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Stéphane Hessel, Indignez-vous !

Par Eric Bonnargent
Littérature et respectabilité.Éric Bonnargent

À André-Jean Nestor.

Stéphane Hessel, Indignez-vous !

Franz Xaver Messerschmidt, Le Nigaud

Stéphane Hessel est un homme respectable. Ancien de la Résistance, déporté et plusieurs fois évadé, Stéphane Hessel, aujourd’hui âgé de 93 ans, a ensuite fait carrière dans la diplomatie, notamment à l’ONU où il travailla à la rédaction de La Déclaration universelle des droits de l’homme. Toujours bien costumé et bien cravaté, il suffit de le voir sourire béatement et de l’entendre s’adresser avec une politesse au charme suranné à ses interlocuteurs pour éprouver envers lui de la sympathie. Quand on le contredit, Stéphane Hessel répond avec une telle douceur que ses contradicteurs en sont désarmés. Comment se montrer agressif et même insistant avec un homme si délicat ? Stéphane Hessel est un homme bien.Tout cela me semblait suspect et m’a détourné de nombreux mois de la lecture d’Indignez-vous ! que les médias et une grande partie de la population considèrent comme un pamphlet salutaire. À ce jour, 1 500 000 exemplaires ont été vendus et Stéphane Hessel vient de publier un nouvel opuscule sous formes d’entretiens : Engagez-vous ! Tant d’impératifs moraux, tant de lecteurs… j’ai cédé mes trois euros en oubliant momentanément que le brave homme rivalise dans les palmarès avec Le Guide Michelin et Harlan Coben alors que les Éditions Quidam se trouvent en difficulté financière parce qu’elles ont osé publier un chef-d’œuvre coûteux, le livre-boîte de Brian Stanley Johnson, Les Malchanceux, qui, bien évidemment, lui, ne s’est pas vendu.Qu’ai-je trouvé dans Indignez-vous ! ? Rien. Absolument rien. Tout d’abord, cet ouvrage n’est pas un livre, mais un fascicule d’une trentaine de pages agrafées entre elles. Ensuite, si l’on ôte les pages de garde, les notes et la postface biographique, il ne reste que quatorze pages qui n’ont entre elles aucune unité, les différents paragraphes n’ayant la plupart du temps aucun lien entre eux.Stéphane Hessel présente son projet en rappelant son âge, comme si celui-ci pouvait lui donner une légitimité. Si c’était le cas, il faudrait que les auteurs d’une quarantaine ou d’une cinquantaine d’années s’excusent d’écrire à un âge aussi indécent…Il commence par un triste constat : les grands principes du Conseil de la Résistance et du Gouvernement provisoire de la République sont aujourd’hui remis en cause et la démocratie est donc en danger. Soit. Stéphane Hessel l’affirme sans se livrer à la moindre analyse, sans même envisager l’absurdité qu’il y a à comparer deux époques aussi éloignées dans le temps. L’affirmation est fédératrice : les sympathisants de gauche et les réactionnaires à la petite semaine qui estiment que « c’était mieux avant » applaudissent. À vrai dire, une raison à cette décadence est invoquée dans l’article suivant : la situation est catastrophique à cause de « l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie ». À l’Ouest rien de nouveau et l’indignation molle que ce type d’affirmation suscite me rappelle celle que l’on peut éprouver lorsque l’on écoute Isabelle Giordano sur France Inter : la finance, c’est mal. Comme les O.G.M. Comme les pesticides. Comme l’industrie pharmaceutique. Comme le cancer. À l’absence d’analyse correspond une absence de réponse : il n’y a qu’une chose à faire : s’indigner ! Mais s’indigner comment ? En votant pour Marine Le Pen ? En votant pour Jean-Luc Mélenchon ? L’indignation à laquelle invite Stéphane Hessel est dangereuse parce qu’elle n’est pas argumentée. Les populismes de droite et de gauche n’ont pas d’autres leitmotivs : eux aussi en appellent à l’indignation.Sans percevoir la contradiction qu’il y a à dénigrer le présent à partir du passé, Stéphane Hessel justifie son optimisme par son admiration pour Hegel dont il résume la pensée de manière simpliste en écrivant : « L’histoire des sociétés progresse, et au bout, l’homme ayant atteint sa liberté complète, nous avons l’État démocratique dans sa forme idéale. » Je ne sais pas si Stéphane Hessel tente ensuite d’argumenter ou s’il écrit par associations d’idées, mais il prend comme contre-exemple à son optimisme, le cas de Walter Benjamin dont le suicide en 1940 à l’âge de 48 ans prouverait qu’il ne vaut mieux pas être trop pessimiste si l’on veut vivre longtemps… Sans que l’on sache pourquoi, Stéphane Hessel dénonce ensuite l’écart sans cesse grandissant entre les plus pauvres et les plus riches et fait une apologie des Droits de l’homme. Là encore, ce sont des affirmations tièdement humanistes auxquelles il n’y a rien à redire puisqu’il n’y a aucune argumentation.