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"il a le droit ,lui...il est negre!"l'oeuvre metisse de wifredo lam (3)

Publié le 25 février 2011 par Regardeloigne

La transformation de l'œuvre de Lam, connait donc un mouvement profond partant de visages et de paysages particuliers pour s'en écarter progressivement et aboutir à la création de types universels et d'un espace pictural ambigu ne représentant aucun milieu. Le peintre Lam utilise peu, dans les titres choisis pour ses tableaux, la désignation "portrait". Il lui préférera presque toujours celle de "personnage", ou "figure " ; libre par rapport aux traits d'un individu mais porteuse de tout le mystère de la présence humaine. La coexistence de plusieurs signes d'appartenance, de genre ou de sexe, ne peut s'entendre qu'à partir d'un regard qui dépasse les limites, forcément sociales, de la définition des individus. Les nombreuses figures, peuplant dès cette époque les tableaux de Lam, renvoient à une anthropologie élargie, ancrée, par-delà la tradition chrétienne, dans les expériences vécues à proximité des cultes afro-caraïbes.

J'aurais pu être un bon peintre de l'École de Paris, mais je me sentais comme un escargot hors de sa coquille. Ce qui vraiment élargit ma peinture, c'est la présence de la poésie africaine .WIFREDO LAM

" Jean Laude écrit dans sa préface à Danses d'Afrique, citant Marcel Mauss : " [...] de par son étymologie, la personne était un masque : persona désigne en latin le visage artificiel que portent les acteurs et par où passe, et s'amplifie, le son de la parole "

Comme dans toute cosmogonie, celle de Lam va organiser un panthéon de créatures qui, tout en changeant de forme, vont se résoudre en un ensemble de signes, de paradigmes, finalement assez. restreint. La familiarité avec ces signes, qui se crée par leur récurrence, et les rapports qu'ils ont entre eux vont établir une " complicité rituelle " entre l'artiste et le spectateur habitué/initié ou sur­pris par le code institué.

Quelle est la parenté de ces signes masqués chez Lam ?

La filiation est multiple. L'Afrique d'abord, puis l'Océanie et l'Australie que les surréalistes lui ont révélées. Sa curiosité et son goût lui feront collectionner l'art "primitif" ; il vivra parmi des formes qui regroupent des mythes et des sens différents, mais dont le dénominateur commun est la magie des arts "sauvages".


Statues, masques, reliquaires et totems, telles sont les catégories d'objets qui font résonance et dont on retrouve l'écho des registres plastiques et sémantiques dans le foisonnement créateur de Lam, avant même qu'il en possède dans sa collection. Il faut y ajouter le concept d'autel. LES TROPIQUES FANTOMES DE WIFREDO LAM .J.DUBANTON.


Lam était entré en contact avec l'art traditionnel africain dès son séjour en Espagne. Il avait probablement eu l'occasion de s'en entretenir avec Carl Einstein, auteur de l'ouvrage classique Negerplastik paru en 1915, qui s'était engagé dans la colonne Durruti aux côté des républicains espagnols.( voir articles catégorie Carl Einstein).Ce qu'écrit celui-ci à propos de la sculpture ou du masque a pu donner un sens aux recherches formelles de l'artiste cubain

C est à propos du masque que l'Européen, versé dans la psychologie et dans l'art du théâtre, comprend le mieux ce sentiment. L'être humain se transforme toujours quelque peu, il s'efforce cependant de conserver une certaine conti­nuité, de conserver son identité. L'Européen précisément a fait de ce sentiment l'objet d'un culte presque hypertrophié ; le Nègre qui est moins prisonnier du moi subjectif et révère des puissances objectives doit, pour s'affirmer à côté d'elles, se changer en ces puissances, justement quand il les fête avec le plus de ferveur. Par cette métamorphose, il établit l'équi­libre avec l'adoration qui risque de l'annihiler ; il prie le dieu, il danse pour la tribu dans l'extase et se transforme lui-même au moyen du masque en cette tribu et en ce dieu. Cette métamorphose lui permet de saisir radicalement ce qui est extérieur à lui ; il l'incarne en lui-même et il est cette objectivité qui réduit à néant tout événement individuel.

C'est pourquoi le masque n'a de sens que s'il est inhumain, impersonnel ; c'est-à-dire quand c'est une cons­truction pure de toute expérience individuelle ; il est possible que le Nègre révère le masque comme une divinité quand il ne le porte pas.

