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Les ressorts de la Fiction totale

Publié le 15 février 2011 par Eric Viennot

InMemoriamBD Pour ceux qui ne l'auraient pas lue, je publie ici l'interview mise en ligne la semaine dernière sur le blog A vos manettes de Jacques Beetschen. Cette interview reprend des questions traitées de manière éparse sur ce blog ou à l'occasion de mes différentes conférences : qu'est-ce qui différencie le cross-média du transmédia, quels sont les points communs entre jeux vidéo et dispositifs transmédia, qu'est-ce que la Fiction totale ?

1. Quelle est votre définition du transmédia ?

Beaucoup de gens confondent le transmédia avec le cross-média. Comme je l’ai écrit sur mon blog, en reprenant notamment les thèses d’Henry Jenkins : dans le cross-média, on décline, en l’adaptant, une œuvre principale (souvent un film ou un livre)  sur un certain nombre de supports secondaires. On parle alors d’oeuvres ou de produits dérivés. A l’inverse, une fiction transmédia est générée par plusieurs médias simultanément (films, applications mobiles ou Internet, jeux…), qui apportent tous, grâce à leur spécificité, un regard nouveau sur l’univers et l’histoire. Chaque média a sa propre autonomie, sa propre temporalité, mais en même temps, chacun apporte sa pierre à l’ensemble de l’édifice. Pour moi cela suppose un type d’écriture spécifique, différent de celle d’une fiction classique, film ou série Tv. Une écriture qui s’apparente davantage à celle du jeu vidéo.

2. Justement, quels sont les points communs entre l’écriture d’un projet de transmédia et celui d’un jeu vidéo ?

Le transmédia, comme les jeux vidéo, génère des récits éclatés, non-linéaires, ce que j’appelle une « narration archéologique ». Un autre point commun réside dans la dimension interactive et participative essentielle dans ce type de projets. Comme dans les jeux vidéo, le public d’un récit transmédia passe de la position de simple spectateur à une position d’acteur. Selon les dispositifs mis en oeuvre, cet aspect participatif est plus ou moins important mais il est incontournable. Une question essentielle qu’un créateur de fiction transmédia doit donc obligatoirement traiter, c’est de définir, comme dans un jeu vidéo, la place du spectateur/joueur dans l’histoire, la fonction et les objectifs qu’il lui assigne. En fait, les ressorts d’une fiction transmédia réussie sont assez proches de ceux que les créateurs de jeux vidéo mettent en oeuvre dans leur travail depuis une trentaine d’années : rôle du joueur, principes d’engagement, courbe d’apprentissage, récompenses, mise en place de systèmes participatifs, etc. C’est pour cette raison que les game designers me paraissent les mieux armés pour créer et diriger ce genre de projets et que le jeu vidéo a de grandes chances de devenir, dans le futur, le moteur de la fiction transmédia.

3. Quelles sont à votre sens les dernières évolutions majeures de la fiction transmedia ?

Beaucoup d’oeuvres transmédia ne sont encore trop souvent que du cross-média amélioré. Par exemple le dispositif transmédia créé autour de la licence de jeu Assassin’s Creed est intéressant mais il ne correspond pas à l’idée que je me fais d’une écriture réellement transmédia et interactive. Même si chacun des médias (jeu vidéo, film, BD) apporte un regard complémentaire sur l’histoire et l’univers, l’ensemble me parait trop fragmenté, pas suffisamment cohérent, participatif et immersif.

Pour moi la fiction transmédia doit justement apporter une dimension immersive et participative que n’apporte pas la fiction classique. Pour cela, l’histoire doit se jouer sur tous les médias simultanément, en s’inscrivant dans un univers suffisamment crédible pour pouvoir se prolonger dans la vie réelle des gens au moyen des mails, des réseaux sociaux, du téléphone mobile, etc.

