Magazine Humeur

Lettre ouverte à Mehdi Belhaj Kacem

Publié le 23 avril 2011 par Kasparov
Lettre ouverte à Mehdi Belhaj Kacem
En réponse à mon article concernant son dernier ouvrage Après Badiou, publié par Bernard-Henri Lévy, que l'on trouvera sur ce blog aussi bien que sur le site littéraire du Nouvel Observateur Bibliobs http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110413.OBS1271/tribune-la-haine-selon-kacem.htmlMehdi Belhaj Kacem m'a asséné une longue réponse Critique de la dévotion ordinaire sur le site Strass de la philosophie de Jean-Clet Martin Martin.http://jeancletmartin.blog.fr/2011/04/15/mehdi-belhaj-kacem-critique-de-la-devotion-ordinaire-11007008/
Jean-Clet Martin a bien voulu m'offrir un droit de réponse, publié également sur son site
bloghttp://jeancletmartin.blog.fr/2011/04/23/fabien-tarby-a-mehdi-belhaj-kacem-11045496/

Je reproduis ici cette lettre ouverte :
Dans ta réponse à mon article, tu finis, après maintes éructations et plusieurs mensonges, par résumer le contenu proprement philosophique de ta critique de Badiou, et de ton propre apport. Je cite :
« Ré-épelons tranquillement donc les questions, dans leurs grandes lignes : la mort (et donc la vie), ce n’est rien ? Auschwitz, c’est une « anecdote » (je suis tout de même stupéfait que nul ne le relève à ce jour, et que ça ne choque personne) ? L’Etat « ontologique », ça vaut quelque chose, transféré à la politique ? « Une femme mi-existe (ou m’existe) », c’est une blague abstraite, qui ne tire pas à conséquence, et donc n’a pas à froisser les nombreuses lectrices, plus hypnotisées que les wagnériennes ? En tant qu’animaux, nous sommes éternels ? A l’heure du suicide écologique et nucléaire annoncé, on doit en remettre sur « l’immortel » ? La mathématique se communique-t-elle à E.T. ? Pourquoi la mathématique est-elle le seul accès anthropologique à l’universel positif ? Pourquoi est-elle le seul langage universellement transmissible, mais dans la seule clôture anthropologique ? Les camps de Mao et le divan de Lacan, c’est pareil ? Fabien peut-il répondre à toutes ces questions, et à tant d’autres ? »
Au lieu de perdre mon temps sur un mode pathétique (la réponse que tu m'adresses étant du même acabit que ton livre), et à corriger tes exagérations, erreurs ou mensonges, concernant notre rapport personnel et nos propos privés, je préfère répondre à ces questions. Si le fond de ma réponse sera philosophique, je ne répugnerai pas cependant à quelques remarques plus personnelles, et même au style pamphlétaire, puisqu'avec toi nous n'avons désormais, semble-t-il, pas d'autre choix que la légitime défense, et, pour cela, d'adopter, avec une grâce de hyène que tu as inaugurée, tes propres procédés. J'essayerai simplement de le faire avec un peu plus d'élégance que toi... Ce ne sera pas bien difficile.
« Fabien peut-il répondre à toutes ces questions, et à tant d'autres ? » Mais oui, Mehdi... Répondre ne veut évidemment pas dire ici, dans mon esprit, fournir quelque solution. Mon but est en fait de montrer que les grandes interrogations avec lesquelles tu crois casser l'histoire du monde en deux, et Badiou en quatre, sont en réalité des problématiques que beaucoup de philosophes, lecteurs (ou non, d'ailleurs) de Badiou, ont déjà explorées, avec sérénité. Ce en quoi la boursouflure de ton génie ressemble, en ridicule, au ballon enfantin, à la baudruche que l'on crève par l'aiguille...
