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Voltaire, Rousseau et le Mal

Publié le 14 février 2011 par Savatier

 Le 1er novembre 1755, jour de la Toussaint, un tremblement de terre parmi les plus violents de l’Histoire frappa Lisbonne. Plus de 60.000 personnes, sur les 235.000 habitants de la ville, périrent sous les décombres ou emportés par le tsunami qui suivit. Cette catastrophe eut des répercussions qui allèrent bien au-delà du drame humain ; elle bouleversa sur le vieux continent les concepts philosophiques issus des Lumières et remit en cause, en particulier, celui de l’optimisme développé par Leibnitz et son « meilleur des mondes possibles. »

La question du mal et de la providence, donc la notion de théodicée chère à Leibnitz – en d’autres termes la tentative de conciliation entre les deux éléments contradictoires que sont le mal sur terre et la présence d’un Dieu omnipotent, supposé bon et juste – devint l’objet de controverses, dont la plus célèbre opposa Voltaire à Jean-Jacques Rousseau. C’est de cette controverse que traite Querelle sur le mal et la providence (Mille et une nuits, 88 pages, 3 €), l’ouvrage établi, annoté et postfacé par Cyril Morana qui reprend deux textes fondamentaux, le Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire et la Lettre à M. de Voltaire de Rousseau.L’histoire retiendra que cette querelle fut probablement à l’origine de la rupture définitive des deux philosophes. Mais, plus que cet aspect anecdotique, c’est bien sur le terrain des idées que ces textes nourrissent la réflexion.

Pour Voltaire, cette catastrophe naturelle appelle l’indignation et la révolte. D’abord contre ceux qui voient dans cet événement une punition divine : « Direz-vous, en voyant cet amas de victimes: / “Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ?” / Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants / Sur le sein maternel écrasés et sanglants ? » Puis contre l’idée que ce mal puisse s’inclure dans un vaste plan divin visant le bien général.

Ayant pris connaissance du poème, Rousseau adressa une longue lettre à l’auteur de Zadig. Lettre habile, certes, le philosophe cédant, çà et là, à quelques flatteries (probablement sincères toutefois à cette époque), mais message clair d’opposition au vieux maître de Ferney. Ses arguments semblent parfois peu convaincants, comme lorsqu’il accuse l’urbanisme de Lisbonne d’être responsable du nombre élevé des victimes – rappelons que beaucoup de décès eurent lieu dans l’effondrement des églises bondées à l’heure de l’office… Il affirme encore sa conviction que Dieu « peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt par sa bonté même, sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout » et conclut dans un vibrant credo à la « Providence bienfaisante », comme si ce mal qui avait produit tant de victimes n’était, finalement, que l’ombre du bien.

Depuis que Nietzsche nous a annoncé la mort de Dieu, cette querelle pourrait sembler obsolète. En vérité, elle reste plus que jamais d’actualité car il se trouve, aujourd’hui encore, de nombreux religieux extrémistes qui tentent, non de donner un sens à ce qui n’en a pas - ce qui ne serait qu’un moindre mal -, mais  d’effrayer leurs fidèles en exploitant sans vergogne les malheurs qui les frappent. Rien ne réjouit plus ces fous de Dieu (que seul leur pouvoir de nuisance fait exister) – tous issus des monothéismes – qu’une catastrophe sanglante leur fournissant un prétexte pour crier au châtiment divin.

Il existe ainsi certains Juifs haredim qui considèrent que la Shoah aurait été une punition divine contre les Juifs européens, lesquels se seraient trop écartés du respect de l’orthodoxie au XXe siècle. Le 11 septembre fut également instrumentalisé par Jerry Falwell et Pat Robertson, deux chrétiens américains obscurantistes : ils y voyaient un châtiment contre New-York, ville où proliféraient « homosexuels, avorteurs et féministes ». Quant au cyclone Katrina, il consacra l’unité des fanatiques du Livre : un télévangéliste, John Haggee, y vit un « jugement de Dieu contre la ville de la Nouvelle-Orléans » où devait se dérouler une Gay pride ; le rabbin Ovadia Yossef, chef du Shass, l’interpréta comme la punition de Dieu contre l’appui de Georges W. Bush au démantèlement des colonies juives ; enfin, certains sites musulmans intégristes le prirent comme une vengeance divine contre la politique de soutien à Israël des Etats-Unis. On pourrait multiplier les exemples, chacun interprétant un phénomène naturel dans le sens politique qui le sert en toute irrationalité.

Voilà pourquoi ce petit livre, qui retrace la querelle de Voltaire et de Rousseau, n’a pas pris une ride et pourquoi il peut nourrir nos réflexions.

Illustration : Tremblement de terre de Lisbonne, 1755, gravure.


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