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publicité N°5

Publié le 04 avril 2011 par Dubruel

La sémiologie de la publicité (extrait 5) par Odilon Cabat

La rémanence des trois ordres dans le vêtement.

Les trois fonctions représentent le premier espace de communication de la marque. Ce qui se comprend puisque c’est en accord avec la structure même de la marque. Ce premier espace est en outre en rapport avec la hiérarchie de gamme des produits.Mais les trois fonctions telles qu’elles organisaient les sociétés indoeuropéennes et qui ont disparu historiquement se sont pour une part reconstituées dans l’espace du marché libéral ; ce qu’on peut observer tout d’abord avec le vêtement.

La société de l’Ancien Régime connaît les trois Ordres : l’Eglise, la noblesse et le tiers Etat.

Ces trois ordres correspondent évidemment aux trois fonctions.

L’Eglise (et le roi juge)[1] à la fonction de souveraineté, magico-religieuse.

La noblesse, le droit du sang, à la fonction guerrière.

Et le tiers Etat à la fonction de production

Sous l’ancien régime chaque ordre a ses costumes propres. Le vêtement définit juridiquement la fonction sociale.

On peut les décrire comme “ symbolico-fonctionnels ”. Ils sont symboliques en ce qu’ils renvoient à un statut social, comme le chapeau de cardinal ou la perruque du juge, mais ils sont également fonctionnels en ce qu’ils permettent soit l’accomplissement des rites soit d’exercer immédiatement sa fonction, comme l’épée portée par le noble. A noter que pour visiter le parc de Versailles, accessible à tous, il fallait louer à l’entrée un chapeau à plume et une épée. Le parc étant un lieu enchanté hors du monde que seules des personnes habillées noblement pouvaient parcourir.

Les vêtements des corporations sont également à la fois symboliques et fonctionnels de ce qu’ils autorisent l’exercice du métier lui-même en même temps qu’ils l’emblématisent. Comme on le voit dans ces images allégoriques des « Costumes Grotesques » de Nicolas de Larmessin (maçon, tourneur, tonnelier, potier, etc). Planches qui reprenait le principe des têtes composées d’Arcimboldo pour les appliquer aux métiers. L’image revêt à la fois un côté emblématique mais aussi un aspect documentaire, de ce qu’elle expose la gamme des outils, qu’on retrouvera dans la Grande Encyclopédie.

En outre certaines couleurs comme certaines matières sont réservées à la noblesse ou à l’Eglise. De sorte que le vêtement fonctionne avec des interdits et des obligations. En principe pas d'épée pour le roturier. De son côté le vêtement noble avec sa complexité signifie le « non travail », l’interdit de déroger.

Avec la Révolution les trois ordres disparaissent. Qu’arrive-t-il alors du vêtement ?

D’abord il y a lieu d’observer qu’il existe toujours des vêtements symbolico-fonctionnels.

Ceux de l’évêque, de l’académicien, du maire, etc., pour la fonction de souveraineté

De l’astronaute, du soldat des différents corps d’armes, du policier, du pompier, du pilote de Mirage, etc., pour la fonction guerrière enfin ceux du mineur, de l’ouvrier spécialisé, du pompiste, du travailleur du BET avec son casque, de l’éboueur, etc., pour la fonction de production.

Cependant ces vêtements sont portés dans des espaces propres, des sites inaccessibles au citoyen ordinaire comme les chantiers interdits au public par exemple. On ne danse chez les pompiers qu’au 14 juillet, jour de fête et donc de transgression. En outre il est interdit de se costumer avec eux, nul n’a le droit de s’habiller en policier.

En revanche le vêtement du citoyen ordinaire qui se promène dans l’espace public s’est modifié à la suite de la Révolution. Comment s’effectue le passage des vêtements symbolico-fonctionnels aux vêtements civils post révolutionnaires, démocratiques et industriels ?

Avec la Révolution le peuple devient souverain et tout sujet, pour autant qu’il sache lire, écrire et compter devient citoyen de la République,

S’instaure d’abord une uniformisation industrielle du vêtement, parallèlement à l’invention de l’élégance par Brummel, qui revendique une discrétion récurrente. Cependant cette uniformisation masque en réalité une survivance plus ou moins cryptée des fonctions idéologiques. Car même s’il y a toujours une source fonctionnelle au vêtement (et c’est du reste une forme de l’innovation des marques de luxe qui vont emprunter en les détournant des signes aux sports, à l’armée) on assiste à la constitution d’un système d’ordre deux : le vêtement civil. Celui-ci est clairement une transposition libre et « démocratique » des trois fonctions.