Au final, voilà donc la question que je te pose, Mehdi : si on laisse de côté le publicitaire, l'insulte permanente, l'évidente virtuosité et érudition dont tu es capable, que reste-il, au fond, de ta pensée propre ? Quelque chose, bien sûr. Mais il faudrait que tu comprennes que lorsque l'on réduit ton livre à sa quintessence proprement philosophique, et donc, tu l'affirmes toi-même, à ces quelques questions - à supposer qu'on y parvienne sans être trop écœuré par tes procédés et lassé par le foutoir structurel de ton ouvrage - il ne reste de tout ça que quelques topoï, autour d'Alain Badiou, connus de bien d'autres philosophes. Tandis que tu t'immoles avec ridicule en immortel penseur dans le foyer d'un génie capable, pour notre temps, de les poser, ces questions. Tout le problème de ce que tu fais en ce moment (tu as pu par ailleurs écrire des livres très intéressants, mais toujours en bouillie structurelle et en boursouflure d'ego), c'est précisément de te prendre pour LA poule aux œufs d'or conceptuels. L'affect est par ailleurs devenu désormais ta pensée même. Et c'est précisément la raison pour laquelle tu te prends pour une telle poule... Relativisons donc un peu, un exercice tout à fait étranger, je le sais, à ta guise. Répondons à ces questions par lesquelles tu résumes le grandiose de ton dernier Opus.
Commençons par le problème ontologie/mathématique. Après avoir longtemps affirmé (mais sans jamais t'engager dans les formulations formelles en tant que telles), et cela dans de nombreux textes, ton plein accord avec le fondement de la pensée de Badiou, selon lequel le dicible de l'ontologie s'accorde aux mathématiques, à la théorie des ensembles, et celui de l'apparaître à la logique, tu sembles soudain en douter.
« La mathématique se communique-t-elle à E.T. ? Pourquoi la mathématique est-elle le seul accès anthropologique à l’universel positif ? Pourquoi est-elle le seul langage universellement transmissible, mais dans la seule clôture anthropologique ? », m'écris-tu publiquement.
Oh ! Quelle bonne et impressionnante question. Les extra-terrestres, les mathématiques, et nous, c'est la question que je pose pédagogiquement à mes élèves de Terminale tous les ans, comme beaucoup de mes collègues, lorsque nous réfléchissons à la démonstration et aux mathématiques. N'importe quel étudiant en philosophie y reconnaîtra la grande controverse entre le platonicisme et l'intuitionnisme, ou l'empirisme, en philosophie des mathématiques. Mais aussi bien la différence de rapport aux mathématiques entre Platon et Aristote. C'est donc cette question, tout simplement, que tu nous poses avec grandiloquence. Une telle découverte donnerait raison à la fameuse formule (un peu exagérée, mais qui a son fond de vérité...) selon laquelle toute l'histoire de la philosophie n'est qu'un ensemble de notes en bas des textes de Platon et d'Aristote. Tu es particulièrement érudit, mais on se demande parfois s'il ne te manque pas, dans ta manière de concevoir la philosophie, la connaissance des grandes structures de notre discipline. Tu devrais, toi qui es un grand lecteur, t'acheter un manuel de Terminale L, ou y revenir, si c'est déjà fait ; tu verras, c'est pas mal les bases, ça met les idées au clair, et permet de saisir les structures conflictuelles de notre discipline avec un recul sain. C'est sans doute faute de cela que ta pie conceptuelle croit découvrir et voler dans le nid de l'ontologie des diamants quand tu n'es, dans la basse-cour, que poule au vers. Monsieur se plaint de n'être point lu. Monsieur nous explique que la lecture de L'être et l'événement lui a permis d'accéder à une transe d'un nouveau genre, à quelque chose comme le troisième mode de connaissance de Spinoza, peut-être bien. Alors OK, prenons la page 40 d'Evénement et répétition.Tu y écris que « la définition correcte du zéro est qu'il est le nom du vide, ou la forme de Ø,{Ø} » . Ceci est complètement faux, comme tout mathématicien ou philosophe des ensembles le sait. Tu confonds 0 et 1 en théorie des ordinaux ! Et c'est là une erreur de primate, pas un point de détail. Il est tout de même curieux que toi, qui as tout compris au système logico-mathématique de Badiou, ait pu commettre une telle erreur.
