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Le feu de l'éloquence : Dix Pseaumes de David de Claude Le Jeune par Ludus Modalis

Publié le 17 février 2011 par Jeanchristophepucek

 

colin nouailher attr predication

Attribué à Colin Nouailher
(Limoges, documenté entre 1539 et 1567),
Une prédication
, milieu du XVIe siècle.

Émail sur cuivre, 10,6 x 8,9 cm, Paris, Musée du Louvre.

 

Après un magnifique premier disque consacré, en 2007, aux Sacræ Cantiones de Paschal de L’Estocart (Deux cœurs aimants, Ramée), on attendait avec autant de curiosité que d’impatience un nouvel enregistrement de Ludus Modalis. C’est sur un autre compositeur français de la Réforme que l’ensemble dirigé par Bruno Boterf a décidé de se pencher ; il nous offre aujourd’hui, toujours chez Ramée, la première intégrale des Dix Pseaumes de David de Claude Le Jeune.

 

De nombreuses lacunes documentaires empêchent aujourd’hui une perception précise de la trajectoire de cet important musicien du XVIe siècle, en particulier de ses années d’apprentissage. On le sait né à Valenciennes, une cité favorable aux idées de la Réforme, aux alentours de 1530. Il est probable qu’il a été formé dans sa ville natale ou dans une des proches maîtrises du Nord (Cambrai, Mons, Tournai, etc.), héritant donc du savoir polyphonique qui y avait été accumulé et rayonnait alors sur toute l’Europe. Mais, comme l’a bien montré Isabelle His dans l’ouvrage de référence qu’elle lui a consacré (Actes Sud, 2000), l’art de Le Jeune ne se résume pas à cet atavisme septentrional ; son utilisation de formes spécifiques, comme, entre autres, la canzonetta, ou de techniques, tel, par exemple, le chromatisme, atteste d’une connaissance approfondie de la manière italienne, dont les sources ne permettent pas de déterminer de façon certaine si elle fut directe ou indirecte. Si, en véritable humaniste, il s’intéresse aux courants créatifs novateurs de son temps, comme la musique et la poésie mesurées à l’antique développées au sein de l’Académie de Jean-Antoine de Baïf, la confession protestante de Le Jeune lui interdit d’occuper un poste de maître de chapelle ; il va donc faire sa carrière au service de divers employeurs, parmi lesquels le duc d’Anjou, dont il est maître de musique de 1582 à 1584, et peut-être Henri IV, puisqu’il porte, en 1596, le titre de « Compositeur de la Chambre du roi » qu’il conserve jusqu’à sa mort, à la fin de septembre 1600, à Paris.

claude le jeune
Après la publication, en 1552, de quelques-unes de ses chansons dans des anthologies collectives, c’est avec les Dix Pseaumes de David de 1564 que Le Jeune signe son premier recueil personnel. Claire affirmation de sa foi, par le choix des œuvres mises en musique comme par sa dédicace à deux gentilshommes protestants, ce volume s’inscrit dans le sillage de ceux publiés à partir de 1557 par le compositeur Claude Goudimel (qui sera assassiné lors de la Saint-Barthélémy), même si ses ambitions esthétiques sont nettement différentes, ne serait-ce que par la distance qu’il observe vis-à-vis des mélodies liturgiques du Psautier huguenot, auxquelles il ne se réfère jamais que de façon vague. Certes, Le Jeune n’atteint volontairement pas, dans ces dix pièces, des sommets vertigineux de science polyphonique ; il choisit plutôt de se concentrer sur les images que véhiculent les textes et de s’attacher à les illustrer avec un maximum de diversité et d’efficacité. La tonalité du recueil est globalement souriante, marquée par un fort sentiment de reconnaissance envers Dieu pour la fin de ce que les contemporains ignoraient n’être que la première phase des guerres de religion (1562-63), et si les effets restent sobres, l’intensité qui se dégage de la musique est bien réelle, soutenue par de nombreuses trouvailles rythmiques qui tendent le discours et le parent d’une théâtralité qui pour être discrète n’en est pas moins tangible.