Roland Barthes (Système de la Mode) a montré que, quelque soit la "combinatoire" d'unités vestimentaires (chemise, polo, gilet, pantalon veste blouson, etc.), on ne peut former que trois mots ou trois signifiés sociaux (en fait "idéologiques") avec le vêtement masculin : habillé, sport, négligé.[2]

Le signifié habillé est construit par la combinatoire costume cravate avec le port éventuel d’un gilet. Il concerne le vêtement du dimanche, de la cérémonie, ou de la présentation de soi, C’est le « mot » vestimentaire qui renvoie à la souveraineté du citoyen qui vote, qui est élu, qui fait partie d’un jury. Bourdieu a observé (in La Distinction)[3] que dans les années soixante dix et plus on mettait toujours un costume cravate « habillé » pour rendre visite à son banquier ou dans les rendez-vous d’embauche.

C’est le vêtement de l’identification de la personne, le vêtement qui autorise de parler en son nom propre en tant que citoyen souverain.

Le signifié sport par son étymologie anglaise renvoie au vêtement de chasse, construit par des combinatoires du type pantalon et blouson ou saharienne. Le droit au vêtement sport est acquis en même temps que le droit de chasse. Sous l’ancien régime la chasse est réservée à la noblesse. Mais avec la Révolution le citoyen est astreint au même devoir du sang que le noble, devoir matérialisé par la conscription, la mobilisation générale (qui a fait les victoires des armées révolutionnaires en face des armées de métier). Le droit de chasse est ainsi acquis en compensation de la conscription, donc de la fonction guerrière nouvellement attribuée au peuple.

Ce droit au citoyen lui autorise de s’habiller sport, pour l’équiper d’un fusil en place de l’épée qui était réservée à la noblesse.

C’est le vêtement de l’identification au corps, de la manifestation physique de corps. Sous le gouvernement de Mars (le Champ de Mars).

Le signifié négligé concerne les combinaison teeshirt, polo, pull, veste, blouson avec essentiellement le jean comme pantalon. Le jean étant la seule pièce que l’on peut porter sale et déchirée du temps de Barthes (on ne parle des évolutions plus récentes des pantalons portés très bas qui renvoient non au travail mais à la prison).

Historiquement le vêtement du travailleur est le costume en velours assorti d’un foulard, le pantalon, évacuant la culotte, des « Sans-culotte ».

Le « négligé » (c’est le mot utilisé par Barthes) est la combinatoire du travailleur.

Dans une étude réalisée pour la Woolmark par la Sorgem on avait présenté des photos d’individus portant des jeans en masquant leur visage pour éviter des biais dans les projections. Ces individus ont été identifiés comme ouvriers ou encore étudiants. L’étudiant, tant qu’il n’a pas achevée ses études peut être dit un individu « différé » et l’ouvrier comme « aliéné », types qui ne se présentent pas d’autorité par eux mêmes mais dont la présentation de soi se fait à travers la médiation d’une activité et activité soit différante soit aliénante. Ils ne se présentent pas directement eux-mêmes. Le « négligé » est le vêtement de l’identification à sa production et production qui peut être aliénation.

C’est ainsi que dans le système d'Ordre Deux démocratique et urbain (bourgeois), le citoyen a droit à tous les types vestimentaires, habillé, sport, négligé. Il peut s’habiller en « souverain » pour aller voter, à la messe, une cérémonie, dans une réception importante. En « guerrier » mettant en exergue le corps ; soit étymologiquement en allant à la chasse soit en allant s’entrainer soit encore jouant sur la symbolique de la veste de tweed du weekend.

Enfin dès lors qu’il s’astreint à un travail d’étudiant ou manuel, il peut sans déroger, ce qui aurait le cas sous l’ancien régime pour un membre de l’aristocratie, se signifier « producteur », artisan, ouvrier, étudiant.

On note donc que le marché libéral du vêtement fonctionne comme une enclave à l’intérieur du champ de servitudes que représentent l’industrie, l’armée, les diverses administrations.

Le marché libéral avec ses valeurs symboliques crée un champ propre qui reconstitue pour une part les trois fonctions.

Ce qui se conçoit, on l’a dit, puisque ces trois fonctions même si elles sont appropriables par tout citoyen renvoient également à des strates sociales.

D’où il suit que les trois fonctions représentent le premier champ d’expression de la marque, ce qui est compréhensible vu comme on l’a dit que cela correspond à sa structure, la marque étant trifonctionnelle.

