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Vous avez demandé la police ?

Publié le 15 novembre 2010 par Maitremo
Vous avez demandé la police ?

Non, inutile de me rappeler que personne ici n’a réclamé que j’entreprenne le récit détaillé de ma dernière audience de police. Mussipont m’ayant fait twitteriquement promettre que j’en ferais le sujet de mon prochain billet, je ne saurais me dédire(1) . Vous savez donc à qui vous en prendre, au cas où.

Le premier avantage immédiatement perceptible à présider le Tribunal de police, c’est que l’on est certain que jamais, on ne vous y entretiendra de garde à vue anticonventionnelle, de mépris des Droits de l’Homme par la Cour de cassation, d’illégalité à débit différé ou de quoi que ce soit du même genre. Pour la simple et bonne raison que normalement(2) , aucun des prévenus n’a eu à fréquenter quelque geôle que ce soit.

Le second avantage de l’audience de police est sa variété. Enfin, en principe, car l’utilisation(3) des modes de réponse pénale alternatifs aux poursuites aidant, l’audience se compose finalement souvent, pour l’essentiel, de violences volontaires entre gens qui n’ont pas tapé assez fort pour se retrouver en correctionnelle, tout se perd, y compris le Noble Art ayant entraîné une ITT(4) , faute de quoi c’est la juridiction de proximité qui serait saisie, mais inférieure à huit jours, et de dégradations jugées légères(5) , le tout assaisonné de quelques infractions à regrouper dans la catégorie chasse, pêche, nature (et c’est tout), car depuis l’absorption par ma juridiction de quelques Tribunaux d’instance extérieurs en vertu de la fameuse réforme de la carte judiciaire, mon ressort comprend une bonne part de territoires ruraux.

Autre caractéristique, qui n’est en soi ni un avantage, ni un inconvénient : les audiences du Tribunal de police sont souvent, comment dire, moins solennelles que les correctionnelles. Peut-être parce que beaucoup de prévenus choisissent de se défendre seuls, ou parce qu’il n’y existe aucun(6) dispositif de sécurité humain ou mécanique en heures ouvrables, qu’il ne s’y trouve pas de box prévu pour les rares détenus (pour autre cause, comme on dit chez nous) que l’on y croise, que la disposition générale de la salle prévoit une certaine proximité entre magistrats, prévenus et plaignants(7)

Quoi qu’il en soit, cet état de fait a pour conséquence une attitude générale souvent très spontanée (dans l’énervement comme dans la détente – d’où recadrages assez fréquents), ce qui n’est pas désagréable au fond mais devient un peu usant, surtout en fin d’audience, les parties en présence ayant tendance à recréer l’ambiance du litige initial in vivo (le must du genre : les ex-concubins dont l’un a dégradé la voiture de l’autre lorsqu’il lui a ramené les enfants deux heures après l’horaire prévu avec sa pouffiasse qui l’incite parce qu’elle déteste les gamins de toutes façons et qu’elle n’en a rien à foutre s’ils arrivent en retard au judo et qu’elle veut le forcer à favoriser ses enfants à elle, d’ailleurs ils essayent d’en avoir un ensemble on se demande bien dans quelles conditions il serait élevé avec cette vulgarité qui transpire du moindre pore de l’autre truie, là, et avec quoi parce que pour participer à l’entretien de ses enfants légitimes, il n’a jamais d’argent, et pas plus tard qu’hier en passant dans la rue elle m’a insultée donc forcément je lui ai répondu sur le même ton … Ad lib).(8)

Ces prolégomènes étant consommés (oui, les juristes aiment bien parfois dire de façon compliquée quelque chose d’aussi simple que "après cette petite introduction"), je vais pouvoir vous livrer pas plus tard que maintenant, car je vous sens impatients, le récit de ma dernière audience de police qui, vous avez de la chance, a été un peu plus originale que d’autres (aucun prévenu n’était l’ancien conjoint de "son" plaignant, c’est dire).

14 heures, coup de sonnette, ouverture de l’audience, qui comprend une quinzaine de dossiers, et aïe, mauvaise surprise : si très peu d’avocats sont présents (ce qui en soi ne prouve rien quant au déroulement de l’audience, car ils arrivent souvent en retard ou ont signalé à l’huissier de faire retenir leur dossier avant d’aller surfer sur le Net depuis les locaux contigus de l’Ordre et/ou papoter avec les confrères autour d’un café), la seule qui s’avère absolument incapable de ne pas plaider comme aux Assises, quel que soit le dossier en cause, est au premier rang. Je décide donc d’annoncer à tous que les affaires qui ne seront pas plaidées à 20 heures feront obligatoirement l’objet d’un renvoi, la société privée qui assure la sécurisation du Tribunal durant la nuit ayant installé un détecteur de mouvements susceptible de faire hurler l’alarme une demi-heure plus tard (et chaque déplacement d’extinction d’alarme coûte des sous à l’Etat, évidemment). Je doute que Gilberte Collarde se sente visée par mon entrée en matière, mais avec un peu de chance, elle essayera de plaider moins d’une heure trente.

En définitive, Gilberte ne plaidera qu’un quart d’heure, en déposant un tout petit dossier d’intérêts civils(9) . Nous pouvons ensuite passer au pénal.

Première affaire, deux conjoints copropriétaires de leur véhicule, poursuivis pour excès de vitesse de plus de 50 km/H. Originalité du dossier : les deux photos prises lors du "flash" montrent bien la voiture, un gros 4×4 aux vitres fumées, et sa plaque d’immatriculation, mais le conducteur ne peut pas être identifié, ni même distingué. Les prévenus expliquent qu’ils ne se souviennent absolument pas de l’identité du conducteur au moment des faits, quelques mois auparavant, qu’ils conduisent l’engin alternativement, et le prêtent, à l’occasion, à divers amis. Leur avocate me demande de les déclarer pécuniairement redevables de l’amende que je vais prononcer, sans engager leur responsabilité pénale, conformément à l’article L.121-3 du Code de la route. Le Parquet opine. Ne rendant pas mes décisions sur le siège lors des audiences de police, je mets l’affaire en délibéré et indique que le jugement sera rendu, comme les autres, après la suspension, dans quelques heures.

Le cas suivant, qui concerne un prévenu sans avocat mais est appelé dès maintenant, car mes auxiliaires de justice préférés ont fait retenir leurs dossiers pour quelques minutes encore, relève de mon quota, devenu malheureusement habituel, de prévenus mentalement instables. Un jeune homme schizophrène (diagnostiqué et suivi comme tel depuis longtemps) s’avance à la barre, placide et colossal. A la sortie d’une fête de village, il a aperçu un inconnu occupé à se soulager contre un mur, lui a immédiatement sauté à la gorge, et en une poignée de secondes, l’a roué de coups de pied, de poing, réussissant à lui cogner à deux reprises la tête contre le même mur avant que plusieurs passants ne parviennent à le maîtriser et à lui faire lâcher sa proie. ITT de sept jours pour cette dernière, trauma crânien, hématomes multiples. Sommé de s’expliquer par ses proches, puis par les gendarmes, il a simplement expliqué qu’il trouvait ça dégoûtant, les gens qui pissent sur les murs. Soumis à une expertise psychiatrique sur initiative du Parquet, il a été déclaré responsable de ses actes, sans abolition ni altération de son discernement ou de son contrôle, ce qui m’a un peu étonnée, lors de la préparation du dossier.

Je n’ai pas immédiatement le temps de m’interroger plus avant sur la question de sa responsabilité, car mon collègue parquetier bondit de sa chaise pour soulever mon incompétence, les faits devant être requalifiés en violences volontaires avec ITT supérieure à huit jours, une prolongation d’arrêt de travail de huit jours ayant été délivrée au plaignant, qui en a envoyé une copie jointe au dossier. Le parquetier insiste sur la nécessité de confier au Tribunal correctionnel le soin de juger M. Colosse et de lui infliger toute peine permettant de s’assurer d’un suivi au long cours le concernant, afin de prévenir toute réitération des faits par cet individu qui n’en a manifestement conçu aucun remords.

Ah, la vacherie.(10)

En fait, le Parquet me place à mots (relativement – je vois les quelques avocats présents suivre le débat avec intérêt) couverts devant le choix suivant : retenir ma compétence en estimant qu’un arrêt de travail n’est pas une ITT, et n’avoir à ma disposition que les sanctions dévolues par la loi au Tribunal de police en matière de violences contraventionnelles (A savoir, pour l’essentiel, l’amende, le TIG, la suspension du permis de conduire …) en renonçant en conscience à toute mesure de contrainte sur le prévenu, malgré la gravité de son comportement(11), ou me déclarer incompétente sur le fondement de cet arrêt de travail, bien que cette notion soit tout à fait distincte de celle d’ITT, et permettre, très clairement, que le Parquet requière et que le Tribunal correctionnel puisse prononcer une peine d’emprisonnement avec sursis et mise à l’épreuve; comportant vraisemblablement une obligation de soins, ce sursis pouvant donc être révoqué et l’intéressé emprisonné si le comportement de M. Colosse pendant le délai d’épreuve n’est pas jugé satisfaisant par le JAP.