Et lorsque tu expliques que j'ai fait « mon miel de tes ouvrages » (tu as été le premier à comprendre Badiou, et aujourd'hui à le dépasser, et blablabla) en publiant en 2005 ma Philosophie d'Alain Badiou et Matérialismes d'aujourd'hui, il me suffit simplement de te répondre que je n'avais pas lu une ligne de toi au moment de ces publications (car, oui, on peut se passer de tes livres) et que j'y travaillais, du reste, depuis des années. Encore un fantasme kacémien ; mais il est vrai que tu es un de ces rares auteurs qui, dès le début, a voulu son grandiose adjectif « kacémien », et l'a répandu dans ses ouvrages pour mieux nous convaincre de sa grandeur – effectivement, je me vois très bien écrire mon prochain livre en délivrant toutes les deux pages du « tarbien » ou de la création proprement« tarbiesque », afin de convaincre le lecteur sensible à la poudre aux yeux plus qu'au fond, de ma propre et définitive innovation. Cette méthode Coué ne concerne que ta propre angoisse d'être simplement un auteur, parmi d'autres, ce qui n'est déjà pas si mal... D'ailleurs, tu es d'avantage un écrivain qu'un philosophe, et c'est ce brouillard qu'il nous faut dissiper si nous voulons évaluer correctement ta pensée...
Sur le fond, à propos de ta remarque sur les mathématiques et l'ontologie, il y a deux questions : la première est immanente à la philosophie des mathématiques, comme on dit. La deuxième interroge les possibilités de la mathématique pure à saisir la matérialité physique ou biologique. En ce qui concerne la première, rien de neuf, cher Mehdi, sous ton soleil d'avant-garde. Intuitionnisme de Brouwer/formalisme de Hilbert, platonicisme de Platon-Badiou, sans parler de la phénoménologie extrêmement prudente de Desanti dans Les idéalités mathématiques, du mysticisme final du transfini de Cantor lui-même, des travaux de Cavaillès et de Lautman. On ne peut que te recommander, avant, littéralement, de péter plus haut que ton cul, la lecture de Salanskis, et du meilleur philosophe des mathématiques de notre génération, dans notre beau pays, (à mon avis et à ma connaissance), Pierre Cassou-Noguès qui m'a expliqué un jour, de vive voix, entre nous, au Collège international, après ma conférence, que je me plantais concernant mon interprétation de Cavaillès. Ce que j'ai pris très au sérieux, et comme un conseil amical et philosophique auquel j'ai réfléchi – il avait raison -, tandis que toi, Mehdi, tu nous expliques simplement ton humiliation pour un rien (pour rien, à vrai dire) à l'ENS. Tu peux aussi lire le travail précis et en réalité très impertinent à l'égard de Badiou de David Rabouin, t'instruire de sa conférence à ces « Journées Alain Badiou » que tu as désertées au dernier moment. Mais sûrement parce que ce n'était pas les Journées Mehdi Belhaj Kacem...
Toi qui m'as expliqué, la première fois que je t'ai rencontré, que mon livre, certes imparfait, sur le rapport Deleuze/Badiou Matérialismes d'aujourd'hui, ne t'avait rien apporté, « rien appris » tu devrais mesurer l'ironie qu'il y a eu, de ma part, 5 ou 6 fois, à t'honorer du titre de génie (et non pas sans cesse, comme tu le prétends, de même que je n'ai pas insisté pour le livre d'entretiens, et que je voulais un dialogue à part égale, plus qu'un livre, à proprement parler, d'entretiens avec toi, ce que tu as refusé en m'expliquant que l'éditeur que nous avions contacté ne m'estimait pas à ta hauteur, cela pour mieux dissimuler le fait qu'il ne te proposait, si le livre se faisait, qu'une maigre avance, et qu'il n'était pas, en fait, très intéressé par le projet même d'un livre d'entretiens avec toi ; arrête donc tes mensonges) D'ailleurs, ce n'est pas le problème : évidemment que tu as une position dans la philosophie contemporaine (nous sommes si peu nombreux, de toutes les façons, à la pratiquer). Mais cesse de croire que la Voie Lactée t'a enfanté en exception. Si tu voulais parler, de l'intérieur, du problème de l'usage des mathématiques et de la logique chez Badiou, au lieu de commettre une si grossière erreur à propos de l'ensemble vide, du zéro, des ordinaux, que celle que j'ai relevée, et te contenter (avant ta crise d'adolescence tardive) d'affirmer que oui, décidément, le dicible de l'ontologie est la mathématique, tu te mettrais aux mathèmes. Dans ce domaine, tu n'as rien prouvé. Cassou-Noguès et David Rabouin t'apprendraient l'étendue de ton ignorance. Même Rémy Bac, avec lequel, et c'est une litote, je n'ai pas envie d'aller boire une bière demain, en a fait quinze fois plus que toi dans ce domaine dans son Organon Logique, injustement non encore publié. Tu lui as d'ailleurs immédiatement expliqué, quand il nous a communiqué cet incroyable travail, après lecture ou parcours, que c'était pas terrible et, pour faire dans