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Une République qui espère ?

Publié le 23 janvier 2008 par Roman Bernard
Aujourd'hui, je laisse la parole à mon frère aîné, Matthieu Bernard.
Un mois après le désormais fameux « discours du Latran », les remous qu’il avait provoqués semblent quelque s’être quelque peu calmés, et ce malgré la piqûre de rappel qu’ont constitué les interventions du président de la République lors de ses récentes visites au Moyen-Orient. Mais puisque tous s’accordaient à reconnaître que la « laïcité positive » de Nicolas Sarkozy représente effectivement, en bien ou en mal, un tournant dans les relations entre la République et les religions, on ne pourrait que regretter qu’aucun débat de fond, à froid, ne tente de discerner les complicités délétères ou les audaces salutaires que cette laïcité renouvelée promettait.
Nous souhaitons ici nous arrêter sur le rapport entre « morale laïque » et « morale religieuse », qui a plus particulièrement arrêté notre attention à la lecture du discours prononcé par Nicolas Sarkozy.
Et puis je veux dire également que, s’il existe incontestablement une morale humaine indépendante de la morale religieuse, la République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite et surtout parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité. Comme l’écrivait Joseph Ratzinger dans son ouvrage sur l’Europe, "le principe qui a cours maintenant est que la capacité de l’homme soit la mesure de son action. Ce que l’on sait faire, on peut également le faire". A terme, le danger est que le critère de l’éthique ne soit plus d’essayer de faire ce que l’on doit faire, mais de faire ce que l’on peut faire. Mais c’est une très grande question.
Dans la République laïque, l’homme politique que je suis n’a pas à décider en fonction de considérations religieuses. Mais il importe que sa réflexion et sa conscience soient éclairées notamment par des avis qui font référence à des normes et à des convictions libres des contingences immédiates. Toutes les intelligences, toutes les spiritualités qui existent dans notre pays doivent y prendre part. Nous serons plus sages si nous conjuguons la richesse de nos différentes traditions.

