Magazine

L'Algébriste

Publié le 23 mars 2011 par Zebrain

bragelonne000-2006.jpg

Iain Banks

Bragelonne, 2007

The Algebraist, 2004

   Fidèle aux traditions familiales, Fassin Taak est un Voyant, autrement dit un spécialiste de la problématique communication avec les Habitants — la race incroyablement ancienne, technologiquement imbattable, et abominablement capricieuse qui réside depuis des milliards d'années dans la quasi-totalité des planètes géantes gazeuses de la Galaxie. S'ils adorent empiler les archives, les Habitants n'ont que des notions fantasques sur leur indexation, et guère envie de parler avec les civilisations pressées qui vivent leurs pitoyables millénaires au-delà de leur atmosphère. Le système de Fassin, Ulubis, n'est qu'une miette excentrée de la Mercatoria, oligarchie interstellaire multiraciale. Une miette coupée du reste de la Galaxie depuis l'effondrement du portail de son trou de ver qui la reliait instantanément aux autres systèmes stellaires.
  Mais les recherches pures de Fassin intéressent subitement une foule de gens le jour où on y décèle une piste pour la Liste des Habitants, mythique réseau de trous de vers à la mesure de l'ancienneté de la race. Un réseau dont la clé serait donnée par une formule algébrique extraterrestre... Tous fondent sur Ulubis : la flotte de la Mercatoria, celle des Dissidents (leurs ennemis de toujours), et celle du Culte des Affamés, poignée d'étoiles tombées au pouvoir d'un despote d'une folle cruauté. Fassin, conscrit en un tournemain dans la Prévôté Ocula (une des multiples institutions religio-militaires de la Mercatoria), doit replonger dans la géante gazeuse Nasqueron à la recherche de ses vieux contacts. Il abandonne sa famille, sa fiancée, sa maîtresse, un vieux camarade d'études devenu propriétaire d'une pièce essentielle du complexe militaro-industriel, son monde d'origine exposé à une invasion d'une totale brutalité... et tous ses mauvais souvenirs du pouvoir arbitraire de la Mercatoria.
  Iain Banks ressort de son sac une poignée de ses motifs de prédilection : ne vous étonnez pas des retournements de point de vue, de la révélation après quelques centaines de pages de la futilité d'une quête, ou de la guerre en général, des flash-backs sur les événements de l'adolescence qui ont défini la vie des personnages (obsessions qu'on retrouve dans les livres de littérature « générale » de Iain — sans M. — Banks, comme Un Homme de glace ou A Song of Stone). Le tout emballé avec la maestria d'un écrivain capable de tous les jeux sur la langue, de toutes les prouesses de description. La SF permet par contre à Banks de se laisser aller à sa fascination — pour le plus grand que nature, depuis le choix des géantes gazeuses comme lieu privilégié de l'action, jusqu'au style, plus encore que d'habitude marqué par l'invention verbale et les phrases surchargées de listes de synonymes. Ennuyeux dans les mains de la plupart, savoureux chez lui.
  Dans le cadre de ses space operas, Iain M. Banks n'avait délaissé l'univers de La Culture que pour un livre décevant, La Plage de Verre (traduit récemment, mais remontant à 1993). L'Algébriste lui donne l'occasion de créer un monde aussi riche que celui de la Culture, une galaxie dont les moyens de communication instantanée (les trous de vers), trop vulnérables, ne font que souligner l'immensité. Les convictions de Banks n'ont pas changé : le nom de Mercatoria donné à un système de dictature à masque humain en dit assez long. Dès le premier roman de la série, Une forme de Guerre, Banks nous avait montré La Culture par les yeux de ses adversaires. Son utopie galactique ne se révélait qu'en creux, et progressivement (de La Culture nous ne visitions souvent que la section des Circonstances Spéciales, éloignée de l'idéal anarchique de sa société civile). Dans le monde des Géantes Gazeuses, l'utopie semble plus problématique encore ; les Dissidents se targuent de leur supériorité morale, mais recourent à des méthodes du même acabit (et à des alliés bien pires) ; seuls les Habitants, pétulants, querelleurs, insouciants (et qui nomment « Enfant » le stade de la maturité totale de l'individu, atteint au bout d'un nombre respectable de millions d'années) semblent en mesure de vivre dans une anarchie prospère, où la guerre est devenue une sorte de sport extrême. Mais ils sont tout-puissants, et bien loin de l'humain. Banks retourne dans sa SF à un pessimisme qui est bien moins allégé par l'humour que dans Excession, ou même dans Le Sens du Vent. Mais quel voyage quand même !

Pascal J. Thomas


Galaxies n° 42, printemps 2007.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Zebrain 230 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte