et les fourneaux ! Au fait, Marcello est-il devenu fou ? A vous de vous faire une opinion !
« Le soupir d’une jolie fille s’entend plus loin que le rugissement d’un lion » (proverbe arabe)Dans la deuxième nouvelle, le morne quotidien de la narratrice, dans un lycée fréquenté par les enfants de la bourgeoisie indienne, va radicalement changer à l’arrivée d’une nouvelle élève, Mandakini, que « l’école tout entière admirait, béate » pour son exceptionnelle beauté. Moins gâtée, Renuka (la narratrice) ressent comme si elles lui étaient destinées les remarques blessantes et les vexations subies par sa voisine de classe Mandakini de la part d’un professeur en sciences politiques mécontent en son for intérieur d’être troublé ainsi par ses désirs. Renuka, introvertie et atypique, est fascinée par la beauté en général et finit par devenir l’amie de Mandakini. Celle-ci devine les effets qu’elle procure aux autres et ne se prive pas d’en jouer. Lorsque les cours se terminent en juin, Renuka complètement soumise et obsédée par son amie obtient d’elle son accord pour l’héberger chez son père à Bangalore. Ce dernier n’avait jamais eu, selon sa fille, « une expression à la fois [si] servile et empressée » devant une femme. La montée inexorable de la perversion atteint son paroxysme dans le jardin du mystérieux photographe de mode Naren Nath dans lequel Mandakini, nue comme Eve aux premiers temps, perdra toute son innocence et son « essence ». Comme dans la première nouvelle consacrée à l’art culinaire, l’écrivain arrive de façon brillante à convier le lecteur autour de discussions savoureuses sur la beauté dans des lieux insolites. Pour la narratrice, la beauté est le chemin qui conduit à Dieu, elle est son nécessaire « reflet » et « s’il nous était donné de voir son véritable visage, peut-être en mourrions-nous de peur ou d’évanouissement ». La beauté ne peut pas être nue. Ce serait alors un état de sacrilège, une forme de profanation.
La force des traditions religieuses ou l’impuissance de la raisonDans la troisième et dernière nouvelle, Radhika Jha nous ouvre les portes d’une Inde mystique, pauvre et hors du temps. Le narrateur est un fonctionnaire zélé, persuadé que le développement du pays passera par l’éradication des superstitions. Avant de retourner « vers des contrées plus civilisées », il découvre un village reculé, Purandaru, dans le district de Mangladi. A son arrivée, cet adjoint du préfet rencontre des habitants de confession hindoue étrangement hagards, las, privés de sommeil et animés du seul désir de participer à une cérémonie religieuse nocturne (puja), sur un terrain de cricket, à proximité d’une église chrétienne. Face à eux, un prêtre malentendant et dément ( ?) est déterminé à perturber le culte de la déesse (la Devi du village) censé apporter pour les hindous les pluies bienfaitrices de la mousson d’été. Après « une discussion à fleurets mouchetés », le prêtre par arrogance et défi lancé au narrateur provoquera une lutte terrible entre les deux communautés. La détermination et l’extase du prêtre « sourd » aux bruits du monde (carillons du clocher, cris de la foule, grondement du tonnerre) contraste fortement avec l’incrédulité et l’épouvante du narrateur, témoin impuissant d’une haine annoncée et préparée.

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