tes genres de procédés – car on ne va plus se gêner, polémique oblige – tu m'as écrit que tu te demandais « s'il était si intelligent que ça. » Ah ? Il te faisait soudain de l'ombre, par sa pertinence conceptuelle, et sa puissance propre ? Soyons clair : Rémy Bac et moi ne nous supportons plus, humainement. Du moins, nous taisons-nous, après avoir passées de longues et vivifiantes heures au téléphone. Mais j'ai toujours dit que son Organon était plus intéressant que ton Esprit du nihilisme. Je lui ai dit, ainsi qu'à d'autres membres de l'Antiscolastique de l'époque. Et je le maintiens. Au moins sa critique de Badiou est-elle, dans l'écriture et la conceptualisation, dans ce manuscrit, d'un tout autre niveau que ta dernière parution. Bac ne fait pas dans l'ego écorché et la mégalomanie quand il écrit – je dis bien : quand il écrit. Il pose les problèmes, sereinement ; je peux le dire même si lui et moi ne nous supportons plus humainement.. C'est ça le principe de distinction affect/concept dont j'ai parlé dans mon article du NouvelObs.fr. Mais je doute que tu puisses entendre cela. Une amie à moi, à la fois très informée de nos travaux et extérieure au microcosme philosophique, m'a dit hier que te lire en ce moment rendait « inquiet » à ton égard. Tu devrais mesurer ce qu'il y a de sobre et cependant de profond, implicitement, dans la courte réponse d'Alain Badiou, lorsqu'il explique que tu es « moralement corrompu. » Saisis bien, mélomane que tu es, toute la polyphonie de l'expression, cher Mehdi. Tu es tout de même quelqu'un qui m'a expliqué que passer seulement 3 jours à l'hôpital psychiatrique n'était pas suffisant pour marquer les biographies qu'on te consacrerait, probablement, je suppose, pendant des siècles et des siècles.... Mais tu vas venir nous expliquer que c'était une blague comme ta revendication délirante de la moitié des droits d'auteur de Badiou, et de sa reconnaissance. Mouais, les blagues ont toujours une marge de vérité...
Allons plus loin dans la série des petits meurtres entre amis et dans le genre dans lequel tu excelles désormais : la divulgation et l'absence de tout respect pour la distinction privée/publique. Car Okay, Fight fire with fire, comme disent les anglais. Tu lui avais écrit une sale lettre, à Bac, quand tu as voulu le virer de l'Antiscolastique, tandis que Bac demandait que ce soit moi qui soit viré, une lettre dans le genre de celle que tu viens de m'adresser, et à laquelle je te réponds sur le même mode, parce que je n'ai plus l'âge de me faire éclater la gueule à ta récré, vois-tu, et que tu nous autorises, par tes procédés, à répondre à l'abjecte par le personnel et le privé ; tu n'aimes plus que les poubelles, mais t'inquiète : les autres peuvent aussi procéder comme toi. Tu vois, c'est tellement facile que je ne m'en prive pas. Malgré mes propres rapports humains difficiles avec Rémy Bac, à l'époque, je l'avais trouvé odieuse, cette lettre à son égard ; j'ai dit à Nicolas, à l'époque, que si j'avais reçu de la part de quelqu'un une telle lettre, je ne l'aurais pas pardonné à son auteur ; le ton de ta réponse à mon article ne m'a donc pas étonné. C'est tout ce que tu sais faire, désormais. Et puisque tu t'en prends à la vie privée des gens, que tu rends publiques les conversations et les petites histoires humaines, que l'on sache, avant que tu viennes nous expliquer que Badiou est un dictateur, que tu t'es conduit comme tel, en exigeant tout à coup la fin de l'Antiscolastique, et de notre site, dont la construction m'avait du reste demandé, techniquement, beaucoup de travail, cela sans même te poser la question du respect de tes collaborateurs et des textes qu'ils avaient publiés (Ce pour quoi, avec Nicolas Floury, Valentin Husson et Julien Rousseau, nous avons créé Anabase, pour conserver nos textes et continuer, sur des bases saines et réellement amicales, sans toi – ni Rémy. Non, tout cela n'avait aucune importance pour toi, le travail de tes amis ou « semi-proches » comme tu dis ; ton seul problème, c'était toi et ta psychose à l'égard de Badiou. Après nous avoir expliqué pendant des années que l'Antiscolastique, ce n'était pas toi, mais une procédure collective, tu es venu exiger d'un coup l'Harakiri, en m'écrivant que l'Antiscolastique, « c'était toi. » Tous les problèmes de l'Antiscolastique tournaient autour de la question de la direction et de la ligne, à cause de vos ego, à toi et à Rémy. Mais tu as merveilleusement résolu le problème. En Kamikaze dictatorial pour ton propre et seul compte. « Je romps avec Badiou, donc tout doit disparaître. » L'altérité et la pensée des autres, tu n'en as donc rien à faire. Arrête alors de donner des leçons à l'infâme Badiou. Car qui a un peu travaillé avec toi est immédiatement mort de rire....
