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Lu pour vous - “Le Musée de l’Innocence” d’Orhan Pamuk

Par Benard

L'endroit, une vaste maison de Çukurcuma, quartier tranquille d'Istanbul, aurait pu s'appeler le « musée de l'Amour ». Les objets ici rassemblés témoignent de la relation amoureuse contrariée qui, trente années durant, autant dire toute une vie, a attaché Kemal à Füsun. C'est cela que raconte, avec une minutie maniaque, l'hétéroclite collection sur laquelle veille soigneusement Kemal : un amour passionné, obstiné jusqu'à l'entêtement. Un amour que ni le temps ni les obstacles n'ont su altérer, ni même affaiblir. C'était au milieu des années 1970, Kemal a rencontré et aimé Füsun - il avait alors 30 ans, elle 18 -, mais n'a pas su pour elle rompre ses fiançailles avec Sibel. Füsun s'est éloignée, sans que Kemal parvienne à l'oublier, trouvant dès lors consolation dans les objets qui lui parlaient d'elle, qui d'elle avaient conservé un parfum, une empreinte, une trace réelle ou subliminale : un presse-papier de verre qu'elle aimait tenir dans sa paume, un pinceau de maquillage, une tasse à thé, une règle à tracer, des épingles à cheveux, des meubles…

« Vous savez certainement par sa correspondance que Flaubert cachait dans un tiroir un mouchoir, une pantoufle et une mèche de cheveux de Louise Colet, qui l'inspirait lorsqu'il écrivait Madame Bovary et avec qui il faisait l'amour dans les hôtels de la bourgade et les calèches, comme dans son roman. De temps à autre, il ressortait ces objets, les caressait et, contemplant la pantoufle de sa maîtresse, il rêvait à sa démarche. […] J'ai aussi aimé une femme au point de cacher ses mouchoirs, ses barrettes, ses mèches de cheveux et toutes ses affaires, de chercher consolation à leur contact pendant des années… » racontera plus tard Kemal à l'écrivain auquel il a confié le soin de dresser le catalogue de cette collection singulière, par là même de raconter son histoire et celle de son amour. L'écrivain, un certain Orhan Pamuk. Qui fit paraître en Turquie ce Musée de l'Innocence, intensément mélancolique et formidablement romanesque, l'année de son prix Nobel de littérature, en 2006.

Les objets, supports des pensées nostalgiques et du long spleen de Kemal, lieux de cristallisation de la mémoire, fétiches dotés de la faculté chamanique de faire revivre le passé et le bonheur enfuis, agissent aussi souvent, dans le roman, comme éléments moteurs de la narration, suscitant la résurgence de tel souvenir, tel instant faussement anodin, telle scène cruciale. De quel pouvoir énigmatique sont-ils porteurs, ces objets souvent ordinaires, si ce n'est dérisoires, que seuls l'amour et l'éternel chagrin de Kemal investissent d'une aura singulière ? Ces allumettes consumées, par exemple, qu'il collecte inlassablement et qui rejoignent son improbable collection, pour la simple raison que « chacune d'elles avait été touchée par Füsun et s'était imprégnée de l'odeur de sa main mêlée à de subtils effluves d'eau de rose ».

Comme les précédents romans d'Orhan Pamuk, Le Livre noir, La Vie nouvelle, Mon nom est Rouge ou encore Neige, Le Musée de l'Innocence doit sa densité, son pouvoir de captivation, à ce scintillement de motifs et de sens qu'il offre à ressentir et à contempler, aux sinuosités narratives que trace l'écrivain tandis qu'il déroule au long cours le fil de son histoire. Celle-ci embrasse trente années de la vie de Kemal, de Füsun. Et, en filigrane, des années 1970 à l'aube du XXIe siècle, trente années de l'histoire de la Turquie contemporaine, observées pourtant comme de loin par ce narrateur trop absorbé par son amour obsédant pour s'attacher de façon précise aux événements politiques ou autres.

Si l'époque est là pourtant, tangible, palpable, ce sont davantage les détails du quotidien qui la font sentir : les attitudes des personnages, les mœurs sentimentales et domestiques de cette grande bourgeoisie stambouliote fascinée par l'Occident et ses modes de vie, à laquelle Kemal appartient - tout comme Pamuk, son contemporain. Cette époque, le paysage urbain, l'atmosphère de la ville d'Istanbul en parlent aussi - Istanbul, encore et toujours, véritable paysage originel d'Orhan Pamuk, omniprésent ou presque dans son oœuvre, essentiel au point qu'il lui a consacré un livre admirable, tout ensemble récit d'enfance et méditation sur l'histoire de la Turquie (1).

Mais c'est bel et bien l'amour foudroyant et obsédant de Kemal, sa tendre et fanatique passion, son refus radical de renoncer à sa dévorante dévotion qui constituent le cœur battant du roman, son noyau dur, sa clé de voûte. Sans renier l'importance prise par les traditions narratives arabo-islamiques dans le creuset de son imaginaire, Or han Pamuk a toujours revendiqué haut et fort avoir appris à aimer et à pratiquer l'art du roman à la lecture des maîtres occidentaux : Stendhal, Balzac, Dostoïevski, Conrad, Woolf…

Lisant Le Musée de l'Innocence, bercé par le rythme lent, régulier de l'écriture d'Orhan Pamuk, l'impeccable classicisme de sa phrase, c'est souvent au magicien Nabokov que l'on pense. A cause de cet envahissement amoureux parfaitement et définitivement déraisonnable dont l'auteur de Lolita a naguère su faire son miel. A cause surtout de la sensualité dont est empreint le regard de Kemal sur Füsun, un érotisme secret, silencieux, inavoué, qui projette sur ce très beau roman désenchanté l'éclat paradoxal du désir intact, éternellement pur, pour toujours à vif.

Nathalie Crom

Source Télérama n° 3194 - 02 avril 2011. http://www.telerama.fr/livres/orhan-pamuk,67105.php


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