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Zone morte

Par Deathpoe

Je traverse la route et les gens avec mes yeux boursouflés, mes mains qui tremblent et une clope mal roulée au coin de la gueule. Sourd aux rassemblements d'étudiants qui rejoignent le campus sans moi; aux costards-cravates qui s'en grillent une dernière avant de retourner dans les bureaux où on n'attend qu'un seul signal pour remettre en marche ce bon vieux climatiseur. Sourd à la douleur, à mon crâne martelant du fer chaud. Sourd à son absence, au manque, au bordel que j'ai foutu ces dernières semaines. Juste mettre un pied devant l'autre, rallumer une clope, marcher, marcher, recracher la fumée, marcher, éviter de chialer en voyant deux frères se tenir la main, l'un à peine plus âgé que l'autre, qui apprend tout juste à marcher. La tempête dans un verre d'eau. Juste marcher, traverser le soleil et la foule en essayant de semer ma croix.
Bordel, j'ai un quart d'avance. Je peux pas me pointer comme ça où il va vraiment savoir que je suis à bout. Bon, une autre roulée, remettre en boucle Comme elle vient version live, au son qui crève les tympans, et marcher encore, tourner en rond, faire quelques pas, lion qui s'est jeté en cage, clope éteinte, viser la bouche d'égout, allumer une vraie clope, boire un coup de flotte, on inspire, un trait de soleil en plein dans les dents, on inspire et on s'assoit, voilà.
J'entends malgré tout une porte qui claque et chat noir, un peu frêle, presque reptilien, avec néanmoins un collier rouge. Un faux-chat de gouttière tout poussiéreux qui, après avoir finit sa vadrouille, retourne au logis. Psssttt Pssst, allez viens, pssst. Il semble plutôt intrigué par les mouvements de ma main que par mon semblant de voix. Il s'avance, je tente une approche. Trop brusque, il recule à peine, je baisse le son, tend ma main et le laisse la renifler. Peut-être qu'il se sent perdu et que j'ai la même odeur. Frotte sa tête sur mes doigts, fait quelques tours comme pour m'inspecter. Plutôt bon signe et j'ai droit à quelques caresses d'un chat noir un peu maigre. Me serais remis à chialer si ces enfoirés n'avaient pas effrayé le matou qui a pris la tangente, et fissa. Très bien, on finit la clope, tant pis pour l'avance, j'aurai au moins le temps de pisser un coup. Je me traîne le long des deux étages, marche par marche et, à peine le temps de franchir le seuil, d'entendre le tintement du carillon ou du je-ne-sais-quoi suspendu et qui fait des bruit des clochettes, qu'il ouvre son bureau et m'invite à le rejoindre du bout du couloir. Comme à tout début de séance, le visage paisible, un sourire serein, des yeux chaleureux, certainement pour me mettre à l'aise le temps de savoir dans quelle humeur je suis l'instant suivant. Une tassée de café à moitié pleine et le journal replié à la va-vite.
"Désolé je suis vachement en avance pour une fois, je vous empêche de finir votre café.
-Non voyons, juste mon patient précédent qui n'a pas pu venir.
-Il a sauté le pas c'est ça?
-Ne commencez pas avec votre humour. Direct et fin, mais pas de circonstance dans notre contexte.
-Ok, bon bah tant mieux pour moi. Allons-y, qu'on commence, on est guetté par le temps."