En tout cela – j'en reviens à la question ontologie=mathématique -, Alain Badiou a raison de te traiter de « paresseux ». Non pas que tu ne sois pas un grand travailleur. Tu l'es. D'ailleurs, j'ai beaucoup d'admiration pour ta trajectoire dans l'existence. Mais tu n'affrontes pas la question proprement mathématique, tant tu es pressé de nous prouver que tu es le V.I.P de notre petit milieu. Tu ne te demandes pas, parfois, si l'axiome de choix a quelque chose d'étrangement événementiel ? Si le fait d'affirmer que l'ontologie est un monde est problématique ? S'il ne peut pas y avoir d'autre modèle du générique que la médaille Fields de Cohen ? Ou ce que vaudrait l'ensemblisme de Quine. Non. Tu n'as pas cette patience, bouffé par ton ego et tes problèmes de reconnaissance, par ce syncrétisme d'autodicate (et c'est admirable d'être autodictate) que tu retournes toujours dans ton sens. Or, c'est ce chantier qu'à ouvert pour nous Alain Badiou. Je l'ai souvent dit : qui ne se place pas au niveau logico-mathématique de son œuvre ne fera que de la poésie, dans sa critique de son système. .
Deuxième question à ce sujet (cette invention grandiose, à nouveau, de ta part) : le rapport mathématique/réel. Ah bon ? Belhaj Kacem redécouvre donc la tension Deleuze/Badiou, après nous avoir tant de fois expliqué l'infériorité de Deleuze. Impressionnant, il est vrai ! Et même terrifiant de novation ! Mais on l'a trouvera exposé sereinement et sérieusement dans de nombreux textes. Non seulement c'est la question (y compris par rapport à la phéno idéaliste) que je pose dans le dernier chapitre de ma Philosophie d'Alain Badiou, Horizons, mais ce thème circule partout. Zizek l'expose très bien, à sa manière, dans ses entretiens avec moi, quoique tu en dises. Tu ne nous feras pas croire que ce désir de concrétude est ton innovation propre. J'ai moi-même posé cette question (celle de la physique, de la biologie) dans ma conférence à l'ENS d'Octobre. Sans parler du rapport entre Quentin Meillassoux (son Après la finitude) et Badiou, par lequel tout le problème de la physique est introduit. Tiens, voilà ce qu'il te faudrait, écrire à sa manière, je dirais en sonate plutôt qu'en rhapsodie de confusion. Je te souhaite de t'élever à cette précision et profondeur, dont est exclue toute rhétorique inutile, et dont les anglo-saxons ont bien compris l'intérêt...
Par exemple, ta théorie du temps ne vaut rien. Tu sembles n'avoir rien compris au rapport entre la spatio-matérialité et la temporalité (dans mon langage) qui fonde la subtile différence entre la mathématique et la physique. Pour preuve, ces chapitres d'Evénement et répétition où tu t'extasies sur une unité temporelle multiple d'un nouveau genre que tu aurais découverte. Dans l'esprit du nihilisme tu assènes que le temps est la condition subjective de l'ontologie. Tu n'as donc rien compris ! Le temps est ce qui empêche la mathématique d'être absolue, de réaliser simultanément tous les possibles. Et c'est ça la physique. Le temps n'existe pas, mais scinde cependant physiquement la spatio-matérialité mathématique (Brouwer étrangement réactivé). Voilà une des questions que l'on peut poser à Badiou au lieu de se pencher sur notre grandeur propre, ta pratique ordinaire.
