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A couteaux tirés

Par Arielle

La fête bat son plein à Solenville, petit port normand, battu, giflé par les flots comme pour nous rappeler les visages burinés des matelots. Nichée entre deux immenses falaises, ceinturée par une muraille du moyen âge, Solenville s’est ornée de drapeaux et guirlandes. La pierre semble nous conter mythes et mirages. La région est venteuse, souvent plongée dans un brouillard à couper au couteau où se dessinent timidement des ruines de châteaux, des donjons oubliés qui, au fil du jour, s’estompent, laissant place à une mer retirée, aux coquillages enfouis sous le sable.

Renée est impatiente. Elle attend le résultat du grand concours organisé par les restaurateurs de la commune « Décrivez nous les spécialités régionales ». Elle sait qu’elle a bien répondu, elle sent qu’elle va gagner. L’annonce se fera sur la jetée en fin d’après midi. Elle en profite pour visiter la petite église du XIIème siècle avec ses fameux vitraux et son clocher en biais, arpente les vieilles ruelles, se mêle aux odeurs de marée, fait un signe complice aux marins attablés sur les terrasses des bistrots. Elle est gaie, elle sourit. Elle s’est faite belle pour la cérémonie.

Le petit port grouille de monde, des danses folkloriques, par ci, par là, ajoutent de la couleur à la joie. Les enfants rient et forment une ronde. Là bas, sur la grande plage, se déroulent diverses animations. Ca sent bon la friture et les beignets. Renée longe la côte escarpée, s’emplit les poumons d’iode, respire et inspire : ça y est, c’est l’heure.

Le phare, dans un roulement de tambour rythmé par les vagues, a regroupé tous les participants. L’air s’est tu, les mouettes ne tournoient plus, même les chalutiers se sont amarrés. « Oyez oyez braves gens, voici la liste des gagnants. Cinq personnes seront retenues et auront l’honneur d’être invitées à déguster nos meilleurs fruits de mer fraîchement ramassés du matin, puis seront photographiées pour notre journal régional. Les autres candidats recevront un livret de recettes de nos plus grands chefs ».

Renée en a déjà l’eau à la bouche. Elle trépigne, elle salive tandis qu’un artiste peintre, légèrement en retrait, fige la scène au couteau.

« La plus pertinente des prestations revient à Marc Surin, suivi de très près par Nadine Coutelas et Sandrine Canif ». Renée commence à désespérer « Comment ? Je ne suis pas la vedette ? Mais qui est donc ce Surin qui entache mon âme ? ». Elle se vide de sa liesse, elle est à cran.

« En quatrième position, nous avons Bertrand Schlass et enfin Mademoiselle Renée Finedeclair, venue tout spécialement d’Ecosse. ». Son cœur bat la chamade, elle n’est pas la première, certes, mais elle va être médiatisée. Portée par un élan de bonheur, elle saute, elle fait des bonds, imitant les dauphins dans la rade.

Une pluie d’applaudissements escorte nos cinq gais lurons vers le lieu mirifique où leurs papilles gustatives pourront s’en donner à cœur joie, à savoir une terrasse toute en diamants qui semble venue d’ailleurs, délicatement posée sur la plage, comme par enchantement. L’écume lui caresse les parois, les lustres sont des perles d’huitres. Seuls les fauteuils rouge vif tranchent en ce décor irréel.

Gustave prépare en silence son gigantesque chef d’œuvre qu’il placera au centre de la pièce. Sur un lit d’algues brunes, couchées elles même sur un matelas de glace, viendront s’encastrer coquilles et coquillages, mollusques et citrons verts. Tel le facteur Cheval, il placera un à un et à bon escient, les divers éléments pour reproduire le port de Solenville …. Un port à déguster ! Chacun croquera une barque, une porte, un pilier, un escalier, une maison, un flan de falaise, une vague. Tel le petit garçon qu’il était jadis, il façonnera la muraille comme un château de sable où l’eau jouera son rôle de maçonnerie. Tel Ulysse, il partira faire un beau voyage dans les entrailles de son plateau de fruits de mer. Gustave est goulu de son métier, il est même méticuleux parfois. Il goûte tous ses mets et se gargarise à gorge déployée. Gustave est une fine lame.

Nos cinq couronnés sont interviewés autour d’un apéritif digne de Gargantua. Cela laisse du temps à Gustave pour peaufiner sa composition. Notre artiste peintre se tient toujours là avec son chevalet et observe ces mondanités qui aiguisent ses pinceaux. Il tient là une sacrée palette de gratin qu’il immortalisera sur la toile, de même que le photographe Doisneau cernait ses personnages et leurs attitudes. Miss Finedeclair, dans des gestes voluptueux et soyeux, narre la plus chic des recettes, celle des Demoiselles de Cherbourg, petits homards marinés dans leur court bouillon et nappés de crème. Monsieur Surin vante le bonheur de se lécher les doigts après une bonne assiettée de moules de Barfleur au curry, Nadine Coutelas mime la vente à la criée des coquilles Saint Jacques de Grandcamp « Elles sont fraîches, elles sont fraîches, elles sont fraîches ! Et avec ça ma brav’ dame ? », Mister Schlass, le petit doigt en l’air, décline l’art et la manière de présenter les huitres de Saint-Vaast, Sandrine Canif s’étonne de la prolifération des crevettes à Honfleur. C’est d’un drôle toutes ces petites histoires ! Journalistes et reporters se délectent.