[1] Sans transition, Stéphane Hessel consacre ensuite quelques lignes au problème palestinien. Si, jusqu’alors, le propos était gentiment naïf, notre Petit Prince de 93 ans sombre alors dans le ridicule. Les positions de l’État israélien vis-à-vis de la Palestine sont évidemment critiquables, mais le sujet est trop sérieux pour se contenter de lieux communs et d’affirmations bisounoursiennes. Israël est un méchant État, nous fait comprendre Stéphane Hessel, un État fasciste :« Que les Juifs puissent perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c’est insupportable. »Le raccourci et la généralisation sont inquiétants, mais Stéphane Hessel va plus loin dans la caricature puisqu’il affirme que le Hamas « n’a pas pu éviter que des rockets soient envoyées sur les villes israéliennes en réponse à la situation d’isolement et de blocus dans laquelle se trouvent les Gazaouis. » Il faudrait plaindre les dirigeants du Hamas dont la politique serait, selon Stéphane Hessel, desservie par le terrorisme, d’ailleurs étrangement réduit aux tirs de rockets sur Israël et qui, grâce à cette réduction, est défini comme « une forme d’exaspération. » Les responsables de ces tirs ne sont donc que de pauvres Gazaouis exaspérés… L’exaspération rend « naturelle » l’utilisation de lance-roquettes. Ma voisine m’exaspère, je vais lui donner mon exemplaire d’Indignez-vous ! qu’elle sache à quoi s’attendre… Stéphane Hessel n’écrit pas que la violence est acceptable, mais qu’elle est compréhensible et conclut avec une formule qui, à défaut d’avoir du sens, est bien élégante : « Il ne faudrait pas ex-aspérer, il faudrait es-pérer. »Amen. Ne nous inquiétons pas pour autant : Stéphane Hessel comprend les rockets incontrôlées du Hamas, mais, dans l’article suivant, il prône soudainement la non-violence. Amis Palestiniens, indignez-vous, mais suivez plutôt l’exemple « d’un Mandela, d’un Martin Luther King » (mais où est passé Gandhi ?) car « la violence tourne le dos à l’espoir »… Face à tant de mièvrerie, de deux choses l’une : ou bien vous savez lire et vous êtes exaspéré ou bien vous ne savez pas lire et vous sortez vos Kleenex. Dans un dernier temps, Stéphane Hessel nous invite à « une insurrection pacifique » car l’état désastreux du monde, dont sont responsables « la présidence de George Bush, le 11 septembre, et […] cette intervention militaire en Irak (sic) », est inacceptable…Qu’est-ce qu’Indignez-vous !? Un symptôme, celui du grand mal de notre temps : la paresse intellectuelle. Pourquoi ce livre connaît-il un si grand succès ? Parce que son contenu est insignifiant et donc accessible. Ce sont de petites indignations superficielles et bien-pensantes que propose Stéphane Hessel. Le penchant moderne pour la facilité est satisfait et des centaines de milliers de personnes peuvent prétendre avoir lu un terrible pamphlet contre la modernité. Qu’est-ce que ces personnes vont retenir de ces quelques feuillets ? Le titre. Le contenu n’a aucun intérêt. La clé du succès de ce texte réside dans son titre en forme de slogan publicitaire. Un prétendu sens à la portée de tous. La lecture est un art qui exige du temps et des efforts ; peu nombreux sont ceux qui peuvent encore se permettre cela. Se ranger derrière un impératif est tellement plus pratique. Le point d’exclamation comme mot d’ordre. Quatorze pages, donc quatorze minutes d’attention pour le lecteur, une vingtaine, tout au plus. Voilà qui n’est pas cher payé pour se dire que l’on est un intellectuel et qu’on a lu, « moi aussi ! »,  « trop bien ! », le live dont tout le monde parle. Dans 2666 qui, bien que tout juste sorti en collection de poche ne connaitra jamais le même succès qu’Indignez-vous !, Roberto Bolaño écrivait que « même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. » Le temps des explorations intellectuelles est terminé, il s’agit de rester passif derrière son écran, suivre ses amis qui ne peuvent s’exprimer qu’à l’aide de 420 caractères sur Facebook ou de 140 sur Twitter.  Il n'est donc pas étonnant que quatorze misérables pages aient tant de succès. Notre culture est celle du moindre effort de l’intelligence. La culture se consomme comme des hamburgers, rapidement et sans effort. Les nourritures spirituelles ressemblent de plus en plus aux nourritures terrestres, elles sont tout aussi insipides : McDonald’s rules the world. Alors, même si Stéphane Hessel a de belles intentions, même s’il se dit de gauche tout en ouvrant la voie à tous les populismes, je préfère retourner lire Richard Millet et Philippe Muray dont je suis pourtant idéologiquement éloigné, mais eux au moins ont quelque chose à dire, aussi dérangeant cela soit-il. Non, décidément, la respectabilité n’a rien à voir avec la littérature.
Stéphane Hessel, Indignez-vous !
Stéphane Hessel, Indignez-vous ! Éditions Indigène. 3 €


[1] De Karl Marx (La Question juive) à Michel Villey (Le Droit et les droits de l’homme), il y aurait pourtant beaucoup à dire sur cette question, mais La Déclaration des droits de l’homme est aujourd’hui une idole qu’il n’est pas permis de discuter.

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