Magazine Beaux Arts

La beauté du diable ...

Publié le 10 mars 2011 par Rl1948

 

   Cette pause égyptologique que mon blog nous offre opportunément à vous et moi à l'occasion de la semaine du congé de Carnaval belge ne pouvait, vous vous en doutez, constituer à mes yeux un abandon complet. Aussi, avant de vous quitter en vue de ces quelques jours festifs, avais-je programmé pour ce jeudi 10 mars un petit rendez-vous exceptionnel aux fins de vous emmener à Liège, et plus précisément en sa cathédrale 

-03-03-2011--043.jpg

  

dans laquelle, contrastant indubitablement avec la relative sévérité des lignes environnantes, trône une  flamboyante chaire de vérité de quelque dix-sept mètres de haut, conçue dans le parfait esprit néo-gothique du milieu du XIXème siècle, faisant s'élever et tournoyer arcades, arcs-boutants, contreforts et pinacles tous plus ouvragés les uns que les autres.  

   Rassurez-vous, amis lecteurs, je n'ai pas tout à coup cessé d'amender le champ de mes conceptions agnostiques pour me convertir à quoi ou à qui que ce soit, sinon peut-être, au seul chant du Beau à l'état pur, comme déjà en septembre 2009, avec cette Marie due à l'excellence du ciseau de Michel-Ange, si peu connue du grand public et qui émeut toujours autant de sa présence les touristes visitant l'église Notre-Dame de Bruges.

     Après celle de Marie, c'est en fait de la beauté du diable qu'aujourd'hui, au sein de cette rubrique intitulée "RichArt",  j'aimerais vous entretenir.

J'ai trouvé la définition du Beau, — de mon Beau.

Cest quelque chose d'ardent et de triste (...)

Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s'associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie [en] est un des ornements les plus vulgaires ; — tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l'illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait- il un miroir ensorcelé?) un type de Beauté où il n'y ait pas du Malheur. — Appuyé sur, — dautres diraient : obsédé par — ces idées, on conçoit qu'il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan ...

Charles  BAUDELAIRE

Journaux intimes, Fusées, X.

   Ce remarquable ouvrage d'ébénisterie tout en chêne qu'est la chaire de vérité de la cathédrale saint Paul de Liège, symbolisant, selon le cartel qui l'accompagne, le triomphe de la Religion en thèmes et figures émanants des deux testaments, propose la vision, depuis la nef centrale comme le révèle mon cliché ci-dessus, d'imposantes statues de marbre blanc de différents saints  : deux patrons de la ville et deux apôtres, dont Paul, qui donna son nom à la collégiale elle-même, devenue officiellement cathédrale en 1803, après la destruction, par les révolutionnaires liégeois dès 1794, de celle qui occupait l'actuelle place Saint Lambert.

     Mais ce n'est point vers ces personnages-là que nous dirigerons nos pas ce matin, mais plutôt vers celui, qui, tout à l'opposé, apparaît quand d'aventure on prend la peine de contourner le monument  jusqu'au double escalier et d'ainsi aller le débusquer sur son rocher, baigné de la franche lumière du soleil d'une journée de mars pénétrant par une des deux fenêtres ogivales qui lui font face. 

     Quand, voici bien des années, encore jeune étudiant, sur les instances de notre professeur d'Histoire de l'Art qui s'était bien gardé de nous en préciser l'emplacement exact et nous avait simplement cité le nom de son créateur,

-03-03-2011--051.jpg

il me fallut le découvrir, je pense que vous aurez compris que, planté au milieu du vaisseau central, je ne le vis pas d'un premier regard circulaire. Je me dirigeai jusqu'au choeur, cherchai vainement dans ses chapelles latérales avant d'avoir la présence d'esprit de circuler dans le collatéral de droite, derrière la chaire de vérité entièrement sculptée par ce même grand artiste.

     Né dans la région d'Anvers, Guillaume Geefs (1805-1883) eut la chance d'être remarqué par Léopold Ier, duc de Saxe-Cobourg-Gotha devenu roi de la toute jeune Belgique qui en fit son sculpteur attitré. Si nombre de ses oeuvres se retrouvent dans notre pays - je pense, par exemple, au monument élevé à la gloire des Révolutionnaires de 1830 qui furent à l'origine de notre indépendance, sur la petite place des Martyrs, à Bruxelles ; à diverses statues du souverain lui-même dont celle couronnant la Colonne du Congrès, à Bruxelles également ; sans oublier, on le sait peut-être un peu moins, le tombeau de la célèbre cantatrice d'origine espagnole Maria Malibran, au cimetière de Laeken -, deux d'entre elles sont bien connues des Liégeois puisque l'une, en bronze, datant de 1842,  située devant l'Opéra royal de Wallonie place de la République française honore notre grand compositeur André Modeste Grétry dont elle contient le coeur et l'autre, de 1848, que je vous propose de découvrir dans un court instant. 

