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Alexandre Kojève, portrait du philosophe en jeune homme

Publié le 21 février 2011 par Les Lettres Françaises

Alexandre Kojève, portrait du philosophe en jeune homme

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Longtemps, Alexandre Kojève est resté pour le public l’homme d’un seul livre, la magistrale Introduction à la lecture de Hegel, publiée au lendemain de la Libéra­tion par les soins de Raymond Queneau. Issu des légendaires conférences sur la Phénoménologie de l’esprit professées à l’École pratique des hautes études entre 1933 et 1939 et suivies par des auditeurs aussi remarquables que Caillois, Merleau-Ponty, Aron, LacanBataille, Jean Hyppolite et même, à l’occasion, André Breton, pour ne citer que les plus célèbres, ce volume a tôt fait de devenir le maître livre pour des géné­rations de lecteurs de Hegel, qui y trouvèrent notamment la clé de la célèbre dialectique du maître et de l’esclave. Quant à son auteur, il embrassa, au sortir de la guerre, une carrière de haut fonctionnaire qui ne contribua pas peu à épaissir le mystère et, du même coup, à accroître la fascination exercée par ce philosophe qui semblait s’être « opéré vivant » de la philosophie, pour paraphraser la formule de Mallarmé au sujet de Rimbaud. Pour être tentante, la comparaison est toutefois trompeuse, puisque Kojève ne s’enferma pas dans un silence complet, publiant au fil des ans quelques articles majeurs dans Critique, où il signala notamment l’importance de l’oeuvre romanesque de Raymond Queneau. Mais surtout, comme l’annonça la publication, à la veille de la disparition de Kojève, en 1968, du premier volume d’une monumentale Histoire de la philosophie païenne, le livre sur Hegel ne représentait que la partie émergée d’un iceberg spéculatif dont la base ne fait que s’accroître à mesure que paraissent de nouveaux inédits.

Le manuscrit sur Bayle édité par Marco Filoni montre d’abord, contre toute attente, que Hegel ne fut pas le seul objet de l’enseignement de Kojève à l’École pratique des hautes études. Parallèlement à la lecture d’un chapitre de la Phénoménologie, Kojève donna, en 1936-1937, un cours sur Bayle, qu’il prolongea en préparant, en vue d’un livre consa­cré à l’auteur du Dictionnaire philosophique, un manuscrit destiné à Georges Friedmann, qui dirigeait alors la collection « Socialisme et culture » aux Éditions sociales internationales. La partie rédigée expose l’armature théorique qui devait servir de base au travail projeté d’interprétation d’une série d’ex­traits du Dictionnaire de Bayle. Malgré son inachèvement, ce manuscrit décrit un ample mouvement spéculatif qui montre à quel point Kojève a fait sienne la dialectique hégélienne. Empruntant son intitulé au livre d’Émile Meyerson, Identité et réalité, Kojève étudie le conflit entre la raison et les faits qui est au fondement du « scepticisme radical » caractéristique de l’entreprise de Bayle. Cette attitude trouve, selon Kojève, son origine et sa source dans les contradictions où s’empêtre la raison dans sa recherche d’une théorie à la fois communicable, cohérente et démontrable. Au fil de cette reconstruction, que Kojève n’hésite pas à qualifier de « phénoménologique », c’est l’ensemble de la tradition philosophique, de Parménide à Hegel, qui se voit reconsidérée à la lumière de ces aventures de la raison, « partie d’une pleine confiance en ses propres forces », finissant pourtant par sombrer, au terme d’une série d’autocritiques toujours plus sévères, dans l’abîme d’un doute radical qui ouvre la voie à « l’odyssée de la raison positiviste ». À la différence de la raison que Kojève appelle « rationaliste », cette dernière prend conscience qu’elle ne peut plus prétendre être créatrice et qu’elle doit s’appuyer sur une réalité dont l’existence ne dépend pas d’elle. Pour autant, le positivisme n’échappe pas aux contradictions qui travaillaient déjà le rationalisme, et il doit lui aussi, pour sauver la possibilité de la communication, « renoncer à l’exigence de la cohérence, et – par suite – de la démontrabilité ». Tout compte fait, le bénéfice paraît maigre, puisque l’invocation de la réalité ne permet en définitive que de substituer à la « mort silencieuse » promise au rationalisme « un bavardage purement littéraire » qui n’est pas sans évoquer la situation de l’homme d’après la fin de l’histoire, décrit par Kojève dans une note célèbre de son livre sur Hegel. La conclusion du manuscrit n’offre qu’une consolation minimale : si l’homme parvenu au stade du scepticisme radical d’un Bayle sait que « rien de ce qu’il pourra dire ne sera vrai », il lui reste la possibilité de « démontrer aux autres que ce qu’ils disent n’est pas la vérité ».

Pour situer ce travail dans le contexte des préoccupations spéculatives de Kojève, il faut se reporter à la monographie de Marco Filoni, qui propose une reconstruction minutieuse et ap­profondie de l’itinéraire intellectuel du philosophe. Le travail sur Bayle apparaît dans cette perspective comme une étape majeure dans l’élaboration systématique d’une « anthropologie athée » qui culmine dans la rédaction d’un manuscrit en russe de près de mille pages récemment redécouvert dans le fonds Kojève de la Bibliothèque nationale et qui porte le titre Sophia : philosophie et phénoménologie. Marco Filoni fait de cet ambitieux projet de système le fil conducteur de son enquête, qui commence par un portrait de Kojève en cinq tableaux, avant de suivre le fil de la chronologie. Né à Moscou en 1902 sous le nom d’Aleksandr Kojevnikov, le neveu de Kandinsky est le contemporain de la « renaissance philosophique russe », où la critique de la mo­dernité s’élabore dans un climat de renouveau spirituel et sur la base d’une conception transformée de la religion, au moment où se font sentir les premiers soubresauts révolutionnaires. C’est en janvier 1917 que Kojève, à peine âgé de quinze ans, commence la rédaction du Journal d’un philosophe, qu’il poursuivra tout au long de ses années d’études, allant jusqu’à reconstituer certaines des notes qui s’étaient perdues en 1920, lorsque le jeune homme décide d’emprunter le chemin de l’exil, vraisemblablement pour échapper à l’interdiction de poursuivre ses études. S’appuyant sur les cahiers conservés à la BNF, Marco Filoni suit pas à pas l’odyssée de Kojève à travers l’Europe de l’immédiat après-guerre, en même temps que son évolution intellectuelle. Le séjour en Allemagne marque une étape déterminante dans ce périple. Marco Filoni décrit en détail le paysage philosophique de l’époque, dominé par le conflit entre le néokantisme finissant et les premières avancées de l’existentialisme que Kojève découvre en la personne de Karl Jaspers, directeur de la thèse qu’il choisit de consacrer à « la philosophie religieuse de Vladimir Soloviev ». Plus que la réputation de celui qui passait pour « le plus grand des philo­sophes russes », ce qui suscite l’intérêt de Kojève est l’ambition systématique de Soloviev. S’il reconnaît la dette du penseur russe envers l’idéalisme allemand, et en particulier envers Schelling, Kojève s’efforce de mettre en lumière l’originalité de cette tentative de construire une philosophie chrétienne systématique qui n’en serait pas moins capable de donner toute sa place à l’homme. Marco Filoni peut ainsi souligner ce que les nouveaux projets qui voient le jour en France, où Kojève s’installe en 1926, doivent à ces années d’apprentissage à Heidelberg. Si l’épisode des cours sur Hegel était connu, bien d’autres aspects de l’incessante activité de Kojève sont évoqués dans la dernière partie du livre, qui permettent par exemple de mesurer l’ampleur et la précision de la culture scientifique acquise en un laps de temps très court par l’auteur de l’Idée du déterminisme, étude demeurée inédite jusqu’en 1990. Marco Filoni met enfin en évidence l’importance de la contribution de Kojève aux Recherches philosophiques, revue où il publie une série de comptes rendus qui ont fait mieux connaître aux philosophes français les développements les plus récents de la philosophie allemande. Ce travail d’« im­portateur » résume parfaitement l’influence à la fois discrète et décisive qui fut celle de Kojève sur la vie philosophique des décennies à venir. De ce point de vue, il serait dérisoire de vouloir totalement lever le voile sur une vie qui n’a pas fini de fasciner. Mais le mérite irremplaçable de cette monogra­phie est de donner tous les éléments susceptibles d’éclairer l’enfance de ce sage que Kojève n’eut de cesse de devenir, avant et après la fin de l’histoire.

Jacques-Olivier Bégot

Identité et réalité dans le « Dictionnaire » de Pierre Bayle,
Édition établie, présentée et annotée par Marco Filoni, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 115 pages, 13,50 euros.
Le Philosophe du dimanche. La vie et la penséed’Alexandre Kojève, de Marco Filoni, traduit de l’italien par Gérald Larché, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 292 pages, 24,50 euros

N°79 – Février 2011



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