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Ton plus bel ennemi

Publié le 20 février 2011 par Jlhuss

capture.1298192307.JPG «J’avais neuf ans, ton âge, le jour où j’ai juré sur l’autel des dieux de haïr Rome sans relâche, jusqu’à ma mort : elle approche, tu vois, et je n’ai pas trahi. Devant l’autel des dieux, mon père était un dieu plus redoutable et splendide encore. Dans le secret de mon cœur, je le vénérais mille fois plus que Baal Hammon, Tanit, Melqart. Pour te figurer Hamilcar, imagine une chimère de lion et d’aigle, ou bien un mont sacré, en quelque région prodigieuse où la lave et la glace s’épouseraient sans se détruire. Je me revois fendant à son côté des forêts de soldats dont les armes renvoyaient l’éclat du soleil sur nos pas. Il partait en Espagne laver la perte honteuse de la Sicile, briser le carcan où Rome depuis tant d’années tenait notre peuple humilié. Serment fait, j’ai eu droit de suivre les troupes. Ce fut le début de ma haine, mais la haine, tu verras, c’est toujours de l’amour inversé… Petit, va faire le tour des portes, et reviens me dire si tu vois des soldats, si cette maison n’est pas déjà cernée.»

La nuit dernière on est venu en secret prévenir le vieil homme : « Prusias te lâche. » C’était écrit. Rome veut en finir une bonne fois avec un ennemi toujours renaissant, même au bout du monde. Que vaut la résistance d’un roi de Bythinie contre toutes les pressions du Sénat ? Que pèse en Prusias la loyauté contre la prudence ? « Eh bien, qu’ils viennent donc m’assiéger ici ! Ils subiront, à la face du monde, la dernière victoire d’Hannibal Barca !»

«-Personne en vue, dit l’enfant. Tu peux fuir. Je connais un chemin secret jusqu’à la mer, une crique avec des barques. Viens.
-Fuir ? Tu veux me voir donner aux chiens de Rome la joie de me courir comme du gibier, de m’infliger la honte avant la mort ! Petit, je croyais que tu m’aimais un peu…
-Justement, Bal. Je ne veux pas qu’ils te prennent ici sans effort, comme mon père ses poissons à la nasse. Je ne veux qu’on dise un jour : vous savez, le grand Hannibal, le général borgne qui a fait trembler le plus puissant empire du monde, qui a franchi les fleuves et les montagnes avec des éléphants, pilonné partout les légions, qui aurait même pu camper vainqueur sur le Forum s’il avait voulu, eh bien, à la fin, il s’est laissé cueillir comme une pâquerette !
-On ne le dira pas, tu vas voir.
-Au fait, Bal, pourquoi tu n’as pas voulu y camper, sur le Forum ? Tu ne me l’as pas raconté, ça.
-L’armée étaient fatiguée, elle demandait un peu de bon temps avant l’assaut final. J’attendais qu’on m’envoie de Carthage des soldats tout neufs. Les cités d’Italie commençaient de lâcher Rome, de se rallier à moi. Capoue nous ouvre ses portes, on s’y installe pour l’hiver, bonne chère et bon lit… Hélas, petit, pour bien haïr, il faut vivre durement : si tu te relâches une minute, si tu commences à trouver la vie douce, tu es perdu pour la haine. Même le pardon, ce n’est qu’une envie de confort.
-Tu sais  plutôt ce que je pense : tu n’avais pas envie de l’écraser tout à fait, ton plus bel ennemi, tu préférais qu’il respire encore, le nez dans la poussière à tes pieds.
-Mon plus bel ennemi, tu l’as dit, car le plus laid, c’est chez les miens que je l’ai trouvé, ces suffètes jaloux qui ont préféré à ma gloire la défaite de la patrie.
-Beau ou laid, maintenant c’est lui qui t’écrase… Fuyons, Bal, je pars avec toi, je n’aime pas mon père, je m’ennuie à Labyssa. Byzance n’est pas si loin, je sais ramer !

Hannibal sourit, croit se revoir enfant dans le petit esclave, ardent, généreux, têtu. Il lui brouille les cheveux, lui pince le nez :
-Et qu’est-ce qu’on ferait donc à Byzance, p’tit lait ? Moi, en tout cas, je suis trop vieux pour la fête… Ecoute ces bruits. Je crois qu’on a du monde. Tu vois, les meilleurs ennemis se retrouvent toujours. Cours vérifier aux portes, petit, je prépare le vin miellé de la réception . »

Voici l’heure, Hannibal, les minutes même. Ta dernière haine est arrivée, ta dernière gloire. Ils vont s’assurer de toutes les issues, déployer autant d’hommes en armes qu’à Trasimène pour triompher d’un vieillard seul : c’est tout Rome. A Trasimène pourtant, tu les a vaincus, et au Tessin, sur la Trébie, à Cannes, au Métaure. Allez, fils d’Hasdrubal, en cette maison de Propontide, sans alliés et sans armes, vole encore aux Romains la victoire… Ne me dis pas que tu trembles ! Imagine seulement la joie de Flamininus à te saisir, te ramener chez lui comme un fauve pour les jeux, te jeter au Tullianum, t’y laisser pourrir, et ne se souvenir de toi que pour ordonner ta strangulation. Hannibal, Hannibal, pense à ton père devant l’autel, pense au serment…

Quand Flamininus fait irruption, poussant l’enfant blême devant lui, il n’a que le temps de voir l’irréductible Punique ouvrir une bague à son doigt, en absorber la poudre libératrice et s’effondrer sans un cri, d’une mort qu’un Romain peut comprendre.


Arion


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