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Interview de Sami Tchak sur Al Capone le Malien

Par Gangoueus @lareus
C'est avec un immense plaisir que je vous partage cet entretien avec le romancier togolais Sami Tchak, autour de son 7ème roman, Al Capone Le Malien, paru au Mercure de France. En gras, les questions de Gangoueus, en clair les réponses du romancier. Bonne lecture!
Interview de Sami Tchak sur Al Capone le Malien
Vous avez habitué vos lecteurs à des excursions en Amérique latine dans vos dernières parutions (Hermina, La fête des masques, Paradis des chiots ou Filles de Mexico). Qu’est-ce qui a déterminé, voir dicté ce retour en Afrique ? Est-ce que pour l’auteur que vous êtes, il y a eu des difficultés à écrire dans cet univers ?
Je pars de l’idée que chaque créateur s’inspire de tout ce qui, à un moment, l’interroge avec une sorte d’urgence. Parfois, c’est la nouveauté (la découverte) qui le stimule. Je n’ai jamais pensé qu’en tant qu’auteur togolais, il y ait un terrain ou un territoire qui s’impose à moi d’emblée, même si, contrairement à certains commentaires sur moi, je n’ai jamais laissé entendre que mon pays, ou le continent africain, était exclu de mes sources d’inspiration. Pour chaque livre, un événement, un prétexte, une situation, une expérience. L’Amérique latine m’en avait fourni et m’en fournira sans doute encore. Mais le dernier roman est né, lui, d’un moment précis dans ma vie : lorsque je me suis retrouvé à Niagassola (Guinée), dans le compte du magazine Géo, pour un reportage sur le balafon mythique de Soumaoro Kanté, classé par l’UNESCO comme patrimoine mondial immatériel de l’Humanité. D’autres éléments, puisés surtout dans l’histoire récente du Cameroun se sont par la suite introduits dans mes expériences à partir de mes voyages. Le roman est né de là. Et d’autres viendront, si la vie m’en laisse le temps et les moyens, sur ces mêmes sujets dont je tenterai de rendre davantage la complexité.

On retrouve plusieurs éléments déjà présents dans Filles de Mexico. Le premier auquel je pense est la géographie. Ce roman se déroule successivement en Guinée et au Mali avec un épisode assez long au Cameroun. La France est présente aussi. Est-ce votre côté globe-trotter qui influence cette construction géographique de vos histoires ? Ou plutôt un besoin de ne pas zoomer sur une seule cible ?
Ces éléments étaient déjà présents dans tous mes autres romans, depuis Place des Fêtes. Je dirais que pour le moment mes personnages sont des êtres assez mobiles, dont les expériences traversent des frontières. Cela ne renvoie pas à un besoin de ne pas « zoomer une cible », mais au fait assez simple que pour le moment c’est de cette manière que je trouve plus adapté de rendre compte des expériences de mes personnages. Un jour, je pourrais écrire aussi un roman dont les actions se déroulent par exemple dans une piaule ou dans une voiture. L’essentiel étant de tenter de jeter un regard relativement personnel sur le monde dans lequel on vit, sur la condition humaine, les sujets littéraires de tous les temps.

Le 2ème élément est ce personnage narrateur, René Cherin, qui fait beaucoup penser à celui de Djibril Nawo de votre précédent roman. Tous deux sont des personnages un peu pommés, se laissant porter par les situations, permettant la libération de la parole et/ou celle de l’action des personnages qu’ils observent. S’agit-il d’un artifice littéraire uniquement ou d’un discours sur la passivité et la rencontre de l’autre ?
Là aussi, il s’agit de traits qu’on retrouve chez le héros de Hermina, chez celui de La fête des masques, chez le narrateur principal du Paradis des chiots. Pas forcément des personnages paumés, mais plus des gens qui se laissent emporter, qui suivent, pour certains par une sorte de résignation, pour d’autres par curiosité ou inconscience, mais dans tous les cas c’est de cette manière qu’ils se retrouvent au cœur des secrets des autres, qu’ils voient et restituent le monde devant eux, dont l’impact sur eux devient peut-être l’élément qui les rend originaux. Leurs manières de réagir les singularisent mais aussi dévoilent, peut-être, ce qui en eux, chez eux, est universel.