Le débat fait rage dans ma tête, pendant quelques dizaines de secondes, puis j’annonce que je vais retenir ma compétence, et rester dans le cadre de la loi et de la prévention choisie par le Ministère public. Passons donc au fond du dossier.

Je comprends mieux, maintenant que je l’ai devant moi, immense, tranquille, courtois mais droit dans ses bottes quant aux faits, pourquoi M. Colosse a été jugé pleinement responsable par le psychiatre : il m’explique très posément qu’il a bien réfléchi depuis tout ce temps aux violences qu’on lui reproche, et il a beau tourner tout ça dans sa tête, il est persuadé d’avoir fait ce qu’il fallait, car ces gens qui pissent contre les murs, c’est dégoûtant. Oui, il sait que c’est interdit, qu’il aurait pu grièvement blesser l’urineur indélicat, il n’avait aucun doute quant aux problèmes judiciaires que cela allait entraîner pour lui, mais voilà, les gens qui pissent partout, ça le met hors de lui, et c’est bien fait pour l’autre, au moins, il ne recommencera pas de sitôt. A part ça, il prend son traitement, il travaille, il a une petite amie, pas de casier judiciaire, tout va bien pour lui.

Pas de constitution de partie civile dans ce dossier, ce qui me surprend un peu. Encore déçu de mon rejet de sa suggestion procédurale, le Parquet requiert, non sans une certaine amertume, une peine d’amende à hauteur de 1200 euros contre M. Colosse.

Je sais bien qu’en termes de progression dramatique de mon récit, je ne devrais pas évoquer ici le dossier-phare de mon audience, celui auprès duquel tous les autres paraîtront fades, celui qui tient Mussipont en haleine depuis plusieurs semaines, celui pour lequel le grand Eolas lui-même m’avait soufflé de retenir une qualification criminelle(12) . Je devrais renvoyer ce dossier en fin de billet, afin de ménager le suspense insoutenable dont je suis bien certaine qu’il vous tord actuellement les tripes. Mais, ma fidélité au déroulement chronologique de l’audience aidant, je place ici, avec majuscules qui, je crois, s’imposent, l’Affaire du Seau.

J’appelle ce dossier majeur, qui m’a rappelé, en l’étudiant, que les mesures alternatives aux poursuites sont tout de même une belle invention(13) , et vois arriver du fond de la salle le John Wayne d’un petit village de 300 habitants, septuagénaire souriant et buriné par la vie dans les brûlantes étendues de l’Arizona au grand air. Il est prévenu, ainsi que je l’indique, d’avoir commis sur la personne de son voisin des violences volontaires ayant entraîné une ITT d’un jour.

(Tiens, une légère pique me vient à l’esprit. Oups, avant que je ne puisse la retenir, elle est sortie toute seule.)

"Monsieur le procureur, avant que nous n’examinions le fond de cette procédure, pensez-vous, eu égard à la gravité intrinsèque des faits et à la qualification de violences volontaires avec arme susceptible d’être retenue, que le Tribunal de police doive se déclarer incompétent au profit de la juridiction correctionnelle ?…"

L’avocate du prévenu pouffe, le cow-boy retraité lève un sourcil, mais mon collègue, après une seconde de flottement ayant laissé apparaître un léger ricanement, me répond, sérieux comme un pape, que la qualification contraventionnelle initialement retenue lui paraît être la mieux adaptée aux faits poursuivis, dont je retrace ensuite les principaux éléments en ne mentionnant que les "faits constants" (c’est à dire non contestés). La version du prévenu étant néanmoins plus rigolote (et à peine moins objective, à mon avis), je le laisse vous la narrer.

Clint Eastwood, qui possède un potager de l’autre côté de la voie ferrée au bord de laquelle il habite, s’achemine tranquillement vers le passage à niveau qui lui permet de s’y rendre, lorsqu’il aperçoit soudain, poussant une brouette en sens inverse, son voisin et ennemi juré, un fourbe sexagénaire qui freine et le traite, sans autre forme d’entrée en matière, de "tête de con", avant de proférer un "Tu m’as cherché, tu vas me trouver !" lourd de menaces, les doigts crispés, à défaut de colts, sur les poignées de la brouette.