Ces paroles sont, il faut le reconnaître, inattendues de la part d’un président de le République en exercice. Peut-il légitimement affirmer que la République à intérêt à l’existence – et l’expression dans le débat public – d’une morale inspirée par des convictions religieuses ?
Nous souhaitons, pour éclairer cette question, faire allusion à la pensée de John Rawls. Ce philosophe américain (1921 – 2002) est l’un des penseurs politiques les plus étudiés ; il s’est attaché notamment à penser la possibilité de l’État démocratique libéral, c’est à dire à élaborer une théorie procédurale du contrat social dans un contexte où coexistent des visions du monde (ou « doctrines compréhensives ») différentes. Il s’interroge : quels seraient les principes de justice à adopter dans une société multiculturelle ?
Rawls se situe dans la lignée de Kant et de la disjonction entre le bien et le juste : le premier relève précisément des doctrines compréhensives, des opinions individuelles, et ne doit pas intervenir dans le débat public ; le juste est établi de manière procédurale en faisant usage d’arguments purement rationnels. Bref : les convictions religieuses des uns et des autres n’ont pas à intervenir dans le débat public. Il est possible de montrer combien cette théorie de la justice risque de faire le lit du communautarisme le plus achevé : un accord a minima permet la coexistence de différentes sphères sociales qui s’ignorent mutuellement et vivent en vase clos… mais peut-on alors parler encore de justice sociale ?
Au demeurant, Rawls lui-même admet que lorsqu’une société n’est pas bien ordonnée, il peut être nécessaire de recourir à des morales compréhensives pour aider à l’avènement d’une société où la discussion publique sera conduite exclusivement dans les termes des “valeurs politiques”. Au demeurant, de nombreux commentateurs se sont chargés de montrer les failles de la théorie rawlsienne de la justice. Nous ferons référence brièvement à deux auteurs d’horizons distincts .
Michael Sandel montre ainsi, en s’appuyant sur l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, sous la pression notamment de mouvements chrétiens, qu’il n’est pas toujours raisonnable de faire abstraction des visions du monde. Ainsi, si l’esclavage est un mal moral, on ne peut pas faire abstraction de ce jugement éthique dans le débat politique ; si ce n’est pas un mal moral, on peut en faire abstraction. On voit sur cet exemple que la priorité du juste sur le bien est mise à mal : les questions de justice semblent bien devoir être soumises au jugement des différentes doctrines compréhensives. Sandel en tire la conclusion : « nous respectons les convictions morales et religieuses de nos concitoyens en dialoguant avec elles et en leur prêtant attention – parfois sous la forme d’une récusation ou d’une contestation, mais parfois aussi sous la forme d’une écoute et d’un apprentissage » .
Venons-en à un penseur continental, en la personne de Jürgen Habermas (philosophe allemand, né en 1929). Son « éthique de la discussion » a souvent été rapprochée de la pensée de Rawls . Il a reproché cependant à celui-ci d’écarter les visions éthiques du monde hors du débat public, et ce pour deux raisons. (1) La première est finalement assez proche de l’idéal républicain français et son souci d’intégration : il s’agit d’éviter le repli communautaire que nous avons évoqué précédemment. En conséquence de quoi, les différentes visions du monde peuvent s’exprimer – mais ce sous le jugement absolu de la raison. (2) Plus tard, Habermas a en outre tempéré son enthousiasme naïf pour la rationalité occidentale ; lors d’un débat avec le Cardinal Ratzinger (et nous revenons ici vers la citation du « discours du Latran » dont nous étions partis), Habermas a reconnu que les traditions religieuses peuvent transmettre des intuitions éthiques dont la raison pratique peut s’enrichir : « quelque chose peut rester intact dans la vie commune des communautés religieuses, quelque chose qui s’est perdu ailleurs et que le savoir professionnel des seuls experts est également incapable de restituer. (…) on peut fonder, du côté de la philosophie, une volonté d’apprendre de la part des religions, non pas certes pour des raisons fonctionnelles, mais pour des raisons de contenu » .
Et nous dirons même plus : la raison a à apprendre des doctrines compréhensives non seulement pour des raisons de contenu, mais aussi pour des raisons fonctionnelles. Ainsi, nous souscrivons aux propos du Cardinal Ratzinger dans sa réponse à Habermas. Il reconnaissait que la religion doit être placée sous le contrôle de la raison (en prenant notamment l’exemple du terrorisme à motivation religieuse) ; mais, réciproquement, « le doute de pouvoir compter sur la raison (…) doit nous assaillir » , comme l’attestent des “progrès” techniques incontrôlés qui ne semblent pas toujours œuvrer au bien de l’homme (ou plutôt, pour parler dans les termes de la raison pratique, ne semblent pas être universalisables). C’est pourquoi il prône une collaboration sous la forme d’un contrôle mutuel entre les doctrines compréhensives et la raison pratique : « je parlerais donc volontiers d’une forme nécessaire de corrélation entre raison et foi, raison et religion, appelées à une purification et une régénération mutuelle ; elles ont besoin l’une de l’autre et doivent mutuellement le reconnaître » . Notons au passage que ce constat est récurrent dans la pensée de celui qui est devenu le pape Benoît XVI et que telle était bien la véritable pointe de la fameuse leçon publique à l’université de Ratisbonne en septembre 2006, mais aussi du discours lu en son absence à l’université romaine de la Sapienza la semaine dernière .
En fait, sans l’apport des traditions spirituelles, la raison pratique est livrée à elle-même, sans instance critique. On sait que ce sont bien souvent les protocoles opératoires qui prétendent remplir cette fonction critique : mais qui ne voit pas là une illusion ? Ce n’est pas parce qu’une procédure a été appliquée que l’action posée est bonne ; tout au plus est-elle légale, mais il y a une distance entre ce qui est autorisé et ce qui est bon. Les doctrines compréhensives, et notamment les religions, peuvent à bon droit prétendre à cette place de vis-à-vis nécessaire à la justice politique, précisément parce qu’elles trouvent leur origine dans « l’“autre” de la raison », selon une expression d’Habermas.
Le dialogue entre foi et raison, s’il est exigeant, nous semble aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Il peut permettre en effet d’éviter les deux écueils du communautarisme et du froid triomphe d’une rationalité technicienne désenchantée. Aussi, il nous semble que la République a tout à gagner à s’ouvrir à une morale qui espère, c’est à dire une morale qui trouve son inspiration dans une transcendance.
L’histoire, par ce qu’elle sédimente d’intuitions éthiques, peut certes assumer une certaine fonction de transcendance : cela s’appelle la culture, porteuse d’une tradition. Mais si, comme l’écrit Hannah Arendt, « le fil de la tradition est rompu », n’est-il pas urgent de revenir aux sources vives de la raison pratique occidentale – sources notamment chrétiennes : car si la personne humaine est digne d’un respect inconditionnel, c’est avant tout en tant qu’image de Dieu.
Matthieu Bernard
Je renvoie à un texte qui date quelque peu et qui n’est qu’une ébauche imparfaite, mais peut utilement préciser le débat autour de la pensée de Rawls : http://membres.lycos.fr/mjbb/Rawls_Habermas_Ratzinger.pdf
1 Les deux principaux ouvrages de Rawls sont : Théorie de la justice (1971), trad. C. Audard, Paris, éd. Seuil, 1997 ; Libéralisme politique (1993), trad. C. Audard, Paris, P.U.F., 1995.
2 On pourra également se référer à la lecture de Rawls par Paul Ricœur. Cf. Le Juste, Paris, éd. Esprit.
3 Michael Sandel, « Réponse au “Libéralisme politique” de John Rawls », Le libéralisme et les limites de la justice, 2nde édition, trad. J.-F. Spitz, Paris, éd. Seuil, 1999, p. 308.
4 Ils ont eu l’occasion de débattre : cf. Jürgen Habermas et John Rawls, Débat sur la justice politique, Paris, éd. Cerf, 1997.
5 Jürgen Habermas, « Pluralisme et morale », in : « Les fondements prépolitiques de l’État démocratique », revue Esprit, juillet 2004, p. 15.
6 Joseph Ratzinger, « Démocratie, droit et religion », in : « Les fondements prépolitiques de l’État démocratique », p. 23.
7 Ibid., p. 28.
8 Traduction française disponible à : www.inxl6.org/article3404.php


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