Une petite différence entre Djibril Nawo et René Cherin. Djibril a des origines togolaises comme vous, alors que René est blanc et il sort de sa campagne bien française, même s’il a vécu dans une de ces banlieues très mondialisées d’Ile de France. A-t-il été difficile pour vous de vous glisser dans la peau de ce personnage ?
Entre Djibril Nawo et René Cherin, la différence va au-delà de ces aspects soulignés. Mais cela n’est peut-être pas le plus important. Prenons en compte juste René. Il n’a pas vécu dans une banlieue, mais dans le vingtième arrondissement de Paris, dans un immeuble où en effet il croise des hommes et des femmes venus, pour la plupart d’entre eux, d’ailleurs. Il ne m’a pas été plus difficile, ni plus facile, de me mettre dans la peau d’un journaliste blanc se retrouvant dans des pays africains qu’il ne l’avait été pour moi lorsque j’écrivais dans les années 1980 mon premier roman en faisant parler une femme. C’est le même travail pour tenter de rendre crédibles les voix des gosses d’un quartier difficile d’une capitale latino-américaine ou la voix d’un jeune Français fils d’immigrés africains. Même pour un roman dit autobiographique, je crois que le travail de l’écrivain consiste, entre autres contraintes, à se mettre sous la peau de ses personnages. La véritable question, à mon avis, c’est s’il le réussit toujours !

Il y a comme une sorte d’inversion des rôles – du rapport dominant/dominé - qu’on a du mal à concevoir parfois dans le contexte africain actuel, notamment ce rapport de fascination qui le lie à tous les personnages qui gravitent autour d’Al Capone ?
Je ne sais pas si on peut parler de rapport de dominant/dominé, mais il est, en effet, moins fréquent qu’on mette en scène des Blancs, quels qu’ils soient, qui, dans un pays africain, découvrent des personnages qui les fascinent, qui ne viennent pas vers eux comme des mendiants de situation, mais comme des « maîtres » qui les aspirent dans leur monde. Mais la personnalité de René, mieux que la couleur de sa peau, explique la situation qui s’est créée, le rapport vertical entre Al Capone et lui. Le photographe n’a pas éprouvé la même fascination, on peut même parler, de son côté, d’une sorte de répulsion pour le faux prince et ses mœurs. Il est donc resté totalement à l’écart de cet univers, il n’a éprouvé de l’intérêt que pour les paroles de Namane Kouyaté. Peut-être parce que lui, le photographe, était un habitué du terrain, avait déjà établi des liens avec beaucoup de sociétés africaines qu’il interroge pour comprendre leurs vérités les plus ancrées.

Emmanuel Dongala expliquait lors de son passage à la Grande Librairie qu’il a dù écrire son roman Photo de groupe au bord du fleuve à la 2ème personne du singulier parce qu’il ne pouvait écrire autrement pour laisser une libre expression au personnage féminin central de son roman. Est-ce quelque chose que vous comprenez et que vous avez ressenti en regardant ce monde africain au travers de ce journaliste français ? Sinon, est-ce le fait que vous ayez un regard extérieur aux situations que vous narrez, un peu comme celui de l’occidental que vous seriez devenu ?
Ce que dit Emmanuel Dongala relève d’une expérience personnelle. D’autres, à sa place, pour ce même sujet, auraient pu écrire à la première ou à la troisième personne, pour aboutir à un résultat appréciable. Personnellement, je ne pense pas être devenu (avoir un regard) un occidental. Mais je pense que chaque regard est relativement chargé d’une expérience personnelle, elle-même façonnée par une culture plus collective, un contexte… Quel que soit le terrain, il ne m’est pas forcément familier, c’est en étranger que je l’aborde et tente de m’imprégner de lui. Je ne suis pas issu de ce grand espace de l’ancien empire du Mali. Bien que mes expériences d’enfant du village au Togo me permettent de saisir certaines choses de façon immédiate dans les autres pays d’Afrique noire, partout je suis d’abord un regard extérieur qui ne demande qu’à s’enrichir. Ensuite, interviennent ma propre personnalité, mes propres convictions. Des éléments qui m’ont servi de prétexte, un autre écrivain aurait tiré un livre tout à fait différent. Sa propre sensibilité nous aurait conduits sur d’autres pistes. L’essentiel, je pense, c’est le résultat de l’expérience, sa crédibilité, sa cohérence interne.

Al Capone le Malien est un feyman, un escroc camerounais d’envergure internationale. Comment avez-vous été conduit à créer ce personnage ténébreux, complexe, charismatique, très moderne ?
Je me suis inspiré des histoires de feymen qui ont réellement existé, au premier rang desquels Donatien Koagne, celui qu’Al Capone considère comme son dieu. Comme dans mes autres romans, il me faut du concret, à partir duquel ma liberté d’écrivain a un sens.