Renée séchait ses larmes de rire du coin de son mouchoir brodé lorsque Maître Gustave, la toque de travers, fit une apparition fulgurante. Il était très en colère « Qui a fauché les couteaux ? ». Il tira brusquement la grande baie vitrée latérale restée ouverte aux fins de faire pénétrer quelques embruns, histoire de rafraichir l’atmosphère devenue orageuse « Toi, l’artiste, viens nous rejoindre et que personne ne sorte ! ». Les convives restent paralysés, pétrifiés, on dirait des statues dans un musée. L’artiste tourne en rond « hum … éclaircissons ce mystère ». Notre peintre n’est autre que l’inspecteur Bédé, bien connu du quartier. Bédé, habitué au grand large, étouffe dans cet aquarium en diamants, il cherche sa bulle, là où est inscrite la solution. Il claque des doigts, réveillant ainsi nos personnages transis.

« Expliquez nous, cher Gustave ! Nous prenez vous pour des malfrats ? Qui peut s’intéresser à vos couteaux ? »

« Mais vous par exemple, avec un nom pareil vous pourriez faire une collection. N’est ce pas Mademoiselle Finedeclair ? »

« Je ne vois vraiment pas en quoi mon patronyme est concerné, vous vous égarez Gustave ! Il me semble que Coutelas ou Surin seraient bien mieux appropriés. Je suis offusquée mais allez y, fouillez moi !»

Nadine et Marc se lancent des regards interrogatifs, se tournent vers Sandrine Canif. « Ah non, ne m’accusez pas. Je sais que j’ai l’air d’une poissonnière mais tout de même ! On peut avoir le langage cru et être honnête ».

« Alors qui, mais qui a donc pu voler mes couteaux et pourquoi ? ».

L’inspecteur Bédé planche. Tournicotant le bout de sa moustache, il scrute le moindre sourcil vacillant, tout rictus est suspect, tout rouge aux joues est révélateur. Les coupables font toujours une erreur insignifiante mais capitale. Cependant rien ne transparait « ils sont forts tout de même », bougonne t-il.

Les journalistes se frottent les mains. Ca va faire un super scoop dans la une de demain ! Voyons voir qui jouera la transparence dans cette cage vitrée ... Bédé fait les cent pas, ça l’aide à réfléchir. Il frôle du bout de son pinceau chacun des accusés, comme pour les énerver, les faire sortir de leurs gongs, les faire craquer et avouer. Un lourd silence pèse sur chaque conscience.

« Cessez de tourner comme ça, c’est insupportable, vous me donnez la nausée et puis finissons en avec cette absurdité, j’ai faim moi ! », s’insurge Renée, jetant avec vigueur, son gant de soie à terre.

Bédé compte sur ses doigts : un, deux, trois, quatre « Bizarre, bizarre. Il y avait bien cinq récompensés. Tiens donc, où est passé Monsieur Schlass ? ».

« Quelqu’un a-t-il vu Bertrand ? »

« Ah oui au fait, où est-il ? »

Du fond de la salle, s’échappant d’un large fauteuil rouge tourné vers la mer, un cri jaillit comme pulsé dans l’air « Arrg, ach, aie, je me meurs ».

Tout le monde se précipite autour de Schlass à l’agonie, resserrant le cercle et le montrant du doigt « C’est lui, c’est lui ! ». L’étonnement est à son comble « Cet homme, aux bonnes manières ! Comment est ce possible ? »

« Je vous en prie : écartez vous, il va étouffer. Appelez plutôt une ambulance ».

« Que vous arrive t-il, Monsieur Schlass ? Vous êtes tout pâle, vous transpirez. Ma parole, mais vous tremblez ! »

Bertrand tombe à terre, se tord comme un ver.

« J’ai mal au ventre, j’ai été empoisonné ! Vous comprenez, il est si rare de trouver des couteaux en cuisine que j’ai tout avalé, d’un trait. Vite fait, bien fait : ni vu, ni connu ».

« Comment ? Mes couteaux seraient avariés ? »

« Vous ne saviez pas, mon cher Gustave, que la pêche de ce coquillage est interdite en ce moment, qu’il est chargé d’hydrocarbures ? Le pêcheur averti que vous êtes a bien péché pour le coup ».

« Oh vous, Bédé ! Vous êtes implacable. Il ne vous manque plus que l’imperméable, le chien et la vieille voiture ! A vrai dire, c’était pour l’exclusivité. Je ne supporte pas de passer des heures à travailler pour des gens qui font la couverture des journaux. Je suis toujours dans l’ombre ».

« Ah ça ! Vous voulez sortir de l’ombre ? Et bien, c’est gagné. Sûr, on va parler de vous mais vous risquez bien de finir dans un cachot. Vous n’êtes pas près de revoir la lumière. Allez, suivez moi Gustave ».

« Toujours à retourner le couteau dans la plaie ! »

« Je vais en parler à ma femme … »

L’ambulance emmena Bertrand se faire rincer l’estomac. Nos convives étaient bien tristes. Renée, désormais, ne cherche plus à gagner à tous prix. Marc, Nadine et Sandrine se sont liés d’amitié. Quant à notre artiste de la police, il erre toujours entre le port et la plage, sa palette à la main et son chevalet sous le bras, à la recherche de nouvelles enquêtes.

Si vous venez dans le coin, sachez que la légende dit qu’à Solenville, dans la brume matinale, on distingue une terrasse de diamants et qu’un plateau de fruits de mer vous y attend. Oyez, oyez braves gens, prenez garde à Gustave en dégustant, ne vous laissez par charmer par de confortables fauteuils rouges mais passez plutôt votre chemin jusqu’à la tombée des embruns.  


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