     Il faut savoir qu'au point de départ, c'est à son propre frère, Joseph Geefs (1808-1885), lui aussi artiste de grand renom, que fut passé commande d'une statue personnifiant Lucifer, le Génie du Mal

   Cette oeuvre mettant en scène un adonis dans la plus pure tradition de l'époque romantique attirée par la beauté de l'ange déchu choqua dès son installation dans la cathédrale en 1843, un peu comme au XVIème siècle, un saint Sébastien nu, oeuvre aujourd'hui perdue du peintre Fra Bartolomeo qui, raconte Vasari à la page 97 du volume 4 de ses Vies des plus illustres peintres, sculpteurs et architectes italiens, obligea les frères à le retirer de l'église après avoir reçu la confession de certaines pénitentes avouant que le talent de l'artiste qui avait donné vie à la beauté lascive du modèle les portait au péché.

   A Liège, la juvénilité du corps de cet éphèbe, trop beau, trop nu aussi peut-être dans cet écrin ailé, surtout de dos, contemplant, songeur, un serpent à ses pieds, déplut au Conseil de fabrique. De sorte que la statue fut elle aussi soustraite aux regards concupiscents des paroissiennes et fut quelque cinq années plus tard remplacée par  une autre, demandée cette fois à Guillaume.

   Actuellement, le marbre de Joseph se trouve exposé dans la salle des sculptures des Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles alors que celui de son frère a bel et bien été conservé dans la cathédrale de Liège.

   L'étonnant, dans toutes ces péripéties, c'est que l'oeuvre de Guillaume Geefs, acceptée sans problème et désormais placée au pied de l'escalier à double volée de la chaire de vérité

-03-03-2011--015.jpg

figure un jeune homme à mes yeux d'une beauté encore plus séduisante que celui qui avait été précédemment refusé.

   Il a gardé les ailes de chauve-souris qui l'encadrent admirablement mettant  notamment en valeur un torse au rendu plus vrai que nature.

-03-03-2011--010.jpg

   Il est resté un éphèbe, mais un éphèbe particulièrement musclé dont la nudité est simplement un peu plus couverte de draperie...

   Les ondulations d'une chevelure que le vent a quelque peu ébouriffée accroissent d'autant le superbe visage tourmenté, crispé, à l'instar de ceux des héros romantiques imprégnés de douleur et de tristesse qui, me semble-t-il, n'aurait en rien dû plaire aux esprits étriqués du temps : car, avec un peu d'imagination, l'on pourrait par exemple trouver une certaine ressemblance avec les boucles que présentent les portraits statufiés d'Antinoüs, le jeune amant de l'empereur romain Hadrien, voire même ceux d'un saint Sébastien, donnant ainsi à l'oeuvre une vague connotation homo-érotique que le clergé ne pouvait que réprouver et combattre ... 

-03-03-2011--014.jpg

   Et pourtant ...

   A la différence de celui de son frère, le Génie du Mal de Guillaume correspondit plus à la symbolique satanique que désiraient les commanditaires grâce, notamment, aux deux petites excroissances cornues émergeant discrètement des cheveux  mi-longs ; grâce aussi au geste de protection que ce beau Lucifer s'autorise en plaçant la main droite au-dessus de sa tête en vue d'échapper à un probable châtiment divin ; grâce également à la présence d'une chaîne qui, de la taille à la cheville droite, l'arrime définitivement au rocher sur lequel il est installé ;

-03-03-2011--036.jpg
 

grâce enfin à des détails comme les ongles crochus de ses orteils, le fruit défendu et le sceptre brisé à ses pieds ...

-03-03-2011--032.jpg

   Si ce sont vraisemblablement ces ajouts particuliers qui ont mieux convenus aux membres de la congrégation religieuse d'alors et lui ont fait préférer cette statue-ci plutôt que l'autre, il n'en demeure pas moins que je reconnais à ce nouvel ange déchu  - pas vraiment diabolique, d'ailleurs - réalisé par Guillaume Geefs bien plus de grâce, de virilité musculairement suggérée, bien plus de volupté, de sensualité mâle affirmée que l'adolescent un peu fluet, presque efféminé, qu'avait sculpté dans le marbre son frère Joseph.

   Mais au-delà de la beauté fulgurante de ces deux oeuvres, indéniable, mon avis quant à la comparaison entre elles n'est et ne doit rester que le reflet d'une sensibilité éminemment personnelle ...


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Rl1948 2931 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte