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Le syndrome de Diogène. Éloge des vieillesses.

Publié le 27 février 2011 par Richardlefrancois

Par Natalia Tauzia, psychologue clinicienne

Paru dans Contact Santé n° 226 /Année 2008,  “Vieillissement.Rupture, passage ou continuité ?”

Je publie sur mon blog le texte intégral de cet article fort intéressant qui rend hommage à la romancière  Régine Detambel pour son ouvrage Syndrome de Diogène, éloge des vieillesses paru aux éditions Actes Sud, 2008.

RL

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À l’instar de La vieillesse de Simone de Beauvoir dans les années 70, Régine Detambel publie un ouvrage aussi remarquable qu’inclassable chez Actes Sud. Cette auteur polymorphe, hantée par la vieillesse depuis son expérience professionnelle en maison de retraite, nous a déjà offert dans son oeuvre littéraire, et notamment dans l'un de ses premiers romans, paru en 1990, Le long Séjour, un regard lucide à propos de la précarité de l'identité des vieillards en institution.

Cet éloge des vieillesses, comme l’indique le sous-titre du syndrome de Diogène nous invite à un voyage aussi terrible que poétique au coeur de l’essence de l’âge. L’écriture vive et acérée, nourrie d’une grande érudition, Régine Detambel fait de chaque mot un acte de résistance, une véritable guerre des mots définissant la guerre des corps, la guerre déclarée que notre monde livre au corps vieilli, apparenté au corps malade et ainsi accaparé par le discours médical. «Désormais la vieillesse est officiellement reconnue comme un organe malade du grand corps social.»

Ce que la langue fait au vieillissement des corps, voici ce dont elle traite ici, en défaisant avec férocité les représentations et clichés convenus d’une certaine «rhétorique du crépuscule de la vie». Des barbons ridicules de Molière au géronte victime et malade de nos jours, sont confisqués les trésors de la vieillesse pour que nous n’en ayons rien à faire, rien à apprendre ni à attendre… juste un âge de déchéance à combattre et retarder. Ainsi s’énumèrent les mots désenchanteurs qui encerclent et étranglent à petits feux «l’être-en-devenir- vieux» que nous sommes tous.Le vieillard, d’abord mal nommé, peut-il connaître le bonheur ? C’est la question cruciale qui occupe ces pages et montre à quel point l’auteur connaît l’intime coeur de la vieillesse, ne se laissant pas berner par les classiques tours d’illusionniste des regards conformant géronte dans les habits étroits de la morale et de l’infantile. Le vieux qui se cache derrière les apparences rassurantes du papy-mamie propre, aimable, docile et prévoyant, est cette figure de Diogène, accumulant à travers ses déchets un détachement, une sagesse cynique où «aucune loi ne vaut, aucune convention ne tient.» L’incurie, la puanteur faisant alors office de rempart protégeant la forteresse assaillie par un réel déchaîné.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, derrière la question du bonheur, celle de la possibilité d’accéder au monde intérieur où se forgent les mythes, les désirs et les rêves, seul terreau valable où peut naître le fragile sentiment de bonheur d’un sujet libre entretenant avec son corps enchaîné au réel un dialogue qui va permettre la traversée des âges et de leurs tempêtes. Ces pages nous proposent alors une médiation littéraire et artistique, indispensable pour entendre les vieillesses, et poser la question qu’elle, comme Benoîte Groult, osent encore poser : «à quelle bibliothèque confier désormais le destin de l’humanité vieillissante ?»

Se défaire d’abord des représentations classiques gérontophobes qui continuent de définir la vieillesse, à la manière d’Aristote. Se détacher aussi et surtout du regard de l’autre, pointe acérée où André Gide voit le costume à endosser pour «assumer son âge». C’est ainsi qu’André Gorz définit le vieillissement, comme destin social. On s’aperçoit, un jour, que l’on a vieilli, lorsqu’un autre nous l’a dit. Le risque sera alors de se perdre dans ce rôle auquel on risque de s’identifier, à force de l’endosser. L’âge vient du dehors, de ce renoncement au changement, aux formes mouvantes où l’histoire d’une vie continue son évolution créatrice, où exister consiste à changer, se créer indéfiniment soi-même. Or lorsque face à la pression sociale on accepte «d’être fini», «défini et borné» une fois pour toutes, l’on commence à mourir à l’étroit dans cette «peau de vieux» que l’on subira comme la célèbre tunique de Nessus enserrant Hercule d’une douleur sans fin.

