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Héros des pieds sur terre

Publié le 03 avril 2011 par Jlhuss

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Ulysse, si disert quand ça lui chante, se montre bien discret sur les  Sirènes. Le récit, au chant XII, en est sec et plat  : « Venez, venez, disent ces filles à plumes pour aguicher le chaland, nous vous dirons tout ce que les Achéens et les Troyens ont subi devant Troie au gré des dieux, tout ce qui arrive sur la terre nourricière. » Grande merveille ! Cela vaut-il de se boucher les oreilles ou de se faire attacher ? « Les épreuves des Grecs devant Troie » ? Ils en sortent ! « Tout ce qui arrive sur la terre nourricière » ? Vaste programme. S’il s’agit d’Ithaque, admettons : Ulysse, avant le téléphone portable, peut désirer savoir ce qui se passe chez lui. Notez qu’il verra bien le moment venu : quoi qu’il en soit, avec ce Poséidon, pas moyen de rentrer plus vite… Bref, beaucoup de bruit pour presque rien. J’en déduis : ou que le poète était en baisse de tonus ; ou que les Sirènes sont de petites grues sans envergure ; ou que le héros rusé nous daube, qu’en fait on lui a dit du lourd, mais top secret ; ou, enfin, que les mélopées  faramineuses de ces demoiselles ont laissé de marbre notre héros. Je retiens  cette dernière hypothèse.

Allons y voir, aidons l’aède, récrivons le passage en ce sens :

« Les filles aux cheveux de feu tournoyaient autour des rameurs, leurs voix promettaient des merveilles, leurs mains invitaient à les suivre, sur leur prairie, là-bas,  pour mieux entendre. »
Là-bas ou ici, ce n’est pas la question : les rameurs aux oreilles bouchées regardaient les divas racoleuses avec des airs d’eunuques analphabètes. Tant mieux ! On sait que les compagnons d’Ulysse font assez de bêtises par ailleurs : une défonce au lotus, des cochonneries avec une magicienne, une effraction de sac à vents, une grillade de bœuf sacré. Ce sont des frustes qui ne valent pas la cire, d’ailleurs ils mourront tous. Un seul héros dans cette histoire. Prière de ne parler qu’à lui.
« Lors les sirènes se tournent vers le chef :
-Nos mélodies te feront roi du monde, maître des monts et des vallées, des ondes, seigneur des gens aux bords où l’or abonde…
-Je suis roi d’Ithaque, dit Ulysse, ça me suffit.
-Laisse nos voix t’insuffler le génie, l’art d’Orpheus, à faire danser les pierres, bondir les eaux limpides, chanter les arbres verts…
-Non merci, dit Ulysse, je préfère les pierres stables et l’eau plate.
-Nous te dirons les secrets de l’amour, pour un plaisir très au-delà des corps, si haut, si fort que tu croiras mourir, et  tes cris déchirants feront fuir les oiseaux…
-Je connais, dit Ulysse, j’ai eu Calypso sept ans. J’en pouvais plus !
-Nous te livrerons le chiffre du monde, les arcanes de l’univers, le jeu des dieux anciens, la venue des nouveaux, tout près, jusqu’en ton cœur.
-C’est gentil, dit Ulysse, mais nos dieux me vont très bien, surtout quand ils restent à leur place. L’essentiel est de ne pas les vexer.
-Nous t’ouvrirons les portes de la Mort, tu descendras vivant aux noirs Séjours. Viens écouter te parler d’outre-tombe les êtres adorés que la vie t’enleva…
-Voir les Enfers ? dit Ulysse. Je vous remercie, c’est fait. Je dirais même assez  surfait. Rien ne me vaut mieux que le soleil d’ici. Ni du haut ni du bas : je suis un homme de la surface. »

Lassées de se mettre en quatre pour vingt sourds et un plouc, les Sirènes regagnent leur aire en coup de vent pour attendre le prochain bateau. Voilà pourquoi Homère élude : ça ne se chante pas, des répliques pareilles. Mieux vaut glisser. Ah ! c’est qu’il le connaît bien son Ulysse, notre poète aveugle ! son petit Grec finaud, son bourlingueur matois. Ne cherchez pas dans le sublime l’inventeur du cheval de Troie : Ulysse, c’est le héros des pieds sur terre, il n’y a pas plus occidental.


Arion


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