J'avais pourtant préparé le début de cette séance la moitié de ces deux dernières nuits. Raconter les derniers jours au plus vite, quel point je voudrai aborder en premier, enfin, presque mieux qu'un exposé d'enfant. Finalement, on se regarde encore en chien de faïence après les paroles de début de séance échangées. Question d'habitude.
"Comment allez-vous?
-Mal. Vous voulez que je vous raconte une histoire marrante?
- Hum, si c'est une litote, je ne sais pas.
-Bon, une histoire tout court alors.
-Je vous écoute.
-Vous voyez, il y a tout juste une semaine, tout était parfait.
-Oui, enfin, je n'ai jamais trop eu l'impression que c'était le cas pour vous.
-Ouais, je serais pas là sinon, on est d'accord. Enfin bref. Je croyais avoir vraiment touché le fond il y a deux semaines. Finalement j'ai découvert que j'étais capable de creuser encore plus, genre avec un tractopelle.
-Quelle tristesse dans votre sourire quand vous dites ça.
-Passons. Le lundi la situation est au poil. Le mardi, j'ai la conne d'idée d'appeler pendant presque une demie heure ce qui me sert de géniteur pour essayer de le provoquer et finir par l'insulter. Mercredi nous nous sommes vus, je vous ai dit que mon amie et moi nous étions séparés la veille au soir, je ne sais même plus vraiment à cause de quoi.
-J'ai en souvenir votre douleur.
-Je peux continuer ou, pas?
-Je vous en prie.
-Bon, le reste du mercredi je prends sur moi. Le jeudi je commence ma formation de croupier au casino. Journée peinarde mais je me sens beaucoup plus mal que d'habitude alors je prends de temps en temps une moitié de Lexomil pour assurer le coup.
-Hum...
-Mais sans en prendre comme des bonbons, promis juré.
-Et pourquoi vous vous sentiez si mal?
-Elle me manquait trop, tout simplement. Je sais pas, c'est comme si j'avais perdu tous mes repères d'un coup, et voilà. Alors le soir j'ai tout fait pour courir chez elle, avec de belles paroles, de belles larmes, et happy end, comme dirait l'autre.
-Très bien, et donc, que s'est-il passé?
-Vous êtes un petit curieux hein?
-N'essayez pas encore d'esquiver, vous savez que ça ne passe pas avec moi.
-Moi comprendre vous. Donc, je pars de chez elle, la nuit est belle, et hop, j'ai la merveilleuse idée d'aller à l'épicerie m'acheter deux flasques de vodka. Pas un sous sur moi, mais comme j'y allais souvent à une époque, le type me fait confiance. J'en bois une plus ou moins tranquillement, réserve l'autre pour plus tard, et finalement je me dis que je vais aller prendre une bière au bistrot du coin. Et forcément, ça s'est transformé en une deuxième, une troisième, ces connards de militaires qui paient des tournées et euh.
-Oui?
-Je me souviens qu'à un moment j'ai demandé si l'ordinateur était à l'heure, histoire de ne pas me coucher trop tard pour être en forme le lendemain, il était exactement 00h17. Je me vois encore boire le shooter d'un mec qui était trop bourré pour le boire, pareil pour le double whisky de son copain et une vodka je-sais-pas-quoi qui traînait. La soeur de la serveuse me ressert une bière, j'avale mon dernier Lexomil avec. Je lui dis que j'ai pas un rond sur moi, elle me répond qu'il n'y a que trois bières à mon actif. Je propose de repasser le lendemain pour payer et laisse ma carte vitale en attendant. Je ne sais pas trop combien de temps il s'est passé. Je me vois encore demander ce qu'il y a en whisky. Que des marques de base, mais elle me propose d'ouvrir un quatorze ans d'âge pour voir ce que j'en pense. Je siffle deux vers d'un trait, et trou noir.
-Trou noir?
-Apparemment, j'avais dépassé de loin ma limite, et avec les Lexomil de la journée, c'est pas passé. Mon dernier souvenir, c'est m'évanouir du tabouret, ce qui entre nous, fait quand même assez haut finalement, apercevoir un mec à lunettes me coller des petites giffles pour me réveiller, et après être allongé sur mon canapé en chialant tout en parlant à mon père. Aucune idée de comment je suis rentré, mais si j'en juge les bleus que j'ai sur les jambes, j'ai dû être trainé jusqu'à chez moi. Apparemment, la patronne du bar et le binoclard m'ont ramené à bon port, j'ai dû pouvoir leur marmonner l'adresse.
Enfin voilà. Forcément, le lendemain, réveil vachement douloureux, mon père me conduit jusqu'au casino et j'apprends que j'ai dû laisser ma veste avec mon portefeuille au bar. Enfin, j'ai envoyé un mail au formateur, mais je crois que c'est mort.
-Et votre amie?
-J'ai gardé le silence tout le vendredi, enfin, surtout parce que j'ai dormi quasiment toute la journée, toute la soirée et jusqu'au lendemain matin. Enfin voilà, il y a deux semaines, les dieux m'avaient offert une dernière chance, mon amie était là et j'étais là pour elle, mes parents m'écoutaient à peu près et ont couvert mon gouffre financier, et j'ai tout foutu en l'air en l'espace de trois jours, sans aucune raison.
-...
-Semer le chaos autour de moi, paraît que c'est ma spécialité. Maintenant il ne me reste plus que mon père, j'ai perdu mon amie puisque l'alcool était une condition sine qua non.
-...
-Bon, vous attendez quoi pour dire quelque chose? Que j'me mette à chialer?
-Vous savez que vous pouvez.
-Oui bon, vos trucs de psy, ça va deux minutes.
-Plus que votre père donc?
-Oui, ancien alcoolique qui semble le plus à même de comprendre cette spirale de merde. Bien que les conditions ne soient pas les mêmes.
-Comment cela?
-Je vous l'ai déjà dit. J'utilisais l'alcool comme un médicament, pour anesthésier cette connerie de tourment d'émotions, avoir un peu de répit, me sentir à peu près réel, existant, ne pas être constamment tiraillé entre deux gouffres.
-Oui, enfin, s'il était alcoolique, c'est qu'il y avait aussi une souffrance morale. Et votre mère?
-Oh, elle a abandonné, baissé les armes. Tant mieux.
-Ça ne vous affecte pas?
-Non vraiment.
-En gros vous avez brûlé le navire.
-Exact."