J'aimerais dire que le masque c'est l'extase immobile, peut-être aussi le fantastique stimulant toujours prêt pour éveiller l'extase, puisqu'il porte fixé en lui le visage de la puissance ou de l'animal adoré.

C'est le moment d'expliquer aussi l'expression singu­lièrement figée des visages. Cette fixité n'est rien d'autre que le dernier degré d'intensité de l'expression, libérée de toute origine psychologique ; en même temps elle permet surtout l'élaboration d'une structure clarifiée. CARL EISNTEIN .NEGERPLASTIK.

Lorsque Lam débarque à Paris en 1938, les arts de l'Afrique et de l'Océanie étaient déjà bien connus dans le petit milieu culturel et un marché s'était constitué, dans lequel les artistes jouaient un rôle important, à côté de quelques collection­neurs et marchands que dominaient les figures de Charles Ratton, Louis Carré et Pierre Loeb justement. Lam arrive à Paris dans ce moment particulier de l'histoire de l'art moderne où se répand l'exotisme de ce que l'on a appelé globalement " l'art nègre ". Deux motifs s'enchevêtrent dans cette dénomination générique l'exotique, comme séduction d'un ailleurs dominé par les puissances coloniales, et le primitif, thème ambivalent qui évoque aussi bien les œuvres du Moyen Âge, que les objets d'art tribal. .

Dans l'initiation de l'artiste, Picasso joua encore un fois un rôle majeur. Lam a raconté lui-même la première rencontre simultanée de Picasso et de sculptures africaines , lorsque, muni d'une recommandation, il fut accueilli par l'artiste catalan dans son atelier de la rue des Grands-Augustins. " Picasso, après m'avoir salué, me conduisit dans une pièce où il gar­dait des sculptures africaines. Je fus aussitôt attiré par l'une d'elles, une tête de cheval (un masque heaume goli glin baoulé .) Elle était posée sur un fauteuil. En passant à côté, Picasso fit bouger avec habileté le meuble et la sculpture se balança comme si elle était vivante.". André Breton qui affirmait avoir donné cette sculpture à Picasso , la reconnaissait dans la structure du cheval de Guernica. La vision troublante de cette sculpture au registre composite - cornes d'antilope, visage humain schématique, gueule de cro­codile -, rendue, à l'instigation de Picasso, subitement "vivante allait profondément marquer Lam lui faisant progressivement engager sa peinture vers de nouvelles directions. Il la restituera, à travers la thématique récurrente de la femme-cheval assise, par exemple La Fiancée de Kiriwina .

On a beaucoup glosé sur le rapport de Picasso à l'art nègre : on connait la boutade célèbre "mais dans une évidence de la réalité plastique, suscep­tible de doter celle-ci d'un pouvoir spécifique. L'art nègre? Connais pas!" Et tout le débat autour des Demoiselles d'Avignon. On en a vu l'origine dans les fresques des petites églises romanes de Catalogne, mais aussi dans 'influence plus ou moins directe des pays Bambara, Dan ou Sénoufo. Aussi bien L'art d'Europe ne se cherchait plus dans le "Beau" idéal, exigeait la concentration, le resserrement, seuls capables d'unifier la diversité confuse des apparences, de parvenir à la force du trait de foudre, d'exercer la fascination d'une immédiate synthèse. L'impressionnisme était resté analyse réaliste de la lumière, la traduisant par la technique appropriée de la division des touches, lui sacrifiant dans sa période d'orthodoxie, les vo­lumes et le contour. Il suscita les réactions de Seurat, de Gauguin, de Cézanne. Se libérer de l'impressionnisme signifiait, pour les peintres du début du XXe siècle, d'abord

Ce pouvoir, pour s'exercer, devait exclure toute déperdition d'énergie. Il en finir avec l'excès analytique et retrouver l'organisation du tableau par les masses, les structures. Or La "découverte" de la sculpture africaine, s'accordait avec les nouvelles exigences de l'esthétique. Elle ne les créa pas mais les renforça, s'y associa, fournit des exemples. Une ren­contre, des échanges décisifs se produisirent. L'objet africain se présentait comme ce fait plastique autonome tant désiré, se référant à lui seul, libéré de contexte, puisque sa signification relevait de l'ethnographie, science connue des seuls spécialistes. Les sculpteurs africains proposaient des œuvres dépouillées, solides, structurées, tendues vers l'es­sentiel: le rythme, les volumes. Leur caractère monumental s'opposait aux irisations reprochées -non sans injustice- à l'impressionnisme. Les simplifications volontaires réin­tégraient dans l'expression le sens de la synthèse.