« En tant qu'animaux nous sommes sommes éternels ? A l'heure du suicide écologique et nucléaire annoncé, on doit en remettre sur « l'immortel » ? » écris-tu.
Comment quelqu'un qui connaît aussi bien la pensée de Badiou que toi peut-il nous expliquer que l'animal est immortel, dans son système ? Jamais il n'a été question de ça. Ce n'est pas l'animal qui est immortel, mais la capacité de s'élever, en lui, à la vérité d'un événement. La distinction entre « animal humain » et « sujet » est fondamentale chez Badiou, et certes tranchée, au point qu'elle me fait souvent penser à quelque chose d'aussi abrupt que la séparation chez Descartes entre res extensa et res cogitans. Mais tu sais tout ça, de même que tu sais qu'il y a cependant une grande différence, car si la dualité est chez Descartes individuelle, quoique très problématique, déjà (l'âme et le corps), elle est beaucoup plus complexe et trans-individuelle chez Badiou. Mais ne viens pas, dans ce cas, nous raconter que Badiou nous explique que le corps et l'affectivité de ce qu'il nomme « l'animal humain » sont éternels, sur fond d'inquiétude écologique et nucléaire (c'est à la mode, c'est sûr). Il est quand même incroyable qu'un philosophe de ta classe mélange tout dans son livre et nous explique que Badiou croit sérieusement à une sorte d'immortalité qui viendrait des progrès de la médecine (pour les plus riches). C'est d'ailleurs tout à fait probable, sinon qu'il sera difficile de nous refaire un cerveau neuf ou personnel ; c'est une certitude matérialiste, au sens le plus obvie du terme. Mais Badiou n'a jamais employé le terme d'éternité en ce sens là, mais au sens d'une participation à la vérité générique, d'incorporation. Comment peux-tu mélanger les deux registres, quand tu prends cet exemple dans ton livre, lors même que cette distinction est évidente chez Badiou – et que c'est cela même qui pose problème ? Si tu n'es pas aveugle sur ce point, tu es alors de la pire mauvaise fois...
C'est là où l'on retrouve ton rapport à Zizek, et la virulence narcissique et méprisante par laquelle tu nies toute influence de ses idées sur toi. Relis simplement le chapitre d'A travers le Réel que nous avons consacré à Badiou. T'as inventé quoi, alors ? Zizek a posé ce problème bien avant toi, et, évidemment, bien avant mes entretiens avec lui. Toute illuminée qu'elle soit de ton génie de rhéteur, ta théorie de la transgression, je le répète, n'est que découverte du fait culturel humain.
Bien sûr, cependant - et c'est son ''toutou'', ainsi que tu m'appelles désormais, qui te le dit - que c'est, chez Badiou, un problème fondamental, cette distinction tranchée entre animal et sujet en nous ! C'est le point dualiste de Badiou, et les dualités ont toujours pour elles la clarté mais la confusion, depuis Descartes, quoi que ce dernier en ait dit. Tout le monde le sait. Tu crois encore avoir enflammé l'herbe narcissique de ton pétard mouillé avec ça ? J'en ai discuté avec bien d'autres que toi, ces « spécialistes » que tu dénigres, et en toute amitié, en prenant un bol d'air ou un café. Tu peux d'ailleurs lire un article, sur le site de Nessie, que j'ai écrit à ce propos, et je suis loin d'être le seul à avoir abordé ce problème. C'était sain, ces conversations, contrairement à ton bouquin, qui est une bouse ; tout le monde dans le petit milieu le sait déjà. Regarde les critiques parues et ne nous parle pas d'éloge concernant ton grand ouvrage, il n'y en a pas, à ma connaissance, sinon chez tes groupies, of course, et, comme par hasard, dans le Point, où BHL tient son indigent bloc-note.