 

L’impression dominante qui, dès la première écoute, se dégage de l’enregistrement de Ludus Modalis (photographie ci-dessous) est celle d’une absolue cohérence entre les choix esthétiques et leur réalisation telle que le disque en rend compte. Cette adéquation totale entre une œuvre et les moyens utilisés pour la faire revivre est loin d’être courante ; elle signe toujours des projets qui s’imposent comme d’indiscutables réussites, appelées à être immédiatement considérées comme référentielles, ce qui est le cas de cette intégrale des Dix Pseaumes de David. Bruno Boterf et ses chantres n’ont rien laissé au hasard, poussant même le scrupule jusqu’à choisir une acoustique d’église très courte (presque sans réverbération) qui évoque la destination domestique que pouvait également avoir la mise en musique des psaumes. Dès les premières notes du psaume 96, qui ouvre le disque, éclatent la netteté de l’articulation et la lisibilité de la polyphonie qui signent cette interprétation et assurent aux textes une parfaite intelligibilité, qualité capitale lorsque l’on sait la place centrale accordée au Verbe par les théoriciens de la Réforme.

ludus modalis
Soutenues avec une discrétion bienvenue par Yannick Varlet à l’orgue ou au clavecin cordé en boyaux, les voix réussissent à obtenir un admirable équilibre entre épanouissement et raffinement, chantant sans être un instant précautionneuses ou affectées, tout en soulignant avec beaucoup de goût et d’élégance les trouvailles musicales de Le Jeune. Aussi à l’aise dans l’expression de l’affliction (splendide psaume 88, O Dieu éternel), de la contrition (psaume 57, Ayes pitié) que dans les pages pleines d’espoir et de confiance, largement majoritaires dans le recueil, les chanteurs délivrent une prestation toute de souplesse, de lumière et d’intériorité, mais surtout d’une ferveur vibrante qui ne peut que toucher l’auditeur. Le soin extrême accordé aux variations de rythmes et de couleurs, l’intelligence rhétorique qui sous-tend la conduite et la relance du discours permettent à des pièces qu’un abord trop austère aurait pu rendre ennuyeuses de ne pas connaître le moindre moment de relâchement et prouvent que Bruno Boterf a pris tout le temps nécessaire pour mûrir sa vision, très loin du culte de l’effet facile et de la superficialité dans lequel certains s’embourbent. Il nous offre un véritable travail en profondeur sur les partitions, une approche, au meilleur sens du terme, d’artisan, pesée et ciselée avec autant de finesse que d’esprit, aussi convaincante que réjouissante.

incontournable passee des arts
Je vous recommande donc chaleureusement l’acquisition de ces Dix Pseaumes de David de Claude Le Jeune, un enregistrement qui s’impose sans mal comme un incontournable de toute discothèque de musique Renaissance et confirme les éminentes qualités de Ludus Modalis. Il reste maintenant à espérer qu’un accueil favorable de ce disque tant par le public que par la critique permettra à ce remarquable ensemble de continuer son exploration du répertoire du XVIe siècle dans lequel il a visiblement beaucoup de choses à nous dire et à nous faire découvrir.

 

claude le jeune dix pseaumes de david ludus modalis bruno b
Claude Le Jeune (c.1530-1600), Dix Pseaumes de David

 

Ludus Modalis
Bruno Boterf, ténor & direction

 

1 CD [durée totale : 75’28”] Ramée RAM 1005. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Chantez à Dieu chanson nouvelle, psaume 96

2. Ayes pitié de moy, psaume 57

 

Illustrations complémentaires :

Portrait anonyme de Claude Le Jeune, c.1598. Burin, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de Ludus Modalis est de Rebecca Young, utilisée avec autorisation.


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