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Témoignage à lire ou relire : Retour de Tchernobyl de Jean-Pierre Dupuy

Publié le 15 mars 2011 par Ttdo

Scientifique de haut niveau devenu Philosophe, ayant consacré une grande partie de son oeuvre à “Penser la catastrophe”, Jean-Pierre Dupuy est parti en mission en 2006 sur le site de Tchernobyl, vingt ans après la catastrophe. Il en ramené un témoignage saisissant par l’émotion qu’il dégage et la reflexion qu’il contient. Je ne saurai trop en recommander la lecture.

La seconde partie du livre est constituée d’une communication à l’université d’été francophone de Tchernobyl, donnée à l’Université Taras Chevtchenko de Kiev le 26 août 2005. Ce texte est un résumé de son livre, paru en 2002, Pour un catastrophisme éclairé. Deux courts extraits.

” Notre civilisation est aujourd’hui en crise. Crise d’une humanité qui est en train de naître à elle-même au moment même ou elle comprend que sa survie est en jeu. Le mode de développement scientifique, technique, économique et politique du monde moderne souffre d’une contradiction rédhibitoire. Il se veut, il se pense comme universel, il ne conçoit même pas qu’il pourrait ne pas l’être. L’histoire de l’humanité, va-t-il même jusqu’à croire dans ses délires les plus autistiques, ne pouvait pas ne pas mener jusqu’à lui. Il constitue la fin de l’histoire, une fin qui rachète en quelque sorte tous les tâtonnements qui l’ont péniblement précédée et par là même leur donne sens. Et pourtant il sait désormais que son universalisation, tant dans l’espace (égalité entre les peuples) que dans le temps (durabilité ou «soutenabilité» du développement), se heurte à des obstacles internes et externes inévitables, ne serait-ce que parce que l’atmosphère de notre globe ne le supporterait pas. Des lors, il faut que la modernité choisisse ce qui lui est le plus essentiel : son exigence éthique d’égalité, qui débouche sur des principes d’universalisation, ou bien le mode de développement qu’elle s’est donné. Ou bien le monde actuellement développé s’isole, ce qui voudra dire de plus en plus qu’il se protège par des boucliers de toutes sortes contre des agressions que le ressentiment des laissés-pour-compte concevra chaque fois plus cruelles et plus abominables; ou bien s’invente un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité.

(…)

Il est aujourd’hui généralement admis que la complexité des systèmes, et singulièrement des écosystèmes, les dote d’une extraordinaire stabilité et d’une non moins remarquable robustesse.Ils peuvent faire face à toutes sortes d’agressions et trouver les moyens de s’adapter pour maintenir leur stabilité. Cela ne vaut que jusqu’à un certain point cependant. Au-delà de certains seuils critiques, ils basculent brusquement dans autre chose, à l’Instar des changements de phase de la matière, s’effondrant complètement ou bien formant d’autres types de systèmes qui peuvent avoir des propriétés fortement indésirables pour l’homme. En mathématiques, on nomme de telles discontinuités… des catastrophes. Cette disparition brutale de la robustesse donne aux écosystèmes une particularité qu’aucun Ingénieur ne pourrait transposer dans un système artificiel sans être renvoyé immédiatement de son poste: les signaux, d’alarme ne s’allument que lorsqu’il est trop tard. Tant que l’on est loin des points de basculement (tipping points), on peut se permettre de taquiner les écosystèmes en toute impunité. Une démarche en termes de risques, un calcul coûts-avant âges sur les conséquences, apparaît alors inutile, ou conclu d’avance, puisque sur le plateau de la balance où figurent les coûts, il n’y a semble-t-il rien à mettre. C’est ainsi que l’humanité a pu pendant des siècles se soucier comme de l’an quarante de l’impact de son mode de développement sur l’environnement. Si l’on se rapproche des points de basculement, le calcul des risques et des conséquences devient dérisoire. La seule chose qui compte est en effet alors de ne surtout pas les franchir. Or nous ne savons que peu de choses concernant ces tipping points. On n’apprend en général à les connaître que lorsqu’il est trop tard. Inutiles ou dérisoires, on voit que pour des raisons qui tiennent aux propriétés objectives et structurelles des écosystèmes, l’anticipation et le calcul des conséquences ne nous sont d’aucun secours.”

  • Retour de Tchenobyl, journal d’un homme en colère, Seuil, 2006 (9 €)
  • Pour un catastrophisme éclairé, Point/Seuil, 2002 (8 €)

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