Tu nous bassines, sinon, avec le machisme de Badiou. Moi, je ne répugne pas, y compris avec mes amies, aux blagues dans le genre, qui les font rire, la plupart du temps, parce qu'elles savent justement de quoi il est question, dans le rapport sublime et dérisoire entre le masculin et le féminin. J'aime tout autant leur rappeler la nullité du mâle, avec le même humour, je l'espère. Toi, le grand concepteur de l'ironie, tu ne vois donc pas ce qu'est un second degré ? Toujours la même confusion chez toi : la confusion entre l'homme et la pensée dont il est capable, malgré son animalité humaine. Alors, soyons sérieux. Trouve moi un seul texte de Badiou qui soit de mépris à l'égard des femmes. C'est tout le contraire ! J'irais d'ailleurs, moi-même, moins loin que lui dans son éloge de cette procédure de vérité événementielle, l'amoureuse. Deleuze dit une belle chose, que l'on sent quand on est amoureux, qu'une femme est pour un homme non pas un être, mais un paysage, un parfum, un monde, en fait. Badiou va plus loin encore. Il va jusqu'au bout de cette intuition. Badiou place l'amour, par-là, à la hauteur des sciences, de l'art, et de la politique. Qu'il ait choisi d'utiliser (les lecteurs précis le savent) le symbole féminin (♀) pour désigner, dans L'être et l'événement, la vérité générique des conditions, telle qu'on peut ontologiquement en penser quelque chose, les structures générales, suffit à montrer tout cela. Je te fais confiance, en tant que génial penseur du masculin/féminin. Tu excelles effectivement dans ce domaine ; il t'arrive d'être en effet génial, par éclairs, plus que par construction... (eh oui, ce n'est qu'un adjectif, « génial », que les jeunes emploient dans les cours des lycées, pour un oui ou un non, dans le style : « il assure grave ») Mais je te renvoie quand même à l'article critique de Julien Rousseau sur notre site Anabase, sobre, précis, clair (des qualités qui te manquent à chaque fois, génie) sur le rapport amitié/amour chez Badiou. Voilà un texte intéressant. Et qui te rappellera, une fois de plus, que tu n'es pas le seul, ni même le premier, à avoir découvert la distance critique à l'égard de Badiou.
Reste maintenant (je ne veux pas être trop long) la question politique, celle qui excite les médias et qui constitue la seule besace de compréhension de l'œuvre de Badiou de la plupart des gens, des honnêtes gens – ceux qui n'ont pas étudié l'être et l'évenement et logiques des mondes -, et même d'un certain nombre de philosophes qui trouvent ridicule mon affirmation selon laquelle Badiou est un classique, au même titre que Spinoza ou Leibniz de par l'usage qu'il a fait, en ontologie, des mathématiques et de la logique les plus pointues de notre temps.
Commençons (pour finir) par ta charge sur la théorie de l'existence de Badiou, justement parce qu'elle se rapporte, à la racine, au problème de la politique. On dirait que tu es une petite fille qui découvre soudain la condition humaine, et s'en révolte. Je te cite : « La mort (et donc la vie), ce n’est rien ? Auschwitz, c’est une « anecdote » (je suis tout de même stupéfait que nul ne le relève à ce jour, et que ça ne choque personne) ? » C'est là où je vais prendre le risque, dans le paragraphe suivant, d'être plus matérialiste que Badiou, et, par cette réponse, à cause de sa lucidité, de me faire traiter, éventuellement, de tous les noms, et certainement, injustement, si quelques lecteurs idiots réagissent, d'antisémite.
Ce qu'il y a à penser dans l'extermination perpétrée par les nazis, ce n'est pas le nombre (disons 6 millions de morts), mais la manière, le mode, la mort industrielle, la haine distribuée avec une sorte d'indifférence placide que l'homme voue en général aux insectes – ne viens donc pas comparer les propos de Badiou et les miens avec le ''point de détail'' de Le Pen. La seconde guerre mondiale a fait de 35 à 70 millions de morts – nous n'avons que des estimations, ce qui résume parfaitement ce que je veux dire. La grippe espagnole de 1918 a fait 20 millions de morts. 6 à 9 millions de gens meurent chaque année de maladie et de faim dans le monde, par indifférence. Le Rwanda n'est pas si loin, etc. Et nous sommes de toute façon 6 milliards d'êtres humains qui vont bientôt mourir – y compris ceux-là mêmes qui naissent à l'instant où j'écris cette ligne.