(Je commence à entendre, en fond sonore, le célèbre air du triel de "Le bon, la brute et le truand", pas vous ?)

Clint, qui ne va quand même pas se laisser marcher sur les santiags par un jeunot, réplique sobrement d’un "Connard !" bien senti. Un coyote hurle dans le lointain.

Lee Van Cleef, ni une ni deux, fonce alors à tombeau ouvert sur l’étroit passage à niveau en direction de Clint Eastwood, dans le but manifeste de l’écraser au moyen de la brouette. Mais Clint, qui en a vu d’autres, parvient simultanément à éviter l’engin de mort, à se retourner dans les airs(14) et à flanquer sur la fesse de l’agresseur un coup de pot de fleurs en plastique orange, que l’adversaire, fourbe décidément et menteur par surcroît, n’hésitera pas à décrire aux gendarmes comme "un seau noir avec une anse".

Lee Van Cleef est défait, Clint rentre chez lui d’une démarche assurée malgré l’émotion due à l’attentat auquel il vient d’échapper, et apprendra le lendemain que l’odieux voisin s’est précipité chez le médecin, lequel lui a délivré un certificat faisant état de "trace de ecchymose/excoriation sur la face externe de la cuisse gauche" justifiant un jour d’ITT, puis chez les gendarmes.

Interrogé sur ce qu’il pense de son comportement, avec le recul, M. Eastwood me répond avec un grand sourire :"Je n’allais quand même pas me laisser faire alors qu’il essayait de m’avoir avec sa brouette !". Il précise, au cas où un doute subsisterait, que "de toutes façons, on ne s’apprécie pas, Lee et moi."(15)

Non sans sévérité, le Procureur requiert à l’encontre de notre monsieur-vacher une amende de 100 euros avec sursis. L’avocate du prévenu m’achève en m’indiquant que je reverrai les deux ennemis jurés lors de mon audience civile du lendemain matin, les problèmes de voisinage offrant de multiples débouchés judiciaires.

Affaire suivante, une infraction assez rarement poursuivie : la destruction sans nécessité d’animal domestique. Un père de famille divorcé, qui recevait ses enfants pour le week-end, a subitement décidé de vérifier si le chat de sa fille parviendrait, conformément à la légende, à retomber sur ses pattes après une chute de quatre étages. Le mis en cause a initialement nié les faits, soutenu d’ailleurs par son adolescente de fille. Mais la vérité sortant de la bouche des enfants, son fils de huit ans, qui a assisté au dernier envol du félin, a déclaré à sa mère, puis aux gendarmes, que l’animal n’avait pas de son propre chef souhaité se soumettre à l’expérience, ce qui expliquait que les voisins aient entendu la jeune fille hurler à la fenêtre : "Papa a tué mon chat ! Pourquoi tu l’as tué ? Je ne veux plus jamais venir te voir !".

Devant moi, le tueur présumé innocent reconnaît les faits par monosyllabes, me précisant tout de même qu’il ne sait pas trop pourquoi il a occis la petite bête, car "il était pourtant pas trop pénible, ce chat …". Le Parquet requiert une amende de 300 euros. Son avocat plaide, en substance, que "l’a pas fait exprès, l’est alcoolique".

On appelle ensuite un dossier d’infraction à la législation sur les transports. Le chef de l’entreprise de transports routiers concernée est poursuivi pour 56 contraventions (14 de quatrième classe, 42 de cinquième classe), le contrôle de ses employés chauffeurs poids lourds par l’inspection du travail ayant révélé de nombreux dépassements d’horaires. Examinons donc ces 56 infractions en détail.

Non, je plaisante, c’est déjà suffisamment pénible à juger sans aller barber les autres. Le prévenu n’a jamais contesté les faits, a depuis le contrôle mis en place de nombreuses procédures permettant d’éviter leur réitération et assuré la formation de ses chauffeurs. Le Parquet requiert 42 amendes de 200 euros et 14 de 100 euros.

Une anecdote néanmoins : le logiciel pénal du Tribunal de police, mystérieusement dénommé MINOS, refuse de reconnaître le code(16) des 14 contraventions de quatrième classe, qui est le même que celui des 42 autres, bien que la qualification développée de ces infractions soit différente. Ma greffière a donc dû retaper manuellement ces 14 qualifications pour établir ses notes d’audience ainsi que le jugement à venir. Je précise, à toutes fins utiles, que MINOS est évidemment supposé nous faire gagner du temps lors du traitement des procédures.

