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Bayrou, l'Islam, la laïcité et le voile

Publié le 06 mars 2011 par Lheretique

En 2003, Bernard Stasi a auditionné François Bayrou comme ancien ministre de l'Éducation Nationale sur la question du voile et de la laïcité. François Bayrou a répondu longuement, par un discours magnifique. C'est à mon avis le chemin le plus juste à emprunter quand on évoque en France l'Islam, le voile et la laïcité. Quand on parle de la laïcité d'une telle manière, aussi éclairante, là, j'aime bien la laïcité.

Monsieur le Président, 
Mesdames et Messieurs,

Je vous suis très reconnaissant de m’entendre devant votre Commission chargée de réfléchir à l’application du principe de laïcité dans la République.

Je m’exprimerai, bien entendu, en tant que Président d’une formation politique qui a placé, pendant tout le XXè siècle, la réflexion sur la laïcité au centre de son projet.

C’est vrai de ses membres qui sont agnostiques ou incroyants, comme de ceux d’entre eux qui sont croyants. Je me souviens en particulier que lors des débats qui marquèrent, le 3 septembre 1946 à l’Assemblée Constituante, l’inscription du mot " laïque " dans la Constitution, Maurice Schumann, au nom du MRP, rappelait que son groupe parlementaire comptait simultanément dans ses rangs, un prêtre catholique (c’était l’Abbé Pierre), une personnalité protestante et un membre éminent de l’union rationaliste.

Je m’exprimerai aussi comme ancien Ministre de l’Education nationale, ayant eu à connaître des problèmes liés au voile islamique en particulier, et aux problèmes de la laïcité en général auxquels j’ai consacré un livre en 1996 intitulé Le Droit au Sens. Il n’est peut-être pas anecdotique que j’ajoute que j’ai aussi consacré plusieurs livres aux guerres de religion, à Henri IV et à l’édit de Nantes.

Dans cette introduction, avant de répondre à vos questions, je voudrais d’abord observer le besoin de laïcité aujourd’hui, un siècle après les grandes lois laïques de 1905, et dans un temps qui paraissait davantage marqué, pour la majorité de nos contemporains, européens et français, par la décrue du sentiment religieux que par sa montée.

La question de la laïcité se pose parce que notre société, ses habitudes, les principes qui la fondent se trouvent inquiétés et se sentent menacés par la multiplication d’attitudes et de signes qui obéissent à une autre logique que sa logique historique et philosophique.

C’est un curieux retour des choses que celui de l’irruption du religieux et du symbolique dans une société qui se comporte, sur bien des sujets, comme matérialiste.

C’est aussi un fruit de l’Histoire. Les sociétés anglo-saxonnes, par exemple, sont moins sensibles à ces sujets que nous ne le sommes. C’est qu’elles ont dès l’origine intégré le communautarisme pluriel dans leur représentation d’elles-mêmes.

La France, au contraire, s’est construite au travers des siècles comme unitaire, et toute atteinte à cette unité lui est profondément douloureuse.

C’est la nature profonde de la France et de sa société qui sont en cause dans les débats sur la laïcité.

Je résumerai en un mot, en disant que la laïcité à la française, est ce qui nous permet de garantir symboliquement, aussi bien que légalement, l’unité dans la diversité.

Nous vérifions ainsi que notre société n’est pas un ensemble vide. En particulier nous vérifions que ce n’est pas parce que nous avons décrété que le " fait religieux " était relégué dans la sphère privée, que pour autant le symbolique est retiré de la sphère publique.

Je voudrais, pour entrer dans le vif du sujet aborder en quelques mots la question du voile islamique.

Pourquoi tant de mouvements sismiques autour du voile islamique ?

La première raison est dans la montée, à l’intérieur de nos frontières, comme sur toute la surface de la planète, d’un Islam qui revendique sa radicalité, sa distance avec le monde contemporain. Je me souviens, lorsque j’écrivais le Droit au sens, avoir travaillé sur des études de la fin des années 80, qui indiquaient que la pratique de l’islam n’était guère supérieure à la pratique dans la religion catholique et l’auteur ( ?) indiquait que le chiffre de 10% de pratique et d’observation du ramadan lui paraissait une approche convaincante. À peine quinze ans après, les choses ont profondément changé. Durant la campagne présidentielle, j’ai consacré des journées entières à discuter avec des jeunes aussi bien que les animateurs de quartiers à forte proportion musulmane. Lorsque j’interrogeais des adultes ou ces jeunes sur la pratique, notamment en matière de ramadan, la réponse était unanime, 100 % ! Il y a un regain de pratique de l’Islam et d’identification par l’Islam dans notre société. Ce regain est notamment porté par les garçons, et même à l’intérieur des établissements scolaires, parfois même par la discussion virulente des cours ou des programmes.

Le port du voile par les jeunes filles est une manifestation très visible de ce mouvement de revendication de l’Islam.

Ce signe, le voile, porte en lui trois significations fortes qui sont de nature à inquiéter fortement l’architecture de valeurs autour desquelles se sont construites la République et son école.

Première signification : le port du voile affirme, surtout lorsqu’il est l’objet d’un conflit, que la loi de Dieu est supérieure à la loi des hommes. Pour notre société au contraire, la loi, dans l’espace public, a un caractère éminemment séculier.

Deuxièmement, dans cette loi, le statut de la femme est au moins distinct de celui de l’homme et, à bien des égards, inférieur.

Troisièmement, le voile a une signification dans l’ordre du désir. Il dit qu’il revient à la femme de ne pas provoquer la seule vue du corps, la seule vue de la chevelure, est une provocation. Le voile dit que ce n’est pas à l’homme d’éduquer et de gouverner son désir. D’une certaine manière, le voile justifie l’homme dans l’abandon à son instinct immaîtrisable. C’est à la femme de répondre du désir, sinon à ses risques et périls. Et ainsi, comme le disent les jeunes filles des cités, le seul choix réside entre " pute " et " soumise ".

Le choc est profond, vous le voyez bien, parce qu’il ne relève pas seulement d’une conviction religieuse, mais par l’intermédiaire de cette conviction religieuse, une véritable anthropologie d’une conception de la femme, de la société, et de l’humanité tout entière.

Il ne s’agit pas seulement de religion, il s’agit de la femme, il s’agit de l’homme masculin et des personnes humaines masculines et féminines qui forment ensemble l’humanité.

Naturellement, la question du voile n’englobe pas à elle seule les questions aujourd’hui à la laïcité à la française.

Pardonnez-moi de rappeler devant vous qui êtes si familiers de ces interrogations, d’autres problématiques qui sont aujourd’hui des problématiques laïques.

La question de l’Islam ne se limite pas au voile. Les moyens matériels et humains mis à la disposition des musulmans pour leurs pratiques et pour leur vie de tous les jours sont aussi en cause.

Les lieux de culte sont problématiques.

La charge de l’animation cultuelle est confiée à des personnalités peu familières de la société française, jusqu’au point très souvent d’en ignorer la langue.

Dans les cimetières, la mise à disposition de carrés musulmans est rare et tout aussi problématique.

La disposition " phare " de la loi de 1905 selon laquelle la République, ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte, se heurte à ces questions.

Dans le même temps, d’autres communautés sont elles aussi interrogées sur leurs signes distinctifs, je pense à la kippa chez les jeunes garçons juifs.

De même que l’évolution de la loi, par exemple sur l’interruption de grossesse, a fait problème avec de nombreuses religions, et en particulier bien sûr, les Catholiques.

Notre pays lui-même, dans son histoire, est interrogé à son tour. Par exemple par la persistance, dans son calendrier, des fêtes chrétiennes qui donnent à tous les jours fériés, dimanches et fêtes religieuses, de la religion catholique.

L’interrogation sur la laïcité est donc une interrogation globale qui se focalise sur l’école, et qui ne se limite pas à l’école.

Pourquoi l’école ? Parce que l’école est chargée de la transmission, et cette transmission est évidemment pas seulement la transmission du savoir, mais la transmission des principes que nous avons élaborés au travers du temps, et que nous demandons à l’école de transmettre aux générations qui viennent, pour qu’elles nous continuent.

Pour qu’elles continuent l’œuvre lentement élaborée par l’Occident, l’Europe et la France.

Cette œuvre de civilisation, elle a -nous le savons tous- au moins cinq grandes sources. Je nommerai ces sources sans en approfondir l’analyse par ordre chronologique.

 La première de ces sources, c’est Israël. (L’affirmation d’un Dieu unique et personnel, avec l’édification parallèle de la personne humaine).

 La deuxième source, c’est la Grèce (l’Agora d’Athènes, les philosophes, la sagesse de Socrate et le scandale d’Antigone).

 La troisième source c’est Rome (l’alliance de la force et du droit, une universalité à l’échelle du monde connu et la citoyenneté).

 La quatrième source c’est évidemment le Christianisme (la séparation de Dieu et de César, et l’universalité du salut).

 Cinquièmement et enfin, les Lumières. (Aboutissement à la Déclaration des droits de l’Homme, la liberté de conscience. Article X : " Nul ne peut être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ". Article V : " La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ").

Cette histoire est vécue par ceux qui l’ont faite comme une histoire d’émancipation de la personne humaine et de l’Humanité. Affirmation de la personne humaine, de sa liberté.

La personne humaine n’est pas asservie à une loi qui lui est extérieure, elle est placée comme une libre conscience devant le monde et regardée donc comme responsable.

La conscience libère (conscience des aliénations, refus des dogmatismes).

Tout ce qui semble aller à l’encontre de ce mouvement d’émancipation heurte en profondeur la logique interne de l’histoire de notre civilisation.

Ainsi, nous sommes dans un pays unitaire, et au cœur d’une civilisation unifiée par sa logique profonde. C’est pourquoi les risques d’éclatement sont particulièrement déstabilisateurs et créent des tensions extrêmement forte.

Et cela nous éclaire sur le vrai visage de la laïcité française.

La laïcité française, terme intraduisible dans les autres langues, même européennes, qui en approchent la traduction avec beaucoup de méfiance : ils disent humanisme, ils disent sécularisation.

La laïcité française, c’est le patrimoine commun de principes et de conviction qui fait le ciment et l’essence de notre civilisation, au-delà des dogmes différents, des religions différentes et des histoires différentes.

La laïcité, c’est le peuple.

La laïcité, ce n’est pas la neutralité, malgré les affirmation simples, de Renan par exemple. La laïcité, ce n’est pas un ensemble vide.

La laïcité dit respect. " La République respecte toutes les croyances "" Tout homme a droit au respect de ses convictions, même religieuses ". Et Jules Ferry dans l’admirable lettre aux instituteurs : " demandez-vous si… "

Mais ce respect n’est pas un respect anomique, ou indifférent. Par exemple, la République ne pourrait pas respecter des castes. La République ne pourrait pas respecter le servage, même volontaire.

La laïcité dit égale dignité de tous. Émancipation et liberté et égalité et fraternité.

La laïcité dit " dans tout cela, il y a du sacré ". Pour nous, Français, on n’y touche pas. Exemples : juifs, shoah, races, etc.

La laïcité dit éducation.

Pourquoi l’école ? L’école est le lieu de la transmission. Une société se résume dans sa transmission.

Défense de la sanctuarisation. Policiers dans l’école. Pas la loi du plus fort. Pas la loi qui écrase ou qui secondarise, même volontairement.

 1- Le voile. La première chose à faire, c’est un bilan. Rien n’est plus facile que de connaître, à l’unité près, la situation dans les établissements. Internet et chefs d’établissement. 
 2- Ensuite, il faut donner aux équipes pédagogiques le soutien dont elles ont besoin. Chef d’établissement : " vous les responsables, au lieu de nous donner des principes souples en nous demandant d’être durs sur le terrain, vous devriez adopter l’attitude inverse. Soyez fermes sur les principes et laissez-nous éventuellement être souples sur le terrain. " 
 3- Le règlement plutôt que la loi (citation de Monique Canto-Sperber). Reprise de la circulaire du 20 septembre 1994, éventuellement avec un ajout. J’y indiquais que les signes ostentatoires étaient en eux-mêmes actes de prosélytisme. On peut ajouter que certains d’entre eux contreviennent en eux-mêmes aux principes qui fondent l’école de la République. 
 4- Nous avons besoin d’un code de la laïcité, qui reprenne sous une forme simplifiée et solennelle tous les textes qui fondent l’architecture juridique de la laïcité en France, les grands textes qui ont construit le compromis laïque. Ce sont de grands textes, ils font partie de notre histoire. Je ne suis pas favorable à leur changement, par exemple en ce qui concerne la loi de 1905. Si dans le cadre de cette législation, des adaptations doivent être trouvées, la rédaction de ce code le permettra. 
 5- Votre commission a un rôle majeur à jouer en définissant aujourd’hui le besoin de laïcité, dans le cadre de l’école, comme dans la cité. Permettez-moi, dans les derniers mots de cette introduction de vous dire ce qui est incontournable dans ce besoin de laïcité :

  • A - notre laïcité doit assumer notre histoire et notre identité. Nous sommes ce que nous sommes.
  • B- elle doit être faite de respect pour toutes les personnes et toutes les communautés.
  • C- elle doit être ouverte au spirituel.
  • D- elle doit défendre fermement, dans l’espace public et notamment à l’école, les principes de non-discrimination et de primauté de la loi.
  • E- elle doit être pratique, c’est-à-dire aisément applicable et constituer un soutien efficace pour les praticiens de terrain.
  • F- enfin elle doit montrer clairement quel idéal de vie sociale et personnelle porte, pour toute la République, la laïcité qui la fonde.

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