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La Fontaine de Gérémoy - quelques nouvelles pages...

Par Laporteplume
La Fontaine de Gérémoy - quelques nouvelles pages......A l’Etablissement thermal, la Malie venait de faire son entrée dans le bureau du docteur Darriaud.
Le cou pris dans son col de celluloïd que cerclait une cravate noire négligemment nouée, le cheveu lissé juste comme il fallait, un peu fou sur les oreilles, il avait belle allure le disciple d’Hippocrate, savant et poète à la fois. Mais, ce tantôt, son air sombre, ses narines pincées, ses grognements répétés lui donnaient une allure de chien hargneux.
Il allait et venait de son bureau à la bibliothèque, de la bibliothèque au bureau, les mains dans le dos, les besicles sur le bout du nez, faisait une halte devant la fenêtre grande ouverte que consumait l’incendie des tilleuls.
L’automne était en avance. Il avait déjà semé les colchiques au petit bonheur des prairies, donné les premiers champignons de prés, tendu ses voiles de tulle sur les ronciers du Gros Buisson où mollissaient les dernières mûres. Le parc sentait l’humus et la rose, le champignon et le crottin. Hier encore, le médecin se passionnait pour la couleur du drapeau national que le comte de Chambord voulait blanc comme celui des vieux rois, au désespoir des monarchistes qui avaient déjà accepté des républicains les trois couleurs unies dans le sang du peuple. Mais, depuis quelques minutes, il avait tout oublié, tout perdu, des éléments les plus fondamentaux d’anatomo-physiologie jusqu’aux préceptes les plus sacrés de son serment d’Hippocrate.
-Comment peux-tu penser que…
Il s’était tourné vivement vers la Malie.
-Je viens de te le dire ! Voilà deux mois que je ne… souille plus ! Et, maintenant, chaque matin, au lever, je vomis des humeurs, de la bile, de l’eau acide, alors que je n’ai encore rien mangé ni bu.
-Et quelles sont tes conclusions ?
-Tu en as de bonnes ! C’est toi le médecin, il me semble. Je te dis ce que je vis. A toi de me dire ce que ça signifie ! répondit-elle sur un ton qui ne souffrait ni contestation, ni question supplémentaire.
Il cessa brusquement de jouer les chevaux de bois, la regarda plus attentivement. Elle avait maigri. La fatigue dessinait des cernes bleuâtres sur son visage ivoire. Elle le fixait intensément. Il en fut frappé.
-Alors, tu serais…
Il lui tourna le dos, se planta devant la fenêtre, ne finit pas sa phrase. La Malie se cala bien au fond du fauteuil, les mains sur les accoudoirs, comme en consultation. Les mots s’étaient suspendus entre eux, plus douloureux encore que s’ils avaient été prononcés. Darriaud se racla la gorge plusieurs fois, à petits coups secs. Elle voyait trembler ses longues mains fines dont elle connaissait si bien la caresse.
Un silence à couper au couteau engluait le bureau du docteur Darriaud.
La Malie promenait son regard sur les reliures de livres serrées dans la bibliothèque. De loin, elle essayait d’en lire les lignes d’or sur le cuir ciré : Baron Alibert - Monographie des Dermatoses… Ioannes Agricola - De Helotide sive Plica Polonica
-Que penses-tu faire ?
En deux enjambées, Darriaud avait rejoint la Malie. Il se tenait face à elle, sa silhouette découpée au ciseau sur le cadre de lumière mauve du parc. Tout près de la fenêtre, un merle lançait son chant du soir auquel répondait un autre merle, loin vers la forêt. Georges Apostoli - Travaux d’électrothérapie gynécologique… L’alignement des reliures luisantes avait quelque chose d’apaisant. Tout paraissait à sa place dans ce meuble, sa juste place, définitivement rangé, pour les siècles des siècles…
-Je t’ai posé une question !
Pour la première fois depuis leur rencontre, le ton du médecin était brutal. Jamais il ne lui avait adressé la parole aussi sèchement. Planté devant elle, les mains dans les poches du pantalon, les pieds légèrement écartés, il avait l’air d’un chasseur devant son tableau de la journée. Jean Astruc - L’Art d’Accoucher réduit à ses principes…
Marie-Amélie se mit à rire, d’un rire nerveux, sec, cristallin qui agaça aussitôt l’homme.
-Ce n’est pas le moment de rire, ma chère ! Pas du tout ! Te rends-tu compte de la réalité de la situation ? Tu es célibataire, seule, employée dans mon service, et… enceinte !
Il avait marqué un temps d’arrêt, hésité avant de lâcher le « enceinte ». Il poursuivit aussitôt.
-Ancienne carmélite, en plus ! Moi, médecin établi, de bonne notoriété, je serais l’auteur présumé de ta grossesse ! Moi… marié !
Darriaud était retourné s’installer à son bureau, dans la position du professionnel consultant. Il avait laissé tomber ses bésicles, tiré sur ses manches pour en faire apparaître les poignets ornés de boutons d’améthyste. Du revers de la main, il chassait de ses dossiers d’improbables grains de poussière.
« Je serais l’auteur présumé… » Un froid glacial avait subitement saisi La Malie. Elle frissonna, détacha son regard des reliures anciennes. De sa mère, elle avait appris à rentrer la tête dans les épaules, le temps que passe l’orage, et à dissimuler son trouble. Le parc glissait lentement dans une nuit bleue toujours saluée par les merles qui échangeaient leurs trilles. Une douce fraîcheur baignait maintenant le cabinet. La Malie n’avait pas bougé. Elle respirait lentement, profondément, tentait de chasser de sa tête les mots « serais… auteur présumé… ».
... La Fontaine de Gérémoy - quelques nouvelles pages...

Gilles Laporte La Fontaine de Gérémoy éd. Presses de la Cité -Terres de France 2011


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