Un matérialiste, c'est quelqu'un qui arrive, d'abord, à digérer ça, le réel, sans faire sa petite fille émue – ça n'empêche pas l'angoisse face au réel, dont nous souffrons tous, et que Badiou a toujours reconnue (cf. sa Théorie du sujet). Je te rappelle ma distinction, dans Démocratie virtuelle, entre le « nihilisme relatif », produit par la société de consommation (pour faire vite) et le « nihilisme absolu », capable de cette conscience, et qu'il est nécessaire de traverser pour comprendre quoi que ce soit à la vie, y compris, je vais y venir, à la politique.
Si tu préfères en revenir à l'être-pour-la-mort de Heidegger, ou à la « ressemblance cadavérique » d'un Blanchot, eh bien très bien. Ce à quoi ouvre Badiou, c'est justement au courage de saisir cette condition de l'être humain, et cependant à la réalité non théologique, mais immanente, de l'infini, et puis, surtout, à la possibilité, malgré tout, malgré les structures et la mort, d'une autre chose, d'une humanité, ce qui s'appelle, par exemple, événement, fidélité, incorporation, vérité, Idées. Cela nous apportera quoi d'en revenir à l'être-pour-la-mort et au Mal. Oui, tu inspectes, tu fais, à ta manière ton phénoménologue, ton naturaliste. Tu réactives en fait une phéno existentielle contre Badiou. Et puis ?
C'est seulement, il me semble, si on comprend cette grande lucidité badiousienne sur la condition humaine que l'on comprend l'intransigeance de ses positions politiques. Badiou, c'est la lucidité matérialiste et cependant le courage idéaliste (un peu trop, à mon goût, mais que je reconnais nécessaire). On ne voit pas ce que ton livre apporte, par rapport à cela. Tu fais du bouillon de sorcière, tout au plus.
Alors, bien sûr, à partir de cela, les questions qui se posent sont celles de l'inhumanité, du mal, des moyens politiques, du prix (ou de la dignité) de la vie individuelle d'un être humain. C'est au fond ce que tu as compris. Ce que tu as à nous dire. Je suis d'ailleurs entièrement d'accord avec toi, soit dit en passant, pour dire que la formalisation par Badiou de l'Etat comme représentation, au sens mathématique, ensembliste du terme, est insuffisante. Mais ça, c'est aussi bien ce que me disait déjà Rémy Bac au temps où nous prenions plaisir à discuter.
Tu n'es donc plus communiste, parce que Mao, Staline, Pol Pot ont fait du Mal. Ah, bon, la traite des Noirs, la colonisation de l'Amérique, le Viet-Nam, c'était mieux... La transcendance des Idées, tu ne veux plus la mesurer qu'à l'immanence de la merde inévitable et effective. Cela ne te mènera pas très loin, à la longue, en tant que philosophe, tu sais, parce que tu ne pourras que contempler ce malheureux monde comme il va, et faire des chroniques sur les faits. Une distinction toute simple de Démocratie Virtuelle (mais c'est toujours ça qui te manque, les idées claires et simples) est celle que j'établis entre descriptif et prescriptif. Tu sais, moi, je fais dans le clair, n'ayant pas ton génie rhétorique et vain ; d'ailleurs, quand ton fiel sera épuisé, la meilleure chose, sur cette route, qui puisse t'arriver est du côté du style de maître Derrida...
Tu as perdu ce courage, effectivement problématique, et par rapport auquel moi-même j'ai été ambigu dans Démocratie virtuelle (c'est dire qu'in fine je te comprends) de te dire communiste. OK, c'est le grand problème de notre génération, entre ceux qui endossent le mot, et ceux qui disent : « Oui, je suis communiste, mais chut ! Il nous faut un autre mot). Vois dès lors comment tu vas distribuer le triangle éternellement problématique entre les trois Idées politiques, l'égalité, la liberté, la propriété privée, tandis que Badiou (c'est ma différence, là dessus, avec lui) fait de l'égalité la Vérité. Pour moi, c'est la triangulation qui est elle-même la vérité générique de la politique. Mais je ne renonce cependant pas à l'Idée du communisme, à réinventer... Car ce triangle est aussi historique, contingent, changeant. Et c'est l'Egalité, aujourd'hui, qui doit orienter la Liberté.
Bien à toi, cher Mehdi.
F.T

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