De plus, une relative indépendance à l'égard du réel per­mettait d'imaginer un art qui disposerait de celui-ci selon ses propres lois, jusqu'à imposer, s'il le fallait, des objets nouveaux, justiciables de critères esthétiques, nullement d'une conformité avec le monde extérieur. En bref, nombre d'artistes, Français ou travaillant à Paris trouvaient, dans la statuaire de l'Afrique Noire, ce qu'ils cherchaient de leur côté.

Ce qui caractérise les sculptures nègres, c'est une forte autonomie des parties ; ceci aussi est fixé par une règle reli­gieuse. L'orientation de ces parties est fixée non en fonction du spectateur mais en fonction d'elles-mêmes ; elles sont ressenties à partir de la masse compacte, et non avec un recul qui les affaiblirait. C' est ainsi qu' elles-mêmes et leur limites s'en trouvent renforcées.

Un tel art matérialisera rarement l'aspect métaphysi­que, puisque c'est pour lui un préalable évident. Il lui faudra se révéler entièrement dans la perfection de la forme et se concentrer en elle avec une étonnante intensité, c' est-à-dire que la forme sera élaborée jusqu'à ce qu'elle soit parfai­tement refermée sur elle-même. Un puissant réalisme de la forme va apparaître, car c' est ainsi seulement qu' entrent en action les forces qui ne parviennent pas à la forme par des voies abstraites ou celles de la réaction polémique, mais qui sont immédiatement forme

Dans un réalisme formel - nous n' entendons pas par là un réalisme de l'imitation - la transcendance existe ; car l'imitation est exclue ; qui donc un dieu pourrait-il imiter, à qui pourrait-il se soumettre ? Il s'ensuit un réalisme logique de la forme transcendantale. L'œuvre d'art ne sera pas per­çue comme une création arbitraire et superficielle, mais au contraire comme une réalité mythique qui dépasse en force la réalité naturelle. L'œuvre d'art est réelle grâce à sa forme close ; comme elle est autonome et surpuissante, le sentiment de distance va contraindre à un art prodigieux d'intensité.

Tandis que l'art européen est soumis à une interpré­tation par les sentiments et même par la forme, dans la mesure où le spectateur est appelé à avoir une fonction opti­que active, l'œuvre d'art nègre n'a, pour des raisons for­melles, et religieuses aussi, qu'une seule interprétation possi­ble. Elle ne signifie rien, elle n'est pas symbole ; elle est le dieu qui conserve sa réalité mythique close, dans laquelle il inclut l'adorateur, le transforme lui aussi en être mythique et abolit son existence humaine.

L'œuvre d'art européenne est devenue justement la métaphore de l'effet, qui incite le spectateur à une liberté indolente. L'œuvre d'art nègre religieuse est catégorique et possède une essence prégnante qui exclut toute limitation. CARL EISNTEIN .NEGERPLASTIK

Il est arrivé à Picasso de qualifier l'art africain de " raisonnable " ". Ce qu'il entendait par " raisonnable " désignait justement certains traits qui distinguent cet art de celui de l'Occident, trop fortement soumis aux apparences, un art rétinien selon la formule de duchamp .

Pour la peinture occidentale, la représentation est inféodée à ce que l'artiste voit, et la toute-puissance de la perspective sur la représentation picturale ne fait qu'entériner cette domination de la vision et la confiance naïve mise dans son pouvoir de vérité. Picasso voyait au contraire, dans l'art des statues et des masques de certaines tribus africaines, une insistance sur l'idée plutôt que sur l'apparence. Pour lui, les artisans africains donnaient accès à une vérité plus profonde que celle qu'atteint la fascination pour la surface des choses. Dans ce travail qui visait l'intériorité du monde, Lam retrouvait lui aussi une inspiration, qui ne l'avait sans doute jamais quitté depuis les expériences faites dans l'intimité de sa marraine, la prêtresse, Mantonica Wilson.

Ces faits, il fallait les rappeler, pour comprendre ce que Wifredo Lam perçut à travers les œuvres de Picasso: l'inter­vention de l'Afrique dans l'art européen, la manifestation d'un génie ethnique auquel le reliait une part de son sang.