Un avocat extérieur, venu plaider pour une partie civile qui s’est fait agresser en boîte de nuit à coups de verre, soulève l’incompétence de ma juridiction, eu égard à l’utilisation d’une arme par destination, certificat médical prescrivant en outre une ITT complémentaire de 15 jours à l’appui. Son client, qui avait eu l’élégance d’aller aborder une jeune fille dansant dans une cage en lui suggérant qu’il pouvait fournir une laisse à une chienne comme elle, n’avait pas remarqué que le petit ami de l’intéressée se trouvait à portée d’oreille. Dix secondes après sa phrase malheureuse, il était au sol, l’amoureux jaloux lui rectifiant le portrait au moyen du verre qui laissera suffisamment de traces  et coupures circulaires autour de son oeil pour nécessiter une soixantaine de points de suture. Le Parquet acquiesce à l’exception d’incompétence.

Les dossiers pourvus d’avocat sont épuisés.

L’affaire suivante envoie à la barre un chasseur sachant manifestement chasser, mais pas trop compter : titulaire d’un quota de deux sangliers pour le plan de chasse qu’il détient, il en a tué trois et blessé un quatrième sous le nez des agents de l’Office national de la chasse. Il ne voit pas ce qu’on lui reproche, puisqu’il était sur son plan de chasse. Egalement poursuivi pour avoir négligé de porter un gilet de sécurité fluorescent, il conteste cette infraction au motif qu’il portait bien le gilet "sous [ses] vêtements de dessus". L’agent contrôleur de l’Office est venu à l’audience expliquer les circonstances dans lesquelles les faits ont été constatés, ce qui suscite la colère du chasseur, que je dois recadrer. Le Ministère public requiert à son encontre la confiscation de son arme (d’une valeur de 4000 euros, tout de même), une suspension du permis de chasse d’un an et une amende de 30 euros pour le non-port du gilet. Le chasseur manque s’évanouir, et me dit de faire ce que je voudrai du permis et de le condamner à autant d’amendes que possible, mais de ne pas lui prendre sa carabine.

Une jeune femme se présente ensuite devant moi, un très jeune enfant pendu à son cou, pour se porter partie civile contre ses voisins, poursuivis pour tapage nocturne et néanmoins absents aujourd’hui. Au cours d’une même nuit, ils se sont disputés à trois reprises, ce qui a empêché ses deux filles aînées de dormir. Elle sollicite donc 1500 euros de dommages et intérêts. Les réquisitions s’élèveront à 150 euros d’amende à l’encontre de chacun des prévenus.

Le prévenu suivant est videur dans (ou plutôt, à l’extérieur d’) un établissement de nuit. Un soir qu’il officiait à l’entrée, un jeune couple est passé devant lui, dont l’élément masculin, probablement un peu éméché (du moins le supposé-je, au vu du gabarit du prévenu, qu’aucune personne sensée n’irait provoquer gratuitement), lui a proposé à deux reprises de venir vérifier le taux d’inflation(17) au niveau de son slip. D’abord incrédule, le monumental videur a vu rouge sang, et malgré les supplications de la jeune femme, a administré devant témoins une magistrale gifle au candidat à la gâterie. J’ai au dossier la photo du plaignant, dont l’oeil s’orne au moment de la prise d’un superbe cocard en technicolor, qui s’étend de l’arcade sourcilière à la partie inférieure de la pommette. Les témoins sont formels sur la nature et l’unicité du coup porté, ce qui me rappelle que j’avais obtenu le même genre de résultat en collant une seule claque, mais de très bon coeur, à ma petite soeur alors âgée de sept ans. Le prévenu est bien désolé de se retrouver là, affirme que ça lui servira de leçon s’il doit une prochaine fois s’emporter, dit avoir peur de ne pouvoir conserver son emploi avec une condamnation portée à son casier. Le Parquet requiert une amende de 350 euros et une dispense d’inscription de la condamnation au bulletin n°2 du casier.

