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Bérénice, acte IV, scène V

Par Abigemuscas
Me voilà d’humeur alexandrine, ce qui me pousse à infliger à mes héroïques lecteurs quelques vers pour lesquels j’éprouve une tendresse particulière. Il s’agit de l’adieu de Bérénice, reine de Palestine, à Titus qui, devenu empereur, doit pour des raisons politiques renoncer à l’épouser.
« Hé bien ! Régnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D’un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,
M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n’écoute plus rien, et pour jamais, adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?»
Ces quinze vers illustrent parfaitement à mes yeux l’émouvant balancement répétitif de l’alexandrin. Dans les huit premiers, Bérénice drapée dans sa dignité reproche à Titus son inconstance. Son discours est orienté vers l'aspect formel de la rupture de l’engagement: verbes et sujets relèvent du champ de la parole (bouche, avouer, serments, ordonner, entendre, écouter). Les huit vers dessinent trois oppositions: entre Titus, sur le point d’embrasser son destin, et Bérénice disparaissant dans le silence (vers 1 et 2); entre le passé et le présent (les vers 3 et 4, puis 5 et 6); entre le dernier espoir de Bérénice et son définitif désespoir (vers 7 et 8). Les procédés qui soulignent ces oppositions sont variés. C’est le changement de personne et de rythme pour les vers 1 et 2, dont le premier martèle une martiale succession de mots de deux syllabes alors que le second ne marque que la césure. C’est la symétrie entre deux couples de vers introduits par le même terme, la «bouche» qui figure dans le premier hémistiche de chaque couple, la répétition du «même» qui souligne encore que l’on parle bien toujours de la bouche de Titus, et bien sûr les contrastes entre les premiers vers de chaque doublet, qui évoquent la forme du discours prêté à Titus (serments et aveux d’infidélité) et entre les seconds, qui en évoquent le fond (union éternelle et éternelle absence). C’est enfin l’opposition entre les temps (passé et présent) des deux derniers vers, et le rapprochement entre «entendre» à la fin du vers 7, et «écouter» au début du 8 : cette proximité matérialise, au bout de ce vers 7, comme un point singulier, foyer de symétrie entre l’avant et l’après – cet éternel après de l'amante délaissée.
Mais alors les forces de Bérénice l’abandonnent, et cette sèche plaidoirie se craquelle en une déchirante lamentation : le vers 9, rompu par une double exclamation, marque ce relâchement subit dont il donne le ton par son second hémistiche aux tendres accents – ces on et ces ou étouffés et plaintifs. Alors que les vers deviennent plus fluides (on y trouve surtout des consonnes liquides comme le l, le r, le j, le f ou le m, alors que les huit premiers vers abondent en occlusives, b, d, t) et que le bercement de la césure s’y fait plus sensible, la parole de Bérénice s’accélère et roule comme une mer: les oppositions se resserrent et associent les deux hémistiches d’un même vers (en particulier dans les trois derniers vers). Les mots de Bérénice parlent de la souffrance, de la distance, et du temps: il n’y a plus rien là de formel, c’est au contraire un lyrisme désespéré, le gémissement d’un cœur défait par l’immensité de la douleur à venir. La colère disparaît de sa voix, Titus n’est plus un traître, mais comme Bérénice la proie de cette souffrance: lui qui n’était dans les huit premiers vers qu’une bouche redevient un homme. «Vous», «Titus», «Seigneur» et même «nous»: huit fois en sept vers Bérénice s’autorise le plaisir à elle-même cruel d’évoquer son amant.
Il me semble n’avoir jamais entendu un si exact résumé de la douleur de la rupture, et j’ai encore dans l’oreille la voix fêlée d’une Carole Bouquet pourtant éternellement glaciale congédiant Depardieu dans l’adaptation filmée de Jean-Daniel Verhaeghen. Puissance de l’alexandrin! je regretterai éternellement que les auteurs des slogans publicitaires, des programmes politiques et des annonces de la SNCF ne soient pas contraints d’adopter ce rythme: je suis sûre que la vie en serait changée.

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