Si "l'époque nègre" de son ami était déjà lointaine, du moins Lam pouvait-il reprendre à son compte certains de ses enseignements. Lorsqu'il peint, en 1938, telle Maternité, on ne s'abstient pas de penser à ces "Mères" de la tribu, comme les représentent les sculpteurs sénoufo de Côte d'Ivoire. Dans la Figure de 1939, la traduction de la tête et du buste par des éléments géométriques presque bruts, d'aspect équarri, la robustesse de l'ensemble, suggèrent le travail du sculpteur africain par excellence, le forgeron, qui taille à coups d'herminette les images propitiatoires. Et les visages, dans ces peintures -faut-il le dire? appartien­nent au style des masques.

" M. Michel Leiris (par ailleurs chargé par Picasso de faire connaitre à Laml'art nègre dans musées et galeries! ) a donc raison d'affirmer que la qualité fondamentale de l'art de Lam se manifeste dans les tableaux de cette époque. "Loin de se présenter comme les résul­tats d'un éclectisme, écrit-il, ses œuvres apparaissent plu-tôt comme les lieux d'une étroite conjugaison entre deux courants qui se sont fondus en lui et qui répondent, l'un, à sa volonté délibérée de transcender (s'élever au-dessus des circonstances), et l'autre, à la fascination presque im­mémoriale que la chose nègre a exercée sur lui, avant qu'il en ait pris une claire conscience." MAX POL FOUCHET OP CITE

Biographe de Wifredo Lam, Max Pol Fouchet fait pourtant remarquer que les figures de celui-ci,aussi "africaines" soient-elles, ne ressortissent pas à ce seul fonds et qu'elles rejoignent, à travers lui, un fonds plus général, universel elles s'apparenteraient aux plus anciennes images mythiques ou religieuses. "

Profanes, créées par un incroyant, elles semblent néanmoins s'accompagner d'un Sacré primordial: les Maternités de Lam ressuscitent celles d'Akkad, de Sumer, d'Ur, de l'Europe romane, et dans ses Nus passe un reflet des Cyclades, de l'Egypte antique, de la Polynésie, de l'Hellade des kouroï. Ainsi a-t-il réuni les formes archétypales d'une permanence de l'homme.

Si le peintre retrouvait de l'Afrique d'abord sa création plastique, il ne devait pas mettre longtemps pour découvrir l'autre aspect de l'art africain :son invention mythique,sa faculté d'expliquer le monde par un autre, invisible, irrationnel, surréel. Mais pour cela, il aura fallu que d'autres drames et d'autres rencontres viennent s'ajouter à son héritage afro-cubain :la seconde guerre mondiale, l'exode et la fréquentation des surréalistes. Le point tournant se situe immédiatement après l'épreuve de l'exode, lorsque Lam arrive à Marseille.

Peu avant l'arrivée des allemands, Lam quitte Paris pour Bordeaux puis Marseille, la cité méditerranéenne. La majorité de ceux qui constituaient encore le "Mouvement" surréaliste ou s'y trouvaient réunis, soit par un effet du hasard, soit par suite d'une décision réfléchie. Il semblait qu'on pût y demeurer, du moins relativement, à l'abri des "ennuis" policiers et des tracasseries. En outre, le port avec ses bateaux autorisait l'espoir de s'embarquer et de partir si la persécution contre les intellectuels hostiles aux régimes réactionnaires et à la politique de collaboration avec l'ennemi s'accen­tuait,

Lam rejoignit donc des écrivains, des artistes qu'il ren­contrait à Paris, et qu'il connaîtra mieux. le poète René Char, l'essayiste Pierre Mabille, les peintres Marc Chagall, Max Ernst, Jacques Hérold, Oscar Dominguez, Victor Brauner. Presque tous appartiennent alors au surréalisme orthodoxe. André Breton y loge au "Château de Bel-Air", siège d'une "Association pour la défense des Intellectuels. À la Villa Air Bel, lieu de création et d'expérimentation, Lam travaille et réalise notamment une série de dessins à l'encre, annonciateurs des figures hybrides dont il développera pleinement la manière au cours de son séjour cubain des années 1941 à 1947. C'est là que s'approfondissent entre André Breton et le peintre une amitié, une compréhension, une estime réciproques, dont les entrevues de Paris n'avaient été que le prélude.


" Le surréalisme a rendu possible pour moi une ouverture. Mais je n'ai pas peint d'une manière surréaliste ; au contraire j'ai offert une issue au surréalisme. Mirô et moi avons rénové le surréalisme "

On pourrait, de prime abord, s'étonner de l'intérêt manifesté par André Breton à l'oeuvre de Wifredo Lam, au point où elle en était. Rien en elle qui fût encore surréaliste, sauf d'assez loin, ou qui répondît vraiment aux postulats précisés par l'écrivain en 1925 dans Le Surréalisme et la Peinture. l'œuvre parisienne de Lam obéissait un souci de stylistique nullement caché, comme à des préoccupations de métier ou d'esthétique toujours considé­rées comme suspectes, voire mises en accusation, par le maître surréaliste.

L'inspiration des peintures parisiennes alliait la plastique africaine à un certain formalisme cubiste.. Or, le cubisme, qualifié par Breton de "mot dérisoire", comportait un intellectua­lisme volontaire, une organisation élaborée des toiles, et s'opposait ainsi à l'activité créatrice reconnue pour la seule douée de valeur par le surréalisme, savoir: "la dictée de la pensée, en dehors de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale"

Le surréalisme écartait la "préoccupation" des moyens arti­sanaux de la peinture, pour mieux déterminer sa fin, laquelle ne se distinguait pas de celle qu'il assignait à la littérature et à toute activité: une subversion, capable de délivrer l'homme des contraintes du réel, de requalifier la vie. La peinture, de ce point de vue, ne différait pas de la poésie; elle était poésie, dans le sens absolu du terme, une façon de vivre. Pas plus que celle-ci ne se ramenait au "poème", celle-là ne se réduisait au "tableau". Il importait non "d'écrire" ou de "peindre" -sauf au second degré-mais de refaire l'entendement humain par une réconciliation de l'oni­rique et de l'imaginaire avec le réel, et de reconnaître tous pouvoirs à la vision poétique.

Pourtant Breton pressentit la voie qu'emprunterait bientôt le Cubain vers un. lointain intérieur, vers un monde visionnaire. Le cubisme et l'art africain avaient dejà permis des métamorphoses libératrices de la forme(Breton vouait l'imitation aux gémonies) La caution donnée par Picasso à Lam fut pour Breton déterminante. Il l'écrivit lui-même en 1941 " Puisque, avec Lam, il s'agit comme jamais de peinture, la déférence me commandait de faire passer l'opinion de Picasso avant la mienne. Je témoigne avant tout de son plaisir si parfaitement informé devant de telles œuvres."

Lam de son coté trouvait chez André Breton un esprit depuis longtemps averti des cultures "primitives"(océaniennes plus qu'africaines). Dans l'art océa­nien, dans celui des Indiens d'Amérique du Nord ou des Celtes, le poète admirait des métaphores actives, toujours prêtes à devenir autres, à se changer en nouveaux signes -une sorte de dynamique de la métaphore, image des métamor­phoses et de l'imaginaire délivré du poids réaliste. Ainsi conçu, l'art océanien se confondait avec la poésie même, et Breton pouvait reconnaître "la fascination exercée par lui sur la démarche surréaliste "

Il y avait, entre les deux hommes, une rencontre, dans le sens plein du mot. Le non-r éalisme que l'oeuvre de Lam, après la première période, ne tardera pas à manifester, s'accordera, quoi qu'il en soit, avec le choix et la pensée de Breton, et même, dans une large mesure, son œuvre les illustrera. L'extrême atten­tion de l'écrivain aux mythes et à leur signification, l'intérêt du futur auteur à' Arcâne 17 pour les Alchimistes et la Connais­sance ésotérique, devaient non moins complaire au peintre. Leur rencontre prit, d'ailleurs, une forme concrète.


C'est à Lam, non pas à un autre de ses amis, qu'André Breton demanda, en 1941, des dessins pour son poème Fata Morgana.(interdit par vichy)

. Quoiqu'il en soit, L'experience marseillaise va être prépondérante : Breton dans la mise en œuvre de " l'automatisme psychique "(l'inconscient) anime des séances collectives, jeux de la vérité , " cadavres exquis ", ou des créations collectives, comme pour le fameux Jeu de Marseille(variante surréaliste du tarot) elles seront décisives sur la capacité de Lam à exprimer des mondes intérieurs jusqu'alors restés muets. Ceci éclaire par ailleurs son intérêt pour la psychologie jungienne de l'incon­scient qui, par rapport à celle de Freud, articule le travail de la conscience individuelle à des couches collectives, pointant vers des archetypes archaïques et universels. l'expérience artistique laisse alors, par vagues libératoires ,remonter un matériau enfoui, hors d'atteinte de la conscience,de réminiscences ancestrales.

Lorsque Breton proposa à Lam d'illustrer le poème qu'il venait d'écrire, Fata Morgana, c'est un flot d'images toutes nouvelles qui sortit de la plume du cubain et d'abord celle que le hasard objectif cher aux surréaliste lui mit sous les yeux dès le premier paragraphe du poème " Ce matin, la fille de la montagne tient sur ses genoux un accordéon de chauves-souris blanches ".de nouveau surgissait l'image la chauve sourisqui avait angoissé son enfance et qu'il avait aussi trouvé chez GOYA mais dont la éminiscence était cette fois libératrice :

Un style inédit, un vocabulaire plastique original et une indépendance, une liberté inouïes de la ligne s'affirment subitement sur la page, comme si les traditions et les censures liées au passé s'étaient brusquement évanouies. Sous sa plume revient la femme, thème qui l'avait tant sollicité durant les années parisiennes, mais cette fois dégagée de son environnement de murs et de sols carrelés et de la dure géométrie qui l'emprisonnait. Des figures féminines étincelantes d'étoiles parsemant leurs cheveux, libres de tout cadre et couvertes de signes floraux et d'autres signes encore, plus énigmatiques, ouvrent un espace de liberté qui résonne comme en écho aux rêves d'évasion et de voyage peuplant à cette heure le poème de Breton. La fée Morgane y suscite ses mirages au sommet de l'Etna et appelle d'autres mirages qui auront leur théâtre près de la Soufrière ou sur le Morne Rouge, quand la reconnexion avec l'univers caraïbe aura été scellée.

Cet exercice de libération passe aussi, chez Lam, par une révolution de son dessin. La plume court sur le papier, griffe page après page. Parfois, sans même se lever de sa chaise, Lam entreprend trois ou quatre dessins en une seule séance. On y sent du plaisir, de la vitesse et une sûreté du trait qui semble parler une langue plus intime. Le rapport au monde extérieur, encore si présent dans les dernières peintures, s'évapore comme par enchantement, sous l'effet des filtres de Morgane.

Le plus étrange pour nous est sans doute le constat que dans cet interlude marseillais, Lam commence à égrener sur le papier des objets symboles qui prendront toute leur importance après le retour à Cuba, et pour toujours, dans son vocabulaire pictural. Le grand nez et sa bouche que prolonge un menton agrémenté de signes de sexualité féminins et masculins, les yeux redoublés, les cornes qui orneront les visages et les masques d'Elegguâ (vodun yoruba) : tout un arsenal de signes inédits, dont le poignard, ou couteau de boucher, n est pas le plus innocent.

Dans les dessins qu'il réalisa durant ces jours qui précèdent un départ encore incertain, on voit également apparaître, sur la carte qu'il dessine pour Lautréamont, le motif de l'œil enfermé dans son losange, comme une duplication de l'œil maçonnique des Lumières en son triangle, qui marquera un très grand nombre de ses peintures à partir de 1942. On pourrait parler de l'invention d'un bestiaire humain, si cette notion ne paraissait pas exagérément paradoxale. Il est pourtant bien question de cela.

Ce tournant essentiel met en place les éléments d'une nouvelle esthétique qui s'affirmera, par étape, tout au long des années quarante et cinquante. L'anti-naturalisme qui naît alors spontanément sous sa plume rejoint l'affirmation soutenue depuis longtemps, mais jamais de manière décisive, de la primauté de la " construction " sur l'ancienne et traditionnelle " composition " du tableau. Lam découvre à l'occasion de cette libération ce qui l'avait toujours secrètement animé : le désir de produire une grammaire de la création, dont les éléments construits ensemble constitueraient en soi une vision du monde. Il était en train de découvrir, à travers ces dessins jetés précipitamment sur le papier, la voie expres­sive qui éviterait le sentimentalisme psychologique. Alors enfin il allait pouvoir construire le théâtre hiératique, impersonnel et intemporel, auquel il aspirait. LAM TEXTES DE JACQUES LEENHARDT

Le 25 mars 1941,fuyant la France de vichy Lam et Helena Holzer s'embarquent à bord du " Capitaine Paul Lemerle " en compagnie de 300 autres artistes et intellectuels en direction de la Martinique. André Breton et Claude Lévi-Strauss sont du voyage.



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