Une autre figure introduit ce roman, celle de cet ancien diplomate guinéen ; Namane Kouyaté. Homme dévoué passionnément à son épouse et à son art de joueur de balafon et de griot mandingue. Enraciné dans l’histoire, dans la tradition orale, il est antithèse d’Al Capone. Avez-vous souhaité reproduire, en confrontant ces deux personnages, le choc de deux mondes que Chinua Achebe, version 2010 ? Une collision frontale entre le matérialisme bling-bling d’Al Capone et l’« archaïsme » d’une culture millénaire incarnée par un balafon enfermé dans une vieille case ?
J’ai tenté de montrer la complexité des éléments qui composent nos identités. Bien sûr, il y a une véritable opposition entre les visions du monde de Namane et d’Al Capone, mais ce qui me semble encore plus important, c’est la façon dont ces mondes si antagoniques cohabitent, font la modernité, le dynamisme de nos sociétés. Si on prend le cas de Donatien Koagne, le plus célèbre des feymen, on verra que c’est sur les symboles des sociétés anciennes de son pays qu’il a construit son mythe. Il s’est autoproclamé roi du Cameroun et on le voit habillé comme un roi, avec sa canne, tous les symboles extérieurs qui vont avec, dont l’or. Al Capone, avant qu’on ne sache qui il est, se présente aussi comme un prince venu à Niagassola pour voir un symbole du pouvoir ancien, le balafon. Namane Kouyaté, l’homme toujours en veste et cravate, incarne sans doute une certaine identité, fondée sur ce que le passé a de plus glorieux. Mais c’est aussi un homme de son temps. Les choses sont relativement plus complexes dans la réalité, elles ne peuvent être simples dans les livres qui s’en inspirent.

On pourrait vous reprocher de regarder cet effondrement des valeurs avec une pointe de sarcasme quand vous mettez en scène cette photo avec ces notables de Niagassola qui veulent être immortalisés devant la limousine du feyman… Qu’en pensez-vous ? Y-a-t-il des choses à rattraper ?
Pour me reprocher une sorte de sarcasme, il faut me prêter ce sarcasme. C’est ce que je viens de dire : les choses ne sont pas aussi simples, ni dans la réalité, ni dans le livre. Si vous vous référez à un autre moment du livre, vous le remarquerez encore plus aisément : Namane Kouyaté parle d’un féticheur, Moustapha Diallo, assez riche dont l’une des passions consiste à acheter des voitures de luxe. Moustapha Diallo existe réellement, et ce que je dis de lui est authentique. Il vous suffit de chercher sur Internet le féticheur Moustapha Diallo du Mali pour découvrir ce personnage. Ce n’est donc pas parce que les vieux sont bien ancrés dans leurs valeurs qu’ils demeurent insensibles aux symboles actuels de la puissance, de la richesse, du pouvoir. Et il me semble que je regarde l’effondrement de certaines valeurs avec une pointe de tristesse. Je ne sais s’il y a des choses à rattraper, mais il est possible, au moins sur un plan individuel, de ne pas céder facilement à la fascination de tout ce qui brille.

René Cherin observe dans le cadre du reportage qui l’a conduit en Guinée, ces français noirs qui viennent découvrir l’Afrique des ancêtres. Vu le regard qu’il porte sur le sujet, peut-on pensez que vous êtes extrêmement sceptique quant à l’intérêt de ce type d’initiative ? Finalement le feyman est là pour lever le voile à toute cette mascarade. Est-ce votre propos ?
Je n’ai pas à être sceptique ou pas sceptique, mais je pense que pour des jeunes dans leur situation, les valeurs et les héros sont plus actuels. L’origine de leurs parents ne fait pas d’eux des héritiers naturels de l’histoire du grand Mali. J’estime que de tels voyages vers la source ne pourraient être fructueux que s’ils se situent dans le prolongement d’une éducation. Aimer son passé pour mieux s’inventer un avenir, cela s’apprend. Sinon, les gosses se retrouvent dans la situation des touristes et le caractère sacré de certains symboles ne peut agir suffisamment sur eux au point de les retenir quand leur propre monde les appelle.

Je découvre ce groupe de mots « français noir », Léonora Miano m’avait habitué au terme « afropéens ». Cela me fait penser au concept de « noir américain » comme s’il fallait marteler l’idée que cette association de mots est compatible. En vous lisant, doit-on comprendre que c’est un impératif ?
Je n’ai jamais fait usage du néologisme Afropéens, mais je le comprends quand Léonora lui donne son sens. Je parle de jeunes Français noirs, puisqu’ils sont de jeunes Français noirs. Mais je n’en fais pas une expression générique, c’est une désignation directe. Dans le contexte précis du livre, René les nomme ainsi pour qu’on puisse comprendre leurs rapports avec le balafon et l’importance de l’événement qui s’ensuivra : le fait qu’ils aient couru derrière la limousine. Mais on peut aussi les appeler des Français de couleur ou une minorité visible. Moi, je dis juste Français noirs.