Fonctions

Ordres anciens

Démocratie

F. de souveraineté  

Clergé

Habillé

F. guerrière

Noblesse

Sport

F. de production

Tiers état

Négligé, décontracté

Signifiants

ou combinatoire type

Signifiés vestimentaires

Stratégies associées

Bourdieu

Fonctions Idéologiques

Georges Dumézil

Costume cravate

(certains cols roulés)

Habillé

Parler en son nom propre et se signifier comme pris dans un contrat social : la cravate

Fonction de Souveraineté

Pantalon blouson

 

Sport

 

Affirmer la maîtrise et le fonctionnement du corps

le loisir (initialement la chasse)

Fonction Guerrière

Jean, T-shirt

costume en velours

foulard

Négligé

S'affirmer à travers un statut de travailleur, de créateur, ou encore de "sujet différé" (étudiant)

Fonction de Production


Fonctions

Ordres anciens

Démocratie laïque

F. de souveraineté  

Clergé

Habillé

F. guerrière

Noblesse

Sport

F. de production

Tiers état

Négligé, décontracté

Espace d’inscription

Espace d’ordre Un

Espace d’ordre Deux

Réflexion sur la notion d’espace d’inscription

Les vêtements cléricaux se transposent dans l'habillé souverain avec pour marqueur mémoriel (codeur de dérivation) la cravate, souvenir de l'étole, du ruban en sautoir et rappel de la force liante des dieux de la première fonction.

Les vêtements aristocratiques et cavaliers se transposent dans le sport.

Les vêtements du Tiers Etat : des artisans producteurs se transposent dans le négligé et dont le modèle va devenir la norme en raison d’une loi dont on parlera plus loin : la loi de Laver

Par ailleurs l’abolition des signes de l'ancien régime va de pair avec l’uniformisation industrielle qui conduit à l’invention de l’élégance par Brummel.

Cependant ce nouvel espace de signes ne remplace pas entièrement l’ancien.

Il est important de voir qu'il ne s'agit pas d'une table rase mais de la création d'une stratification. Cette stratification est un nouvel espace de sens, celle de l’espace de marché libéral, celui de la mode, ouvert par la liberté de circulation et d’expression.

Nouvel espace au-dessus de l'ancien. Dans ce nouvel espace, tout individu peut mimer ou se signifier librement dans les codes des trois fonctions alors que celles-ci ont disparu de la structure explicite de la société, plus exactement ont disparu de sa structure d'expression obligée.

Le vêtement postrévolutionnaire est un vêtement de citoyen (polites) donc un vêtement "civil" urbain ou bourgeois. En ce sens, c'est un vêtement transposé "débrayé" dans l'Agora. Très exactement, c'est un vêtement laïc. On mesure le "débrayage" dans des affaires comme celle du foulard islamique. Le foulard islamique n'est pas débrayé, il reste symbolico-fonctionnel (symbolique parce que religieux et fonctionnel parce qu'il cache prosaïquement la femme).[4] Il n’entre pas sur le marché de la mode comme le foulard Hermès, pas plus que les uniformes des ordres religieux. Les oscillations autour du type et les variants de mode n'ont pas de sens pour le foulard. Son obsolescence est celle de son usure effective, en ce sens il n'entretient pas la société de consommation.

Incidemment il est très important de voir que la "consommation" moderne n'est possible que dans le cadre de la laïcité démocratique.

Les vêtements bourgeois sont ainsi des transpositions "iconiques" en espace « urbain » des vêtements fonctionnels et des vêtements symboliques.

L'espace laïque, contemporain de l'espace déqualifié de l'ingénieur, de l'espace de l'hypothèse scientifique (l'espace du laboratoire à la porte duquel Pasteur laissait Dieu), de l'espace romanesque, lui aussi de l’ordre de l’hypothèse (par exemple : la Dernière Tentation du Christ est une « hypothèse » relevant d'un espace débrayé relativement à la Théologie ou aux pratiques religieuses), est ce qui autorise cette transposition. [5]

La Révolution Française et le libéralisme sous l’égide du Mercure de France, dieu du commerce et de l’échange, engendrent donc un nouveau type d’espace. Mais il est clair qu’il existe toujours des zones où ces libertés n’existent pas pour des raisons fonctionnelles et symboliques : armée, industrie, religion. On est obligé de mettre un casque quand on entre sur un chantier, ou une combinaison anti-G quand on monte dans un chasseur supersonique. Pas de liberté d’expression à cet égard. Et ces zones sont interdites à la liberté de circulation. Inversement les objets de ces zones ne circulent pas dans l’espace libéral[6]. Celui-ci n’efface pas l’ancien, mais se stratifie dessus. Il y a un territoire du "sacré", par exemple, on ne peut pas usurper d'uniforme ni de décoration, etc. Un bijou ne peut pas ressembler à s'y méprendre à la rosette de la Légion d'Honneur, un costume ne peut pas être exactement celui d'un gendarme ou d'un officier. C'est que précisément l'uniforme ou la Légion d'Honneur sont des formes symbolico-fonctionnelles, des objets d'Ordre Un.

Il existe donc toujours un espace d’ordre Un associé à l’efficacité des trois fonctions : la célébration rituelle, la guerre et la production.[7] En marge duquel naît un espace d’ordre deux, espace de transposition symbolique ou sémiologique, qui fait jouer les signifiants de l’ordre Un en les désactivant, dans le cadre de la liberté d’expression, de circulation et d’entreprise, cadre défini par le libéralisme laïque et démocratique.

Ce qu’il faut maintenant prendre en considération c’est la notion de « transposition ».

Ainsi le travail des marques industrielles en matière de vêtement est presque toujours un travail de transposition, transposition de vêtements fonctionnels (par exemple, venus du sport professionnel), dans l’espace d’ordre deux où ils perdent leur fonctionnalité pour n’en garder que les signes. Plus exactement ils perdent cette fonctionnalité pour acquérir des signes sociaux et économiques. Les objets d'ordre un, les sous-marins, les motrices électriques ou les chasseurs à réaction sont totalement "contraints". Ils dépendent directement du progrès technique appliqué à leurs fonctionnalités et leur marge ou écarts figuratifs sont très faibles. En outre les objets d’ordre Un ne se proposent pas comme tels aux consommateurs mais aux producteurs. Le voyageur aérien n'a pas le choix du type d'appareil dans lequel il va voler. A supposer qu'il préfère la forme de l'Airbus 320 à celle du Boeing 737, il est peu vraisemblable qu'il choisisse une compagnie pour cette raison. L'avion qu'il prendra ne sera pas en rapport avec sa propre expression. Ce qui n'est pas le cas lorsqu'il achète une voiture. Seuls les objets d'ordre deux sont susceptibles d'un véritable traitement sémiotique, plus exactement d'un traitement sémiotique en rapport avec l'imaginaire du consommateur, c'est-à-dire avec les catégories de la sensibilité. Cependant il faut garder à l’esprit que c’est bien cet espace désactivé d’ordre Deux, où les objets sont « débrayés », qui fait tourner l’économie de consommation.

 Comme le vêtement, la voiture individuelle est un objet relevant de l'espace libéral urbain" puisque la démocratie, généralisant l'espace laïque, promulgue la liberté de circulation et punit l'entrave à cette liberté.

Mais que voit-on ? Justement les lieux interdits sont les lieux de production ou de destruction, ce qui revient au même, les chantiers et les champs (de labour ou de bataille) où roulent des engins d'ordre un, ceux qui ont une interaction directe avec le territoire, c'est-à-dire une capacité de destruction du territoire. Un chantier est un lieu d’ordre Un.

Les poids lourds sont des objets d'ordre Un dans la mesure où les routes sont construites en fonction de leur poids à l'essieu. A savoir de leur capacité de destruction. Un scooter est un objet d'ordre deux, il est figuratif et son usage n'affecte pas la surface de roulement, qui se rapproche alors d'un espace géométrique idéel, le pur espace de la liberté de circulation donc.

L'urbain est renforcé du fait que la voiture individuelle se présente comme un "vêtement" : la "carrosserie" avec ses valeurs signes ainsi que ses valeurs "proxémiques"

Confer le nom remarquable de la Honda : "Civic".



[1] Les rois de France sont souvent portraiturés en juge et non en soldat

[2] « Négligé est le terme utilisé par Barthes, on peut éventuellement dire « décontracté ».

[3] Le choix d'un "signifié" dépend d'une stratégie ponctuelle : la Distinction de Pierre Bourdieu (demander du travail, aller voir son banquier, rencontrer ses pairs sociaux).

[4] Contrairement à ce qui dit en général ce n’est pas un signe mais un instrument.

[5] En même temps que c'est lui qui a permis le décollage économique. Ce n'est sûrement pas un hasard de voir un retour en force des formes symboliques dans un monde en crise économique. Le symbolico-fonctionnel est ressuscité par l'adhérence économique, plus exactement, il est adhérence économique, codé qu'il est par des règles de survie.

[6] Les deux espaces n’ont théoriquement pas d’intersection sauf cas exceptionnel.

Un char d’assaut n’a pas le droit de rouler sur la route et inversement les sites militaires ou industriels ne sont pas accessibles aux automobilistes. Les cas exceptionnels sont les cas festifs, la fête étant transgressive. Le 14 juillet les chars roulent sur les Champs Elysée et les avions de chasse volent beaucoup plus bas qu’il n’est autorisé en temps ordinaire.

[7] Ainsi les vêtements stérilisés qu’on doit porter dans certaines usines.


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