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Et maintenant, fabriquer de la matière vivante

Publié le 12 février 2011 par Lyriciste

Un demi-siècle après la découverte de l’ADN, des chercheurs en biologie s’estiment mûrs pour franchir le cap de la création d’organismes vivants artificiels. Ils ont décidé — certains d’entre eux du moins — d’appliquer à la génétique les méthodes des ingénieurs en informatique de la Silicon Valley. Portés par les marchés fortement spéculatifs de la bioénergie et des droits à polluer, ils perfectionnent leurs technologies, en espérant toucher de l’or.

Vers une industrialisation du vivant ? L’annonce, faite en mai dernier par le chercheur américain Craig Venter, de la fabrication d’une bactérie au génome artificiel peut laisser penser que l’on s’en approche. Déjà, la biologie de synthèse est un grand marché, où l’on trouve de nombreuses « pièces » permettant de construire des virus, des bactéries ou des levures. Voici désormais la vague des organismes génétiquement fabriqués.

« Nous avons besoin de vous ! La puissance de vos outils implique de la responsabilité. » C’est en ces termes que M. Edward You, agent du Federal Bureau of Investigation (FBI), interpelle les étudiants aux tee-shirts multicolores venus de toute la planète pour le concours de biologie synthétique iGEM (International Genetically Engineered Machine Competition). Nous sommes à Boston, dans les locaux du Massachusetts Institute of Technology (MIT). En cette fin octobre 2009, le FBI, partenaire de l’événement, entend faire passer un message aux jeunes compétiteurs : sans eux, pas de surveillance du bioterrorisme ! M. Piers Millett, du Bureau des armes biologiques des Nations unies (Genève), évoque la mise en place d’un code de conduite « pour une meilleure sécurité qui permet plus de fun ». Car l’exploration ludique reste le moteur de ce rendez-vous annuel.

Le principe du concours est simple : chacune des 112 équipes candidates (1 700 étudiants) de cette sixième édition d’iGEM vient présenter son « bricolage bactérien ». Chacune a coupé, greffé, rabouté des gènes… pour produire un médicament, émettre des odeurs ou une lumière clignotante, ou encore détecter de l’arsenic. Dans cette grande cuisine du vivant, au cours de deux jours de présentations non-stop, les recettes sont discutées, contestées, amendées. Les étudiants portent les couleurs de leur équipe comme pour un match de football, tantôt interpellant un concurrent indien, tantôt répondant aux questions éthiques posées par les membres du jury. C’est une aventure intellectuelle forte, avec une soirée au club Jillian’s de Boston, où les visages des participants sont projetés en boucle sur deux niveaux, entre billards, bowling et pistes de danse.

La seule règle de ce grand « jeu » est de contribuer au pot commun ; chacun dépose ses résultats en accès libre ( open source) dans la collection des biobriques (1) — morceaux d’ADN commandant des fonctions-clés (voir le glossaire). « On en compte aujourd’hui environ cinq mille », sourit Randy Rettberg, ingénieur en intelligence artificielle, l’un des fondateurs de ce « jamboree », en ouvrant le congélateur où sont gardés ces morceaux de gènes synthétiques gérés par la BioBricks Foundation. « Le but est de disposer d’un jeu de Lego génétique », précise Tom Knight, qui, lui aussi, est passé de l’informatique (software) à la programmation du vivant (wetware).

Avec les biobriques, le MIT a instauré un modèle standard d’échange qui permet de commander des « pièces détachées compatibles » du vivant, comme on le fait dans l’informatique avec le code source ou dans l’électronique avec les circuits imprimés. Toutefois, la communauté scientifique ne s’approvisionne pas auprès du MIT. « Ce concours iGEM est un amusement pour adolescents, estime Victor de Lorenzo, coordinateur du programme de biotechnologies synthétiques au Centre national de biotechnologies de Madrid. Aucun travail n’est publiable, car les preuves de faisabilité ne sont le plus souvent pas suffisantes : en tant que chercheurs, nous utilisons chacun nos propres séquences génétiques, produites dans nos laboratoires. »

Il s’agit d’un tournant dans l’histoire de la génétique. En 1953, Francis Crick et James Watson publiaient dans la revue Nature la description de la structure en double hélice de l’ADN, le support de l’information héréditaire (2). Un demi-siècle plus tard, l’humanité a accumulé une masse impressionnante d’informations sur la composition moléculaire du vivant.

Frénésie d’investissements

Désormais, la biologie synthétique ne se cantonne plus à l’observation, mais passe par l’ingénierie. Elle met en actes l’adage du grand physicien Richard Feynman : « On ne connaît que ce que l’on fabrique. » Pratiquée par plus de dix mille laboratoires dans le monde, la discipline est devenue possible du fait que l’on sait maintenant synthétiser rapidement, et pour vingt fois moins cher qu’en 2000, soit 35 centimes d’euros la paire de bases, des séquences codantes d’ADN, et que la puissance de l’informatique permet de disséquer et de concevoir des systèmes vivants.

La biologie synthétique n’est pas non plus un simple perfectionnement de la biologie moléculaire — discipline mère des organismes génétiquement modifiés (OGM). L’ambition de ces ingénieurs est de programmer des systèmes biologiques en s’appuyant sur les principes de design, de modules standard et d’optimisation. Tous les chercheurs parlent de « châssis », en référence au support-type sur lequel on greffe des fonctions. Ils envisagent de construire des génomes inédits. Certains prônent, pour éviter toute contamination de la biologie naturelle — une expression qui n’est plus incongrue —, de faire « diverger radicalement ces créations biologiques des organismes connus (3) ». Par exemple en employant un alphabet différent de ATGC (voir le glossaire). Il ne s’agit plus seulement de manipuler des gènes et des OGM, mais de construire des génomes de toutes pièces et de produire des organismes génétiquement fabriqués (OGF). L’horizon est bien « l’industrialisation de la biologie », souligne Richard Kitney, directeur du centre des systèmes biologiques et médicaux de l’Imperial College à Londres.

Le secteur suscite une frénésie d’investissements, car il est porté par de nouveaux marchés hautement spéculatifs : l’énergie, avec la production de biocarburants et la Bourse des émissions de CO2 décidée par l’accord de Kyoto ; la pharmacie, avec des organismes transformés en usines à médicaments ; la chimie, plus généralement, avec la synthèse de molécules complexes ou de tissus biologiques, la détection de substances (organismes « sentinelles ») ou la décontamination de l’environnement. Ces secteurs d’application sont d’ailleurs les catégories d’évaluation de l’iGEM, preuve que sciences et marché sont, pour la bio-ingénierie, de moins en moins dissociables.

Remuante vedette de cette aventure, Craig Venter fut l’un des pionniers du séquençage du génome humain dans les années 1990  (4). Le 20 mai dernier, il a annoncé dans Science avoir créé la « première bactérie synthétique (5) ». Le chercheur a réussi à fabriquer, par assemblage de séquences copiées sur celles de la bactérie Mycoplasma mycoides (agent de la péripneumonie des bovidés), un chromosome « artificiel », puis à le réinjecter dans une autre bactérie (Mycoplasma capricolum, qui infecte les chèvres), débarrassée de son propre génome. La cellule ainsi créée a fonctionné, s’est reproduite et a formé des colonies…

La revue Nature Biotechnology illustre le foisonnement du domaine en publiant les définitions disparates de vingt experts (6). L’ingénierie se focalise sur trois démarches concurrentes, intervenant à des échelles différentes. La première s’occupe des constituants génétiques, la deuxième du génome entier, et la dernière des parois de la cellule (7).

Dans la première catégorie, les démarches d’assemblage (bottom-up, « à partir du bas »), promues dans l’iGEM. La culture d’ingénieur de son chef de file, Drew Endy, valorise l’idée de briques de Lego moléculaires. En transformant des micro-organismes en systèmes pilotables, des chercheurs comme Tim Gardner, Jim Collins ou Stanislas Leibler (California Institute of Technology) ont démontré dès 2000 que l’on pouvait concevoir des modules standard capables de programmer des comportements.

La deuxième approche est une démarche de miniaturisation top-down (« descendante ») ; il s’agit de créer le « génome minimum vital », sorte de « châssis de base » sur lequel on pourrait greffer de façon viable n’importe quel module fonctionnel. L’une des équipes de Craig Venter est parvenue à réduire le génome de la bactérie Escherichia coli de 15 %, en éliminant les parties non codantes ou non vitales.

Lauréat du prix Nobel en 1978, Hamilton Smith a annoncé en janvier 2008 avoir réalisé la synthèse complète du chromosome (réduit à 386 gènes au lieu de 517) de la bactérie Mycoplasma genitalium. Cependant, la preuve de son fonctionnement une fois réinséré dans une bactérie vidée de son matériel héréditaire reste à faire.

« Programmer avec de l’ADN,
c’est cool »

La troisième démarche rejoint les travaux sur l’origine de la vie. Elle s’intéresse à la capacité d’autoassemblage des molécules que l’on trouve dans les parois cellulaires. Des chercheurs comme Jack W. Szostak, de la Harvard Medical School (Boston), tentent ainsi de fabriquer des protocellules, c’est-à-dire des espaces biologiques clos. Auteur du premier chromosome artificiel de levure, Szostak a mis en évidence la capacité spontanée d’acides gras bipolaires (dont une extrémité, hydrophile, cherche les molécules d’eau et l’autre, hydrophobe, les repousse) à s’accoler et à former une sphère en réaction à l’eau (8). Le chercheur en convient : « Il y a de nombreux moyens de faire émerger des propriétés d’auto-organisation ; la réplication que nous obtenons n’est pas encore totalement autonome, mais nous n’avons jamais été aussi près de transformer les molécules en organismes vivants. »