Deux affaires de violences volontaires avec ITT inférieure à huit jours s’enchaînent ensuite, dont les faits générateurs obéissent à deux protocoles extrêmement classiques : deux conducteurs s’empoignent sur le bas-côté après que l’un a jugé que l’autre conduisait mal, et l’a donc doublé pour piler juste devant lui, avant que l’autre ne le redouble et ne fasse pareil ; l’ex-petite amie et la nouvelle élue d’un Don Juan au petit pied (qui a depuis les faits quitté sans ménagement cette dernière) se croisent dans la rue, commencent par se traiter de divers noms faisant pour l’essentiel allusion, d’une part, aux activités professionnelles et horizontales supposées de chacune de leurs mères et, d’autre part, aux qualités et prestations qu’elles ont l’habitude de mettre en oeuvre en vue de séduire la gent masculine. Seule originalité du second dossier : après un premier échange de gifles et autres capillotractions, elles se sont toutes deux, mais séparément, précipitées au commissariat le plus proche où, se croisant inopinément dans le hall d’accueil, elles se sont lancées dans un second round sous le regard médusé des policiers. Les quatre prévenus reconnaissent tous les faits, en précisant immanquablement que c’est l’autre qui a commencé et que d’accord, les règles de vie en société voudraient que chacun évite de cogner sur son prochain sauf, comme en l’occurrence, lorsque ledit prochain est vraiment trop con/une pouffiasse. Amendes requises à l’encontre de chaque belligérant, entre 250 et 450 euros.

Les dossiers de violences se suivent et ne se ressemblent finalement pas trop aujourd’hui : un jeune homme comparaît ensuite pour, selon ses termes, s’être "un peu mal comporté avec une ancienne copine" ou, selon ceux du Ministère public, avoir causé à l’infortunée jeune femme une ITT de sept jours en la frappant à coups de poing et de pied et en la traînant par terre par les cheveux, non sans défoncer en outre la portière de sa voiture à coups de pied (ces derniers faits étant poursuivis sous la qualification de "dégradations n’ayant entraîné qu’un dommage léger"). Le prévenu précise benoîtement qu’il ne se serait pas énervé ainsi, surtout devant la mère de son ex, qu’il respecte énormément, si la jeune femme n’avait pas eu le toupet de recevoir, devant lui, un SMS de son nouveau petit ami et de refuser de le laisser le lire. De toutes façons, la plaignante ne lui en veut pas, c’est sûr, la preuve : elle n’est même pas là aujourd’hui pour "parler contre lui". Le Procureur lui fait part de tout le bien qu’il pense de son comportement et requiert deux amendes de 750 et 200 euros. Le prévenu, qui a la parole en dernier, répond tranquillement que nous n’avons aucun souci à nous faire à son propos, qu’il n’aura désormais avec la jeune femme et son entourage que de bonnes relations. Sauf "avec l’autre connard de son nouveau mec, là". Recadrage quant au langage employé, bien sûr, et mise en délibéré.

Le prévenu suivant est absent, mais la plaignante mineure et son représentant légal avancent à la barre. Fait atypique : ils sont respectivement la soeur et le père du mis en cause. Ils déclarent vivre au quotidien un calvaire avec le Tanguy, version toxicomane, qu’est devenu le (plus si) jeune homme, qui frappe régulièrement tout membre de sa famille qui ose lui refuser de l’argent, un café ou la télécommande. Il a récemment brisé trois côtes à sa mère, qui n’a pas voulu déposer plainte contre son enfant. Ils ne demandent bien sûr aucuns dommages et intérêts, l’intéressé étant insolvable, mais souhaitent que "la Justice lui interdise l’accès de la maison et l’envoie se soigner ailleurs". Avec ménagement, mon collègue parquetier et moi essayons de leur faire comprendre que l’arsenal des peines dont nous disposons ne nous permet pas d’ordonner à Tanguy de suivre des soins, ni de prononcer une interdiction de séjour ou de fréquenter les membres de sa famille, ce que le Tribunal correctionnel aurait, lui, le pouvoir de faire. La jeune fille est interloquée : "En fait, vous me dites juste que vous ne pouvez rien faire parce qu’il ne m’a pas cognée assez fort, c’est ça ?!". Hum, oui, en gros, c’est ça. Le Parquet aurait souhaité requérir une peine de travail d’intérêt général à l’encontre de Tanguy, mais ne le peut pas en son absence, puisqu’une telle peine supposerait l’accord du condamné. Il réclame donc le prononcé d’une amende, dont le père du prévenu nous indique que si je le prononce, il devra nécessairement en acquitter le montant à la place de sa terreur de fils. Compliqué.