En page 161, Namane Kouyaté, le gardien du temple dit à propos des écrivains francophones d’Afrique noire « Avec leurs choix de styles, de thématiques toujours dans l’esprit d’attirer l’attention du public et des critiques blancs, ils ne parviendront jamais à la hauteur de leur propre vérité. Il manquera à leurs écrits une âme que seul peut conférer à un texte un véritable ancrage culturel ». Plus loin il assène ce qui suit : « Une telle situation ne permet pas l’émergence d’une création authentique. Un véritable écrivain est d’abord le produit d’une langue et d’un peuple, il écrit d’abord pour les siens, il aspire à entrer en communion avec l’âme authentique de sa société ». Il s’agit d’une critique féroce à l’endroit des écrivains francophones. Pensez-vous votre écriture authentique ? Peut-on espérer un jour vous voir écrire dans une langue du nord du Togo ou au contraire vous vous démarquez des dérapages de la pensée de Namane Kouyaté ? Comment expliquez-vous qu’aucun écrivain africain de langue française d’envergure n’ait tenté cette expérience ?
Je ne trouve nul dérapage dans les propos de Namane Kouyaté, mais des réflexions cohérentes par rapport à sa vision du monde, que je partage pour l’essentiel. Il s’agit plus d’une réflexion, qui me concerne aussi, que d’une critique féroce à l’endroit des écrivains francophones (je ne crois pas que le problème soit forcément résolu quand on écrit en anglais ou en portugais ou en espagnol, le marché principal des littératures africaines se situe en Occident.) Je rêve d’écrire un jour un livre dans ma propre langue, le kotokoli, non par révolte mais pour vivre cette expérience et mesurer si elle déclencherait en moi des sensations particulièrement originales. Mais en aurais-je les moyens ? Je ne le sais. Cette expérience a déjà été tentée par un écrivain africain de langue française, un écrivain de grande envergure dont la parole est toujours puisée au plus profond de lui, un homme d’une authenticité à qui, d’ailleurs, j’ai pensé à écrivant ces mots : Boubacar Boris Diop. Au moment où Namane Kouyaté commence à parler de la littérature francophone d’Afrique noire, de l’écriture dans les langues d’emprunt, etc., j’ai eu et gardé en tête Boubacar Boris Diop.

Vous n’allez pas vous faire que des amis au Cameroun… Finalement, comme c’est souvent le cas dans vos romans, vous observez toutes ses sociétés par leurs travers, les mœurs dérapantes, les bas-fonds. Niagassola, Bamako, Yaoundé, Douala… On pourrait vous reprocher de délaisser votre propre pays, le Togo… Que répondriez-vous dans ce cas ?
Je ne sais si j’observe Niagassola par un angle négatif, mais ce que je sais c’est que presque toujours, c’est plutôt dans leurs contradictions, dans leurs maladies, dans leurs déchets, que les sociétés offrent aux écrivains leur mine. C’est du moins ce que je constate en lisant les grands classiques. Donc en cela, je me situe dans une démarche qui me semble finalement propre à la littérature. Et comme il ne me vient pas à l’esprit de me faire, en écrivant, ni des amis ni des ennemis, j’accepterai toutes les réactions possibles. Quant au Togo, mon premier roman s’y passe entièrement. Et bientôt, personne ne pourra plus penser que je délaisse le Togo. Je ne l’ai jamais délaissé. Il se trouve dans tous mes livres. Il s’y trouvera encore plus explicitement bientôt.

Le regard que René Chérin sur son propre pays semble celui d’un déclin amorcé. Est-ce votre point de vue ?
Ah, je ne m’en suis pas aperçu. J’ai cru qu’il parlait juste de la mort de ce qui a constitué son identité, à lui, le monde rural. Ce monde-là se métamorphose. Aussi, René se retrouve-t-il seul, et le sera davantage quand disparaîtraient ses parents déjà à la retraite et dont la ferme est passée entre d’autres mains. Le monde de René, son monde rural, et surtout les terres de sa famille, se dérobent à lui. Il ne s’agit pas du déclin de la douce France.

Pouvez-vous proposer aux lectrices et  lecteurs de ce blog, une liste de romans que vous conseilleriez ?
Une liste de romans ? Enfin…. Je lève mes yeux vers ma bibliothèque :
  • La forêt des pendus de Liviu Rebreanu
  • Le pousse-pousse de Lao She
  • Diadorim de Joao Guimaraes Rosa
  • Le monde s’effondre de Chinua Achebe (à relire)
  • Tête de chien de Morten Ramsland
  • Mère-Solitude d’Emile Ollivier…
Une liste ? A partir de deux, je pense que c’est déjà une liste. Et certains livres nous prennent un bon morceau de notre temps de vie qu’un seul pourrait déjà suffire. Dans ce cas, je dirais Diadorim.
Merci !

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