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Marquer les angles

Publié le 06 mars 2011 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 22 (nouvelle série)

Les soucis de la vie prosaïque m’ont éloigné de la poésie ces derniers jours. Disons que je me suis cogné à une prose si anguleuse que j’en suis encore tout meurtri… Comme toujours dans les cas de grande déception existentielle, je me suis retiré dans ma bibliothèque un peu comme Achille sous sa tente.Là, après de nombreux tâtonnements, j’ai trouvé une approche de nature à laisser envisager un commencement de réconciliation avec la dure réalité actuelle, traîtreusement farcie d’angles douloureux. J’ai presque crié « Eurêka » comme Archimède en son bain…

Pour que la thérapie littéraire soit efficace, il fallait en effet une démarche poétique, mais alliée à une vision rationnelle permettant une meilleure saisie du réel, afin de ne le point subir. C’est alors que Guillevic m’est apparu avec ses Euclidiennes, une sorte de manuel de géométrie dont les démonstrations s’affichent avec la belle évidence des figures. Un vrai viatique pour tracer le calepinage des constructions futures… Pour l’heure, j’en retiens donc des angles très marqués ou remarquables…

Angle aigu

A défaut d’être cercle

On pourrait se faire angle

Et, sinon vivre au calme,

Attaquer l’entourage ,

Se reposer ensuite

En rêvant de fermer

L’autre côté toujours

Ouvert sur l’étranger.

Angle obtus

Si c’est de n’avoir pas

Pouvoir de pénétrer

Qui fait s’ouvrir encore

Bien plus qu’on ne voudrait

Ou si c’est d’être ouvert

Bien plus qu’on ne voudrait

Qui vous enlève le pouvoir

De pénétrer,

Est-ce que c’est

Une question ?

Si c’en est une, la réponse

Est quelque part.

Parallélogramme

On pourrait m’aplatir

Aussi me redresser.

Je n’ai pas d’idée fixe.

Que deviennent aigus

Mes deux angles obtus,

Je ne tremblerai pas.

Mais s’il me faut passer

Un instant de raison

En forme de rectangle,

Alors j’ai peur,

Car un rectangle

Est autre chose.

Comme si ma surface

Pouvait ne plus m’appartenir,

Comme si quelque vent

M’ouvrait sur le volume,

Si mes angles veillaient

Sur quelque chose d’autre

En moi-même que moi.

Ligne brisée

Je mets à me chercher

Plus de temps qu’à parler,

Mais je me trouve peu

Et c’est peut-être vrai

Que j’ai l’air de maudire.

Triangle équilatéral

Je suis allé trop loin

Avec mon souci d’ordre.

Rien ne peut plus venir.

Guillevic (Carnac 1907- Paris 1997), Euclidiennes, Gallimard 1967.

Eugène Guillevic a été marqué par une formation où les mathématiques tenaient une certaine place, avant de devenir dans la vie prosaïque quelque chose comme contrôleur des finances. Il est aussi connu pour son engagement au Parti communiste depuis la Résistance. Il n’a malgré tout cela jamais cessé d’être poète. Je l’avais déjà convoqué pour une Poésie du samedi n° 50 (L’abeille in Choses parlées) première série.


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