Ces tentatives évoquent les recherches sur la morphogenèse (naissance des formes) menées il y a un siècle par le médecin Stéphane Leduc (9), imitant formes, couleurs, textures et mouvements des organismes vivants dans des « jardins chimiques ». Dans son livre La Biologie synthétique (1912), Leduc développait une ambitieuse théorie physico-chimique de la vie à l’appui de ses convictions matérialistes et antivitalistes (10). Soixante-six ans plus tard et la révolution génétique derrière lui, le généticien polonais Waclaw Szybalski ne se trompe guère en prédisant, en 1978, l’avènement de la biologie synthétique : « Jusqu’à présent, nous travaillons sur la phase descriptive de la biologie moléculaire. Mais le vrai défi commencera avec la recherche d’une biologie de synthèse : nous allons concevoir les nouveaux éléments de contrôle et ajouter ces nouveaux modules aux génomes existants, et construire entièrement de nouveaux génomes. Ce sera un champ d’expansion illimitée pour fabriquer des circuits mieux contrôlés et des organismes synthétiques. Je ne doute pas de l’excitation et des idées nouvelles qui vont alors fuser (11). »

On comprend l’enthousiasme de Drew Endy, qui trouve que « programmer avec de l’ADN est plus cool, plus attractif et puissant qu’avec le silicium ». Il confie cependant : « La biologie synthétique est la plate-forme la plus excitante jamais produite par la science, mais les questions qu’elle pose sont aussi les plus difficiles. Effrayantes comme l’enfer (12) ! »

Les risques de dissémination accidentelle ou intentionnelle de ces organismes artificiels soulèvent les craintes. Dès lors que ces produits sortiraient du laboratoire — ce qui, pour les projets de dépollution, serait une nécessité —, comment éviter qu’ils ne se mélangent aux autres organismes ? Dans ce but, certains biologistes préconisent de les confiner en employant des porteurs d’information génétique étrangers au vivant actuel et incompatibles avec lui, dits acides xénonucléiques. Cependant, même si l’on parvient à interdire tout croisement biologique, ces organismes synthétiques pourraient entrer en concurrence avec la nature pour l’accès à la nourriture. Dès lors, il faut envisager un « confinement trophique » (ou nutritionnel) : l’organisme servant de châssis serait conçu pour ne pouvoir survivre qu’en présence de substances rares ou inconnues dans la nature, comme le fluor ou la silice. Ce qui permettrait d’interrompre leur prolifération.

Usages militaires et industriels

D’autres préoccupations portent sur le vivier fantastique de nouvelles formes d’armement. Un journaliste rapporte qu’en 2006 il a pu commander à une firme privée un morceau d’ADN du virus de la variole (13). La communauté des « bidouilleurs » de la biologie qui achètent les séquences d’ADN sur Internet témoigne aussi des risques de cette libre circulation de gènes bricolés.

Alors que les génomes de virus dangereux ont été recréés par Eckard Wimmer (le virus de la poliomyélite, à l’Université de l’Etat de New York) et Jeffrey Taubenberger (celui de la grippe espagnole, à l’Institut américain des forces armées), on constate que peu de garde-fous sont envisagés. Exemplaire, la firme américaine Blue Heron Biotechnology refuse d’honorer les commandes dangereuses. Elle utilise un logiciel de balayage systématique pour détecter les séquences d’agents classifiés « bioterrorisme » et rejeter les demandes suspectes. Mais à peine un tiers des entreprises manifestent ce type de vigilance.

« On devrait s’inquiéter du manque de réalisme des scientifiques vis-à-vis des usages militaires », estime Alexander Kelle, chercheur au Centre de recherche sur le désarmement de Bradford, qui a réalisé une enquête dans le cadre du projet Synbiosafe (14). Un collectif composé de chercheurs, de représentants d’institutions gouvernementales américaines et d’industriels a proposé un plan pour contrôler l’élaboration des séquences d’ADN (15). Certains réclament une loi obligeant à la vigilance tous les fabricants de génomes synthétiques (16).

Si la réglementation actuelle sur les OGM est applicable aux organismes synthétiques, elle ne prévoit pas le cas des organismes voués à la dissémination, qui devront être évalués de manière spécifique (17). Au plan international, de vives discussions à propos de la définition des OGM témoignent d’une forte volonté de certains groupes de soustraire les « organismes artificiels » à cette appellation. Avec, à la clé, un affranchissement des contraintes réglementaires.

La recherche de méthodes biologiques pour produire de l’énergie à partir de matières premières agricoles pourrait conduire à affecter de plus en plus de produits agricoles à des débouchés énergétiques ou chimiques, au préjudice de l’alimentation humaine. A l’occasion du congrès mondial SynBio 4.0, qui s’est déroulé au mois d’octobre 2008 à Hongkong, le groupe canadien ETC (Erosion, technologies et concentration), chargé d’une session sur les conséquences sociales de la biologie synthétique, a publié un dossier inquiétant sur les risques de captation des ressources alimentaires (18), montrant comment les industries du sucre, du pétrole et de la chimie sont en train de se regrouper, pour la plus grande prospérité des fabricants de vie artificielle.

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