La Folie des grandeurs d'Albert Moindre - Éric Chevillard - Dino Egger (Éditions de Minuit - 2011) par Cédric Rétif

Dino Egger n'existe pas. Mais s'il avait existé - pour expliquer la dimension du type - il aurait trouvé un remède à ce qui cloche en ce bas monde. Albert Moindre en est persuadé (du moins dans un premier temps) et s'efforce de le « trouver », en inventant toutes sortes d'outils et de concepts qui auraient pu être ceux de Dino Egger, qui auraient pu avoir une influence décisivement bénéfique sur le cours des choses. Seulement voilà, Albert Moindre n'est pas Dino Egger, et au lieu du grandiose que cherche Albert, on trouve des tonnes de farfelu et de grotesque, mais générées dans une telle ivresse d'invention qu'on se retrouve devant une œuvre riche, stimulante et drôle (ce que Sorretino, par exemple, n'a pas franchement réussi avec Antony Lamont, si je ne m'abuse). « (…) oui, il devait fertiliser les pôles sans lézarder la banquise – et sinon lui, qui le fera ? Et qui encore convertira en énergie le souffle des buffles ? qui liera en fagots les traits de l'averse afin de pourvoir en eau les terres arides ? qui ajoutera aux propriétés remarquables du savon l'adhérence et la permanence ? qui extraira de la peste le seul principe de contagion puis l'injectera dans les veines d'un jeune harpiste en tournée mondiale ? qui réduira enfin le poids du pied ? qui domestiquera la fourmi porteuse de lourdes charges ? (…) quel architecte inspiré dirigera la coulée de lave avec tant de maestria qu'elle formera en se solidifiant une cité radieuse ? » Pauvre Albert Moindre, il est le seul à se prendre au sérieux. Mais ce qu'on peut se réjouir de son inventivité vaine, qui tourne infiniment en rond comme dans une danse interminable ! Chevillard, avec la virtuosité stylistique et spéculative qu'on lui connaît, nous guide dans une exploration des possibles. Car si Dino Egger n'existe pas, tout est possible, même, en réalité, l'impossible. Et si les moyens d'Albert Moindre sont limités, s'il n'est pas apte à être Dino Egger et à changer la face du réel, au moins ses efforts sont-ils louables et, à leur façon, grandioses dans leur entêtement. Un petit aperçu des inventions d'Albert-Dino (à une période où leur relation est un rien houleuse, et encore plus incertaine qu'avant) : « 95) le fil à recoudre le beurre 96) La cane flageolante pour vieillards ingambes. 97) Le balai-pagaie permettant de faire le ménage sans quitter son fauteuil. 98) Le miroir en bois pour lendemain d'orgie. 99) Le parapluie retourné que la tempête remet d'aplomb. 100) Le soulier en cirage, toujours impeccable. 101) La valise en plomb qu'il n'est plus besoin de se donner la peine de garnir pour qu'elle pèse. 102) Le sifflet silencieux favorisant l'approche discrète du gendarme et du garde-champêtre malencontreusement trahis jusqu'alors par les stridulations. » Albert Moindre aura eu, avec cette quête du génie, son aventure, son moment de gloire – malgré son nom, malgré son père éclusier qui aurait voulu le voir reprendre son flambeau. Reste qu'à mesure que les rebondissements, renversements dialectiques et autres retournements de situation analytiques se succèdent à un rythme effréné et comique, c'est la nature originelle, du rêve d'Albert Moindre qui prend consistance, car on aperçoit le vide au centre de son existence, un manque et un défaut d'être qui ne peut pas ne pas rappeler celui-là, qu'on cherche à combler à force de fictions (romanesques, théoriques ou religieuses). Comme Albert Moindre on se versera encore longtemps, par l'écriture, la lecture, ou tout autre moyen jugé utile, de quoi au moins nous distraire de ce néant, où l'ultime éclat de rire désespéré de Dino Egger trouvera une résonance particulière.