Là, plus aucune sérénité sur son regard. Il prend son air façon penseur et semble réfléchir à un truc primordial.
"Mais pourquoi être allé acheter de la vodka en partant de chez votre amie?
-Bordel c'est ça votre question?
-Et votre réponse?
-Mais j'en sais foutre rien. Je sais que j'aurai très bien pu rentrer tranquillement chez moi, lire un peu et au lit.
-Puisque là, vous vous étiez rabibochés, donc comment alliez-vous en partant.
-J'étais heureux, forcément.
-Vous aviez de l'espoir?
-Mais oui! Je voyais un chemin se tracer, tout ça. Je ne sais pas, une connerie de pulsion totalement enfantine. Mais ça n'excuse rien, je sais.
-Vous ne pensez pas que le fait de boire ce soir-là avait un lien avec votre relation?
-Hein, comment ça?
-Je crois qu'inconsciemment vous avez voulu faire voler en éclat cette relation parce que cette dépendance affective vous fait peur et vous savez qu'elle exerce un pouvoir, un contrôle sur vous.
-Et vice-versa.
-Si elle vous aime oui, vous avez tout autant une sorte de contrôle sur elle.
-Oui bon, on va pas enfoncer les portes ouvertes. Merder à ce point là, avec toute la culpabilité et la souffrance que j'en tire maintenant, mais faudrait être vraiment con."

Il n'hésite pas à éclater de rire, franco.
"Oui, il faut vraiment être con, et vous êtes assez doué pour ça.
-Super je vous remercie. Bon alors, je fais quoi moi, je tire ça à pile-ou-face. Vous avez pas une zapette magique qui me permette de régler ça.
-Eh non.
-Mais mon intellect devrait me permettre de raisonner et de ne pas tout faire sauter comme ça.
-Oh mais ne surestimez pas l'intellect. Il représente tout au plus 3% de notre raisonnement.
-Chier, c'est pas des masses.
-Le plus gros de notre raisonnement tient de toutes manières à notre inconscient et à notre sensibilité. Après, on peut distinguer si on veut la raison du coeur et la raison si je puis dire raisonnable, logique.
-Génial...
-C'est à vous de me laisser finir.
-Désolé.
-Et donc, on en revient toujours au même problème. Vous voulez toujours tout objectiver, tout théoriser, toujours essayer de vous en sortir en vous justifiant avec des réflexions ou des concepts, et tout cela dans le but de constamment rester dans le contrôle de votre sensibilité, parce que vous ne l'assumez pas, et on le voit bien dans le cas de votre relation avec votre amie. Indirectement vous lui faites du mal pour vous faire encore plus de mal. D'habitude, lorsqu'on parle des gens qui vous aiment et que vous aimez, vous restez toujours froid, distancié au possible, alors que l'on sent très bien une sensibilité excessivement refoulée, et qui vous ronge.
-Oui mais, j'ai souvent dit que j'avais l'impression que rien n'avait vraiment d'importance, de sens plus précisément, mais avec du recul, je crois que c'est justement parce que tout peut disparaître en un claquement de doigt, je veux dire, une relation amoureuse, amicale, une situation matérielle, n'importe quoi, même la vie, tout peut disparaître en un claquement de doigt, sans qu'on ait le choix. Comme si la fin était toujours proche.
-On peut toujours interférer, peu importe le contexte, on a certes un contrôle relatif sur ce qui nous entoure, mais concernant nos relations, c'est un échange de contrôle, un partage de sensibilité, vous comprenez?
-Euh, plus ou moins.
-Et vous êtes constamment dans le contrôle de tout, ce qui fait qu'en détruisant vos relations même en sachant que ce n'est pas ce que vous voulez, inconsciemment vous fuyez toute dépendance affective, particulièrement celle envers votre amie, et vous vous auto-détruisez, ce qui vous donne certainement un sentiment de puissance absolue, de contrôle sur l'ensemble de votre vie. Ce bouquin, Roberto Zucco, pourquoi me l'avez-vous prêté?
-On en avait parlé brièvement, après avoir évoqué à nouveau l'Etranger de Camus. Et vous trouviez intolérable qu'une pièce soit tirée d'un tel fait divers.
-Il y a bien un message là-dedans. Vous connaissez le fait divers, qu'est-ce qui vous fait apprécier la pièce, même en livre seulement.
-Et bien, tout réside en le personnage de Zucco, au désespoir absurde qui est le sien.
-Donc c'était là un partage de votre part. On en revient au personnage de l'Etranger. Avec les moyens de défense que vous avez mis en place, consciemment ou non, vous êtes absent de vous-même.
-Mais comment ne pourrais-je pas l'être en ne me sentant pas réellement exister. Enfin, il faut qu'intellect, inconscient et sensibilité soit en quelques sortes imbriqués, non?
-C'est plus compliqué que ça. On va s'arrêter là pour aujourd'hui.
-Très bien. Donc vous êtes sûr, aucune commande magique à me fournir?
-Eh non?"

Je repars. Surtout ne penser à rien. Rentrer à pieds en fixant le sol vide.


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