Certains décrivent ce processus en parlant de « jeux pervasifs ». C’est ce type de concept que j’ai tenté de développer à partir de la série In Memoriam et dont l’expression la plus proche s’est concrétisée depuis une dizaine d’années, avec plus ou moins de réussite, dans ce qu’on appelle les ARG (Alternate Reality Games). On peut citer par exemple Lost Experience (l’ARG autour de la série Lost), The Truth about Marika, et des projets venus du livre comme Cathy’s Book ou Level 26. Mais tout reste à inventer dans ce domaine qui a été très peu exploré depuis son apparition il y a déjà une dizaine d’années et qui commence seulement à intéresser l’industrie du cinéma et de la télévision. Plus d’ailleurs, que l’industrie du jeu vidéo.

4. Y a t-il à chaque fois dans un projet transmédia un « art » dominant ? Ou l’objectif final est-il justement d’aboutir à un objet créatif d’un nouveau genre où chaque média y trouve sa juste place, en équilibre avec celle des autres ?

Malheureusement, beaucoup de projets transmédia sont déséquilibrés parce qu’ils sont effectivement au service d’un média dominant. Si l’on prend par exemple la majorité des ARG, ceux-ci sont réalisés dans un cadre promotionnel pour lancer ou soutenir une série TV (Lost Experience) un film (The Dark Knight) ou un jeu vidéo (Halo 2).

Pour moi un véritable projet transmédia doit fatalement créer une écriture spécifique. Il doit être, comme vous le dites, un objet créatif d’un genre nouveau qui soit justement à la rencontre de plusieurs médias, sans que l’un prenne le pas sur l’autre. Mais là, on touche à un problème de modèle économique. Pour l’instant, il n’existe aucune case dans laquelle ranger (et vendre si on se place côté producteurs) un projet transmédia à part entière. Même si c’était un Ovni dans le domaine du jeu vidéo, In Memoriam était un jeu, vendu en boite au rayon jeux vidéo.

Mais les choses bougent. Les chaines de télévision s’intéressent de plus en plus à l’interactivité. Elles sentent bien que c’est en allant dans ce sens qu’elle rajeuniront leur audience. Les fournisseurs d’accès s’intéressent de plus en plus aux contenus. Etonnamment l’industrie du jeu vidéo s’y intéresse moins parce que la majorité des éditeurs sont encore trop souvent focalisés sur les jeux consoles. Peut-être qu’on verra naître des projets transmédia nés de la rencontre ou d’un partenariat entre ces différentes industries. Selon moi, le plus probable c’est que cela vienne d’abord du côté des chaînes de télévision qui ont encore, pour quelques années, une certaine avance au niveau de l’audience et donc sont les mieux armées pour lancer ce genre de projets.

5. Vous avez évoqué à plusieurs reprises au sein de divers médias votre nouveau projet transmédia, Twelve, encore très mystérieux ? Que pouvez-vous nous dire à son sujet ?

Après la série In Memoriam qui m’a occupé pendant presque 6 ans, j’ai eu envie de passer à autre chose, de travailler sur de nouveaux concepts, de nouveaux univers, de nouveaux personnages. Les principes d’In Memoriam étaient adaptés aux moyens technologiques de l’époque. Je travaille depuis deux ans sur un nouveau concept et un nouvel univers qui s’en inspire mais en tentant d’aller plus loin encore dans la notion d’immersion et de participation. En résumé, je continue d’explorer, à travers Twelve, cette idée de Fiction totale qui me passionne depuis de nombreuses années.

6. En tant que créateur, êtes-vous davantage intéressé par l’invention d’un projet transmédia ou celui d’un univers exclusivement destiné aux jeux vidéo ?

Toutes les nouvelles formes d’expériences interactives m’intéressent. J’ai abandonné l’art contemporain il y a une vingtaine d’années pour me consacrer à l’image numérique puis aux jeux vidéo, parce que j’avais l’intuition que ce domaine allait changer notre façon de raconter et de vivre des histoires. Que ce soit sur console ou sur PC, dans une forme transmédia ou non, ce qui m’intéresse c’est, en premier lieu, d’explorer de nouvelles voies dans le domaine de la narration interactive. Aujourd’hui avec l’essor des jeux et des réseaux sociaux et le soudain intérêt des gens de télévision pour les ARG, il y a davantage d’engouement autour du transmédia. Mais les modèles économiques sont encore balbutiants. Un studio indépendant comme Lexis n’a pas d’autre alternative pour survivre et se développer que d’être sur tous les fronts.


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