Après les poules qui s’étaient pris le bec au commissariat, voici venir les coqs : l’amant délaissé d’une dame lui ayant finalement préféré son voisin affirme que celui-ci, se promenant un jour d’audace dans leur rue commune au bras de la dulcinée, se serait sans crier gare jeté sur lui à coups de pied(18) et lui aurait endolori jambes, abdomen et fessier, au prétexte que sa voiture aurait été mal garée. Le certificat médical mentionne une légère rougeur des deux fesses, et un jour d’ITT. La dame concernée, seul témoin des faits, affirme pour sa part que si des insultes ont fusé "comme toujours dès que les deux se croisent", aucun coup n’a été porté. Le plaignant se constitue partie civile et demande 8000 euros pour son préjudice moral. Le Parquet requiert la relaxe du prévenu.

Avant-dernier dossier (et il n’est que temps car, délibéré compris, nous devrions échapper de justesse au déclenchement du système de sécurité), dégradations volontaires. Un soir de déprime et de beuverie, Zizou a erré de bar en bar jusqu’à ce que les tenanciers refusent de le servir, a poursuivi son chemin toute la nuit durant, et finalement brisé deux vitrines sans savoir pourquoi, parce qu’il a "l’alcool triste". Il se souvient très bien d’avoir eu l’idée de casser ces devantures, d’être passé à l’acte, puis de l’avoir regretté, mais n’a pas d’autre explication que sa tristesse du moment. Les réquisitions s’élèvent à 250 euros d’amende, mais les deux boutiques, qui se constituent partie civile, présentent à Zizou une note globale supérieure à 3000 euros. Il soupire, hausse les épaules, et clôt les débats d’un "J’avais qu’à pas faire l’imbécile. Je paierai.".

La dernière affaire voit arriver à la barre Charles, un jeune pâtissier/justicier placide qui a roué de coups de poing son meilleur ami, avant de l’expédier violemment contre un mur au pied duquel il l’a laissé s’évanouir. Les faits sont parfaitement reconnus et expliqués par Charles, dès le stade de l’enquête : "Jonathan et moi, on est super potes depuis des années, mais il a abusé de ma confiance en couchant avec ma soeur Loana alors qu’elle a 14 ans. C’est dégueulasse, il le sait très bien qu’elle est trop jeune pour faire des saloperies avec, je l’ai averti au moins cent fois de ne pas la toucher, mais il l’a fait quand même, donc je l’ai défoncé. Il le méritait car elle n’est pas majeure sexuellement, je me suis donc autorisé à lui mettre quelques droites. Pour moi c’est normal. Je reconnais l’infraction, mais pour lui il y a abus de confiance et il a profité de ma soeur qui n’était pas majeure sexuellement, et ça aussi c’est des infractions, et vous le savez.". Ainsi que je le lui explique, je n’admets pas que l’on se pose en redresseur de torts, ni d’ailleurs que l’on énonce au soutien de ses comportements répréhensibles des âneries juridiques, le fait de coucher avec la soeur de son meilleur ami ne constituant ni le délit d’abus de confiance, ni nécessairement celui d’atteintes sexuelles sur mineure (et en l’occurrence Jonathan, étant âgé de 17 ans, peut parfaitement faire ce qui lui chante avec Loana). Tranquille comme Baptiste, Charles me réplique doucement mais avec entêtement : "Je vois bien que vous ne comprenez pas ce que je veux dire, Madame le juge. Mais c’est pas grave, j’ai ma conscience pour moi. Et si je le revois tourner autour de Loana, je le tabasserai jusqu’à ce qu’il arrête. Ou qu’elle soit en âge de décider." Quelque chose me dit que dans l’esprit de son frère aîné, Loana n’atteindra pas la majorité sexuelle à 15 ans, ni même forcément à 18 …

Le rôle étant épuisé, je me retire pour délibérer. Une demi-heure plus tard, je rends mes décisions en présence des quelques prévenus et victimes qui  ont eu la patience d’attendre malgré l’heure tardive, en indiquant aux personnes condamnées au paiement d’une amende qu’elles bénéficieront d’une réduction légale de 20 % sur son montant en le réglant dans un délai de trente jours(19) avant de lever l’audience. Mon parquetier se tourne alors vers moi et soupire : "Pfff, cette histoire de seau, là … Faudra que je pense à dire à Alex de mieux ouvrir les oreilles lors de ses prochaines perm, parce qu’un rappel à la loi, des fois, ça suffit …"

J’ai intentionnellement omis d’indiquer quelles avaient été mes décisions dans les cas évoqués ci-dessus, afin, si cela vous intéresse, que vous puissiez me dire ce que vous auriez prononcé, si vous aviez été juge ce jour-là. Si le coeur vous en dit, soyez donc le juge !