Coupé de ses rêves et désirs pour ne subir que l’affront d’une lente dégradation chaque jour accentuée dans un quotidien rendu immuable et stérile, le vieux reconnu comme tel n’aura au mieux que la possibilité d’inspirer pitié pour qu’on le
prenne en charge, chez lui ou en maison de retraite. Là, devenu minéral, il sera difficile de trouver des yeux neufs pour contempler le monde, car tout sera fait pour lui dicter, lui rappeler quel costume on s’attend à le voir endosser.

Herman Hesse, dans son Eloge de la vieillesse, nous dit bien que malgré tous les deuils qui le frappent, et au coeur même de ces deuils, l’homme âgé peut et doit encore, pour continuer de se sentir homme, exulter. L’imaginaire qui nourrit le rêve d’immortalité est ce flot continuel venant du dedans, du dehors, où triomphe narcisse à travers la figure du centenaire.


Subissant constamment la menace pour l’esprit que constitue ce corps soumis à son destin, des auteurs de toutes époques nous parlent du vieillir comme un art. Et c’est tout le mérite de l’auteur de nous rappeler ces textes précieux où Sénèque, Cicéron, Proust, Hugo, Powys, Hesse, Colette, Giono, ancrent le pari de la vieillesse dans la sensation, cette noble capacité de vivre pour soi, et jouir encore bien tard de l’esprit sans âge, inspiré par «ce devoir moral de jouissance des sens.» Pour Powys, le bonheur ne commence qu’à l’âge de la vieillesse, «une fois la rage de la compétition apaisée».Même la menace si terrible, pour nos idéaux postmodernes, de la dépendance, peut nous permettre de jouir à nouveau des sensations propres au tout-petit, rapproché de la nature où toute vie se contemple. «Cette vie dont l’exaltation occasionnelle de l’amour, la religion, la philosophie et l’art n’a été que la captivante et fascinante précognition.»

Ainsi les capacités créatives du grand âge, après les amours des démons de midi, des «belles au sang retourné» et de leurs «noces de chêne» sont développées dans le dernier chapitre, «Styles tardifs, vieillir en création». Vieillir comme un état passager, une humeur, tel est l’enjeu. Hesse dit : «Les êtres qui possèdent
des dons et se différencient des autres sont tantôt vieux, tantôt jeunes, comme ils sont tantôt joyeux, tantôt tristes.» C’est l’éternelle jeunesse de l’oeuvre vantée dans le De senectute d’Erasme. Créer, à tout âge, permet de libérer des possibilités de vie ouvrant l’âme à sa connaissance, susceptibles d’accroître la sensibilité qui ouvre à la jouissance du fait de vivre.

L’oeuvre ultime ouvre des espaces de liberté que seule la puissance créatrice du grand âge, libérée des contraintes de la jeunesse, autorise. Les vieux Titien, Turner, Monet, Bonnard, Rembrandt, Goya, Bach et son art de la fugue, Goethe et son Faust, Kant et sa critique du jugement, Chateaubriand et sa vie de Rancé, nous offrent une leçon magistrale de ce «style de vieillesse». C’est une rupture dans le besoin exprimé d’abstraction, la réduction à l’essence des choses et des mots. L’artiste âgé ne s’intéresse ni à la beauté, ni à l’effet produit. Son souci est d’exprimer l’univers, de se rapprocher des fondements de l’humanité comme le sont les mythes, le langage du primitif, de l’archaïque.

L’art et la poésie s’offrent comme un moyen de desserrer l’étreinte où le réel tient le corps vieillissant. Non pas, et c’est toute la force de Régine Detambel de nous le montrer, dans le renoncement vertueux et la sagesse morale, mais dans la passion.
Bazaine nous le rappelle : «Le grand âge d’un peintre n’est pas celui d’une installation confortable dans un monde en chaussons.»


Comme le temps n’est pas linéaire, il n’y a pas une mais des vieillesses, comme autant de chemins qu’empruntent des vies où se crée et recrée à l’infini la naissance de l’être.Acculé à être soi, sans pouvoir se fuir, redécouvrir l’altérité qui nous constitue, l’essence profonde du désir et des immortelles jouissances, c’est à cela que nous convie l’oeuvre ultime, le défi d’une vieillesse riche de ses misères, créative, où «j’écris depuis ma faiblesse».

Références bibliographiques
Noces de chêne (Gallimard, octobre 2008
Le Syndrome de Diogene. Eloge des vieillesses (Régine Detambel,Actes Sud, janvier 2008)
Notre-Dame des Sept Douleurs (Gallimard, janvier 2008)
Des petits riens au gout de citron (Editions Thierry Magnier, janvier 2008)
Pour citer cet article
Natalia Tauzia, “Le syndrome de diogène. Eloge des vieillesses”, paru dans Contact Santé
n°226 / Année 2008 « Vieillissement. Rupture, passage ou continuité" ? », p. 49-51

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