PS : Si vous avez trouvé ce récit monotone ou ennuyeux, n’oubliez pas de vous en prendre à Mussipont.Recent Posts:

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  1. Surtout maintenant qu’il m’aide à résoudre mes problèmes de cuves sur lit à massif de zéolite. Vous n’avez rien compris ? Moi pas beaucoup plus.
  2. Sauf cas de requalification de faits ayant initialement justifié un placement en garde à vue – rare, quand même.
  3. Très, mais vraiment très modeste par mon Parquet à moi – on ne sait jamais, au cas où l’un d’entre eux me lirait, une petite allusion subtile n’est jamais perdue …
  4. Incapacité totale de travail.
  5. Notion qui, soit dit en passant, me posait de considérables difficultés de qualification lorsque j’officiais au Parquet. Une vitre brisée, en soi, ça ne paraît pas trop grave ni trop cher à réparer, mais dès qu’elle se transforme en baie vitrée ou en vitrine, ça chiffre vite … Un rétroviseur arraché, c’est bien empoisonnant aussi … Enfin, bref, je m’en fiche, je suis désormais juge, je fais ce que je veux, et j’applique même la CESDH à toutes les gardes à vue qui me passent entre les mains si j’en ai envie.
  6. J’ai bien dit aucun : pas de gardes, fonctionnaires ou privés, pas de portique, pas de contrôle, rien, quoi – du moins dans mon Tribunal, depuis toujours, et dans beaucoup d’autres sous peu, la Chancellerie ayant apparemment décidé que les juridictions n’accueillaient pas de public suffisamment sensible pour qu’on y risque quoi que ce soit, ou que les moyens dont elle dispose étaient insuffisants à assurer la sécurité des personnels judiciaires, bref, ça revient au même.
  7. Ce qui est normal, s’agissant d’une salle majoritairement destinée au contentieux civil de l’instance, avec procédure orale et sans avocat obligatoire, et de vraies gens qui viennent en personne expliquer leurs problèmes et entasser leurs pièces sur notre bureau – il faudra que je trouve moyen de vous raconter ça, un jour …
  8. Encore qu’à bien y réfléchir, le must du must en la matière se rencontre lors des audiences pénales de la juridiction de proximité, à qui la loi ne reconnaît pas compétence pour juger des injures et diffamations non publiques, le juge de police étant supposé être seul capable de prendre une décision sensée face à deux ex-conjoints dont l’un a traité l’autre de salope parce que c’en est une, et l’autre lui a réciproquement donné du "connard" parce que c’en est vraiment un de traiter leur mère comme une moins que rien devant les enfants et sous le regard moqueur de sa grognasse qui … Bon, je ne reprends pas pas plus avant, vous avez compris – surtout que j’ai l’impression de rédiger davantage de notes de bas de page que de texte proprement dit, mince, ça a l’air contagieux, ce truc.
  9. Précision technique : l’affaire dans le cadre de laquelle Gilberte défendait le plaignant a donc déjà été jugée au pénal, un renvoi lui ayant été accordé sur intérêts civils afin qu’elle mette son dossier en état.
  10. Quoi ? On n’a plus le droit d’être inélégant dans sa tête ?
  11. L’éventualité d’une récidive et l’écho de la célèbre phrase "Le juge va devoir payer" effleurent brièvement mon esprit, je l’admets.
  12. Si, si.
  13. Quoi qu’en disent par ailleurs certains avocats ronchons.
  14. Ce n’est pas un retraité, en fait, c’est un ninja – changement de bande-son dans ma tête, Kill Bill remplace Ennio Morricone.
  15. Il est possible qu’il ait en fait dit "lui et moi". Je n’en suis pas sûre.
  16. NATINF, qui correspond à la nomenclature de toutes les infractions prévues en droit français – enfin, en principe …
  17. Pour reprendre un concept popularisé par notre ex-ex-Garde des Sceaux.
  18. Les images de la célèbre bagarre entre Hugh Grant et Colin Firth dans "Bridget Jones" me traversent fugacement l’esprit.
  19. Cet avertissement rompt quelque peu la solennité de la condamnation, mais on est obligé de l’énoncer, c’est la loi.

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